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16 juin 2007 — Jusqu’ici, la politique du “all options are on the table”, signifiant en réalité que les USA sont prêts à utiliser la force contre l’Iran et même sur le point de le faire, était considérée comme le signe ultime de ce que la politique US de GW Bush peut envisager de plus extrémiste. Il s’agissait d’une politique considérée comme “hors de contrôle”, une politique folle, les USA basculant dans la fuite en avant préconisée par les néo-conservateurs et leurs soutiens. Insensiblement, ces dernières semaines, la perception a changé.
Cette étrange “option” est devenue une part d’un jeu politique où d’autres que les USA (et les Iraniens par la force des choses) sont parties prenantes, et où d’autres que les extrémistes à l’intérieur de l’administration GW Bush sont également parties prenantes à Washington. Cette attaque contre l’Iran est aujourd’hui considérée comme politiquement “possible” et cette option doit être évaluée en fonction de cette nouvelle perception.
Mentionnons plusieurs faits qui, à notre sens, alimentent cette analyse.
• L’avertissement (le second du genre) lancé le 14 juin par le directeur de l’AIEA, Mohamed ElBaradei, est une marque notable du sérieux de cette situation. C’est ès qualité (en tant que directeur de l’AIEA), au sein de l’assemblée de son organisation, que Mohamed ElBaradei a lancé l’avertissement qu’une attaque serait «un acte de folie», alors que le premier avertissement n’était qu’une simple déclaration à la BBC.
• Dans un article du 15 juin pour IPS, Jim Lobe fait le procès de la catastrophique politique US au Moyen-Orient : «Four years after the emergence of the first signs of a serious insurgency in Iraq, U.S. President George W. Bush finds himself beset with major crises stretching from Palestine to Pakistan.» Lobe note que les derniers développements dans la bande de Gaza ont encore aggravé la situation générale et réduit à néant les espoirs de l’administration US de réunir des pays arabes modérés (Egypte, Arabie, Jordanie) contre l’Iran. «“There's a strongly held view among our Arab friends that we don't know what we're doing,” observed ret. Amb. Daniel Kurtzer, Washington's chief envoy to Israel during Bush's first term and now a professor at Princeton University, earlier this week before Hamas' takeover of Gaza.» C’est alors que Lobe introduit l’idée que certains adversaires des USA pourraient effectivement tenter de susciter une attaque de l’Iran par les USA, pour aggraver décisivement la position politico-militaire générale des USA. II est bien sûr question d’Al Qaïda :
«“Al Qaeda today is a global operation — with a well-oiled propaganda machine based in Pakistan, a secondary but independent base in Iraq, and an expanding reach in Europe,” wrote Bruce Riedel, a former high-level Central Intelligence Agency (CIA) analyst, in Foreign Affairs magazine last month.
»In the article, entitled “Al Qaeda Strikes Back,” Reidel, the senior director for Near East Affairs in the White House from 1997 to 2002, predicted that the group would likely set up new operations in northern Lebanon and Gaza and eventually try to provoke “all-out war” between the U.S. and Iran as part of a “grand strategy” aimed at “bleeding” Washington in much the same way that U.S.-backed mujahadin and their Arab allies bled the Soviets in Afghanistan during the 1980s.»
• Un autre élément est la situation interne à Washington. D’une part, l’attaque contre l’Iran considérée favorablement est devenue un sujet d’argument électoral, même chez les démocrates. Cette idée rejoint le constat que nous faisions hier, lorsque nous mentionnions les déclarations faites au cours d’une cérémonie à la gloire de l’anticommunisme, notamment de la part du député démocrate Tom Lantos, exaltant implicitement un antagonisme agressif contre l’Iran. D’autres déclarations, dont celles du sénateur Lieberman (voir le texte de commentaire de Patrick J. Buchanan), montrent effectivement la banalisation de la perspective de l’attaque.
• A l’intérieur même de l’administration GW Bush, le débat est ouvert. On sait depuis trois semaines que le clan Cheney a lancé une offensive pour recommander une attaque. Un article du New York Times et de l’International Herald Tribune signale que loin d’être purement et simplement marginalisée, cette option de l’attaque est désormais débattue âprement. L’extrême faiblesse de la position de GW est elle-même une explication de ce développement : faiblesse politique dans le pays, faiblesse personnelle au sein de l’administration, avec son incapacité de trancher, voire même d’intervenir dans ce débat…
«A year after President George W. Bush and Secretary of State Condoleezza Rice announced a new strategy toward Iran, a behind-the-scenes debate has broken out within the administration over whether the approach has any hope of reining in Tehran's nuclear program, according to senior administration officials.
»The debate has pitted Rice and her deputies against the few remaining hawks inside the administration, especially those in the office of Vice President Dick Cheney who, by some accounts, are pressing for greater consideration of military strikes against Iranian nuclear facilities.»
Entendons-nous bien. Il n’est pas dans notre propos d’avancer qu’une attaque contre l’Iran est devenue plus “facile” ou plus “plausible” aujourd’hui qu’hier (en 2005 ou en 2006, ou encore en janvier-février 2007), lorsque des scénarios d’attaque étaient publiés un peu partout et où l’on vous donnait le jour, voire même l’heure de l’attaque. Au contraire, les USA sont plus faibles que jamais pour effectuer une telle attaque, qui serait plus que jamais également un très hasardeux et très dangereux coup de dés. Mais c’est justement là qu’est le nœud du problème, d’autant qu’on arrive à une date cruciale pour le développement du nucléaire iranien.
