Début de déconstruction du JSF virtualiste

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Début de déconstruction du JSF virtualiste

14 juillet 2007 — Très récemment, une lectrice (que nous remercions chaleureusement) nous a fait parvenir une dépêche Reuters du 20 juin sur une étude du Center for Strategic and Budgetary Assessments, dont les conclusions ont été rendues publiques ce même 20 juin. L’étude porte comme titre : U.S. Fighter Modernization Plans: Near-term Choices. Elle porte sur les choix des avions de combat des forces armées US dans un contexte budgétaire extrêmement contraint. La “vedette” de ce rapport, au sens malheureux du terme, est le F-35, — notre fameux JSF. Les options qu’envisage ce rapport de Steve Kosiak (expert renommé, nous en témoignons) et Barry Watts (directeur de l’analyse des programmes et de l’évaluation au Pentagone de mai 2001 à juin 2002) impliquent toutes différents stades de réduction du programme JSF, voire, pour l’une, l’abandon du programme.

Le rapport accessible sur le site du CSBA a eu un certain écho que nous qualifierions de “primal” : signalé par telle ou telle agence (Reuters), signalé par divers sites spécialisés, il n’a pas fait l’objet de débats particuliers ou spectaculaires dans la grande presse (MSM et spécialisée), et dedefensa.org a mis du temps à s’en apercevoir. Il est pourtant très important parce que, pour la première fois, il aborde un sujet essentiel jusqu’alors écarté pour le JSF qui est un artefact virtualiste : la réalité. (Plus précisément, la réalité opérationnelle, qui est, semblerait-il, la fonction fondamentale d’un avion de combat.) On comprend alors ce semi-silence. Le débat semi-public n’est pas devenu débat public parce que l’affaire est trop brûlante, trop explosive. Le silence est la mesure de l’importance du débat. La machine RP du complexe militaro-industriel fonctionne bien (même dedefensa.org s’y laisse parfois pendre, — piteux aveu).

Ci-dessous, d’abord, des extraits de la dépêche Reuters du 20 juin:

«The United States should consider slashing the number of Lockheed Martin Corp. F-35 fighter aircraft it plans to buy, largely because it does not have the reach needed to fight well in Asia, a leading military research group said in a report Wednesday [20 June]»

»The private Center for Strategic and Budgetary Assessments voiced fears the F-35, the Pentagon's costliest arms acquisition ever, might crowd out what it called needed investments in longer-range strike capabilities. “China in particular has the strategic depth to locate key facilities beyond the reach of short-range systems.”

»Currently, the radar-evading F-35 Joint Strike Fighter, or JSF, is at the heart of plans for modernizing U.S. air power. At US$299-billion for 2,443 aircraft to be produced through 2034, it is designed to replace the F-16 and a range of other aircraft.

»Acquiring so many F-35s “now seems neither affordable nor needed, and the U.S. buy can probably be reduced by as much as 50% without driving unit costs through the roof or abandoning close allies,” the study said. Acquiring so many F-35s “now seems neither affordable nor needed, and the U.S. buy can probably be reduced by as much as 50% without driving unit costs through the roof or abandoning close allies,” the study said.

(…)

»The chief reason to consider cuts is the short range of all three models being built — conventional for the Air Force; a short take-off, vertical landing one for the Marine Corps; and a carrier-borne version for the Navy's aircraft carriers, the study's authors said. Even with the addition of external fuel tanks and radar- evading standoff munitions, the F-35's unrefueled reach is unlikely to extend beyond 1,500 nautical miles, the study said.

»U.S. strike aircraft setting out from Kadena Air Force Base on Japan's Okinawa Island would have to fly some 1,600 nautical miles to reach Jiuquan, site of China's first spaceport, on the southern edge of the Gobi Desert. All but 200 miles of this distance would be through Chinese air space, the study said.

»Responding to Beijing's Jan. 11 demonstration of an antisatellite weapon, Pentagon officials have voiced concerns about the vulnerability of U.S. eyes and ears in space. “What Jiuquan does illustrate is just how deep inside China some of the targets are located that the United States might wish to hold at risk for purposes of dissuasion and deterrence,” the study said.

(…)

»[The authors] said there was “reason to worry that the JSF's funding requirements will crowd out future investment in long-range strike capabilities,” given scare Air Force procurement dollars.»

Reuters choisit de s’attacher à l’option d’une réduction de 50% des JSF de l’USAF (et de l’abandon du JSF de la Navy?). Le rapport envisage en fait quatre options :

• Abandon du programme JSF et production à la place de 2.443 F-16 Bloc 60 pour l'USAF et de F/A-18E pour la Navy.

• Réduction de moitié de la commande USAF du JSF et substitution par autant de F-16 Block 60.

• Abandon de la version embarquée (F-35C) et son remplacement par des F/A-18E.

• Abandon du F-35C pour des F/A-18E et abandon de la moitié des F-34A de l’USAF pour des F-16 Bloc 60.

A quoi sert le JSF ?

Ce qui nous paraît essentiel dans ce rapport, effectivement, c’est qu’il aborde une phase nouvelle du programme JSF, — ou, plutôt, du commentaire et de l’observation du programme JSF. Il s’agit de l’entrée de ce programme dans la réalité, et, notamment, dans la réalité opérationnelle. Le rapport pourrait alors se résumer à cette question : à quoi sert le JSF/F-35?