Pour certains (le clan Cheney), l’option de l’attaque contre l’Iran doit être poussée maintenant ou jamais. Pour d’autres (Al Qaïda, selon Bruce Reidel), pousser les USA à une attaque contre l’Iran c’est pousser cette puissance dans un piège dont elle ne sortira peut-être plus. On voit bien qu’il n’est pas tant question de capacités militaires que de manœuvres politiques, alors que l’absence de direction politique (GW inexistant) et le climat démagogique (campagne électorale) permettent toutes les spéculations politiques, — ou, pour dire mieux, “politiciennes”.
L’attaque contre l’Iran, jusqu’ici, était un but, un objectif, — un “acte de folie”, certes, mais qu’importe puisqu’il devait au bout du compte pour ses initiateurs constituer le Big Bang libérateur, le moment cathartique où ce qui n’avait pu être accompli en Irak (démocratie partout, McDo envahissant le Moyen-Orient, floraison de Jeffersons moyen-orientaux acquis au Coca Cola et au marché libre, etc.) allait enfin l’être ; c’était même une preuve de virilité pour certains neocons (prôner l’attaque contre l’Iran, c’était “être un homme”, “en avoir” , etc.). Jusqu’alors, c’était un tout ou rien marqué par l’extrémisme de la perception : ceux qui étaient pour, la tête pleine d’images apocalyptiques (“chaos créateur”) et tous les autres qui étaient contre, la tête pleine d’images apocalyptiques (chaos tout court, par conséquent destructeur). Aujourd’hui, l’idée de l’attaque contre l’Iran, — par ailleurs, militairement toujours aussi folle, sinon de plus en plus, — devient politique et enjeu de manœuvres politiques.
Il n’est évidemment pas impossible, sinon tentant, pour ceux qui, aux USA particulièrement, perçoivent sourdement et inconsciemment l’essoufflement tragique de la puissance et de la psychologie US, d’envisager l’attaque contre l’Iran comme une option rédemptrice. La pensée politique de notre temps historique est définitivement incapable d’envisager d’autres perspectives que ces coups de dés à dimension symbolique presque magique, ces incantations pompeuses et irresponsables ; elle est enfermée dans le mensonge nécessaire au virtualisme et dans la vanité (hubris) qui est désormais la seule “stratégie” concevable dans la perspective du déchaînement de puissance depuis le 11 septembre 2001.
Il est aujourd’hui de plus en plus proche d’être définitivement acquis que les USA seront totalement incapables de reconnaître leur défaite en Irak (au contraire du Vietnam, par exemple), choisissant plutôt ce qu’on nomme la “Krauthammer doctrine ”: du nom du commentateur Charles Krauthammer qui, le premier, a développé l’idée, depuis reprise de toutes les façons, selon laquelle la faute de l’échec irakien revient aux Irakiens, qui n’ont pas accepté leur libération, la démocratie, l’américanisation, les “valeurs communes” et ainsi de suite. (Un codicille à la “Krauthammer doctrine” est évidemment l’intervention massive de l’Iran comme cause fondamentale de l’efficacité de la résistance contre les USA et de la guerre civile en Irak.) Cette stupéfiante impuissance psychologique permet effectivement d’envisager une aggravation constante de la situation irakienne par refus d’en reconnaître les limites et les responsabilités réelles, et la perspective politique d’une attaque contre l’Iran comme manoeuvre libératoire. La situation est définitivement différente de celle du Vietnam puisqu’elle a complètement échappé à la réalité.
… De là à la lancer, cette attaque, c’est évidemment une toute autre affaire. Les mêmes freins que décrits précédemment subsistent, voire se renforcent, — y compris les réticences des forces armées, et principalement de l’U.S. Navy qui tient désormais les commandements essentiels (l’amiral Muellen, nouveau président du Joint Chiefs of Staff, l’amiral Fallon, nouveau commandant de Central Command). La perspective est de plus en plus chaotique dans tous les cas envisageables. L’attaque contre l’Iran devient de plus en plus une option de type coup de dés et/ou coup de force à l’intérieur du système, avec les conséquences à envisager de type catastrophique, mais avec la différence que diverses forces s’y préparent en jouant le pire, espérant en tirer des avantages politiques. Comment décrire cette situation sinon comme la possibilité d’un pas de plus en avant dans une situation où le géant américaniste est de plus en plus prisonnier de lui-même, de ses illusions et de sa perception volontairement faussée, approchant le moment fatal. Il s’agit bien d’un essoufflement tragique, de l’impasse de la puissance confrontée à une vision du monde absolument déformée par ses propres phantasmes.
Il est loin (été 2002) le temps où une source à la Maison-Blanche pouvait dire avec une certitude vaniteuse à l’auteur Ron Suskind, lui donnant ainsi une définition du virtualisme : «“That's not the way the world really works anymore,” he continued. '“We're an empire now, and when we act, we create our own reality. And while you're studying that reality — judiciously, as you will — we'll act again, creating other new realities, which you can study too, and that's how things will sort out. We're history's actors . . . and you, all of you, will be left to just study what we do.”» Certains continuent à penser comme cela mais il y a déjà beau temps que l’Histoire a pris sa revanche. S’ils veulent remettre ça avec l’Iran, d’autres sont prêts à recueillir les fruits de cette action et l’essoufflement de cette énorme et monstrueuse caricature d’Empire, de cet artefact anti-historique, pourrait alors bien ressembler, par les conséquences de l’acte au niveau intérieur washingtonien, au spasme ultime.