L’analyse du programme JSF par Kosiak-Watts se fait dans un contexte résolument stratégique, on l’a vu. Elle se fait autour de l’idée, désormais de plus en plus dominante au Pentagone, que la Chine est la très grande superpuissance de demain, — par conséquent la menace majeure de demain. C’est donc notamment et essentiellement par rapport à elle qu’il faut déterminer la structure et les capacités des forces conventionnelles de très haut niveau.

(Nous donnons ici le raisonnement en vogue au Pentagone, sans le faire nôtre en aucune façon. Nous doutons profondément que la Chine devienne intrinsèquement une “menace” ; nous doutons de la même façon qu’on puisse en revenir d’une façon fondamentale aux guerres conventionnelles de haut niveau. L’extraordinaire effet déstabilisant des crises systémiques qui nous frappent déjà, l’existence de conflits tout à fait nouveaux et si efficaces [la G4G, certes], les interférences des réseaux de communication et les modifications de la psychologie à notre époque sont pour nous des arguments impératifs dans le sens du jugement que nous offrons ici. Mais ce qui nous importe est bien le raisonnement développé ici par rapport au monde washingtonien où les réflexions que nous rejetons triomphent de plus en plus nettement. Nous tenons compte de cela sans aucune restriction malgré nos restrictions, parce que nous jugeons ici de ses possibles effets à court terme sur le destin du programme JSF.)

A partir du moment où la zone d’intervention considérée de manière prioritaire est la zone Pacifique-Asie, la question de l’autonomie d’intervention prime sur toutes les autres parce qu’il sagit d’une zone aux immenses espaces et avec peu de points d’appui. C’est alors que le JSF découvre sa principale faiblesse. L’avion a été conçu dans les années 1993-1994, lorsque le monde se trouvait en pleine post-Guerre froide, lorsque les USA jouissaient d’une hégémonie indiscutable, lorsque la Chine ne se présentait pas comme une “menace” gravissime pour les analystes alarmistes à Washington. L’impératif du programme était de deux ordres :

• Rentabiliser au maximum la modernisation des forces (plusieurs missions pour une seule cellule, un seul avion pour les trois forces, etc.) ;

• Capturer l’essentiel de l’exportation et créer un “marché captif” à l’échelle universelle en faisant entrer nombre de pays alliés dans le programme.

Tout cela supposait des contraintes de logistiques, de prix, des compromis de performances, etc. L’autonomie de l’avion, dans tous les sens du terme, n’a pas eu la priorité. Le JSF est par essence un avion “court”, fait pour évoluer au sein d’un système général beaucoup plus vaste et beaucoup plus puissant. Ce que disent Kosiak-Watts , c’est que la place faite au JSF dans les projections budgétaires menace fortement la mise en place de cette architecture de puissance à longue distance sans laquelle le JSF est complètement réduit à sa position intrinsèque de “nain stratégique”. D’une certaine façon, de ce point de vue, le JSF s’annihile lui-même.

Aujourd’hui, cette situation devient un problème très sérieux, à cause des menaces théoriques qui sont désormais mises en évidence et occupent l’esprit des experts washingtoniens. L’étude Kosiak-Watts répond précisément à une préoccupation stratégique en vogue à Washington.

Bien entendu, cette mise en cause de l’engagement général des forces US en faveur du JSF répond aussi à une préoccupation budgétaire désormais parfaitement identifiée et quantifiée. L’étude Kosiak-Watts pose donc les choix budgétaires des forces en termes stratégiques fondamentaux, selon une logique qui échappe aux pressions quotidiennes de la “guerre contre la terreur” que les forces armées et le Pentagone n’aiment pas. Elle réhabilite les grands systèmes et les conceptions classiques, confortables et opulentes, des hypothèses de guerre selon les vœux du Pentagone. Elle tend à mettre le JSF en accusation, comme le système qui empêche de penser la stratégie selon l’approche favorite de la bureaucratie.

Plusieurs points viennent conforter et renforcer l’impact probable de cette étude et les réflexions qu’elle devrait susciter.

• La question de la participation des alliés est considérée comme bouclée depuis les accords de fin-2006-début 2007. Les alliés ont perdu dans le débat stratégique autour du JSF tout le poids qu’ils ont pu croire avoir dans la phase initiale. La question des alliés ne préoccupe guère Kosiak-Watts et l’aspect des fluctuations des coûts selon les commandes est rondement expédié : «Acquiring so many F-35s “now seems neither affordable nor needed, and the U.S. buy can probably be reduced by as much as 50% without driving unit costs through the roof or abandoning close allies,” the study said.»

• La récente mise en évidence des possibilités d’exportation du F-22 est un facteur important. Elle montre d’une part que le F-22 ne fait pas partie d’un “domaine réservé” qui le réduit aux tâches fondamentales de l’USAF, avec le nombre réduit qui va avec et la nécessité de soutiens importants, — ce qui est la logique qui soutient des achats importants du JSF. D’autre part, l’événement du F-22 devenu un avion exportable ôte au JSF son caractère d’indispensabilité pour l’équipement des alliés et l’investissement des marchés et leur transformation en “marchés captifs”. (Sur cette évolution du F-22 par rapport au JSF sur les marchés d’exportation, voir nos analyses en français et en anglais.) Bien entendu, la puissance et l’autonomie (en capacités et en distance) du F-22 répondent aux critères essentiels du théâtre Pacifique-Asie (où le JSF n’a pas sa place d’une façon autonome). Le Pentagone ne l’ignore pas et nous ne devrions plus l’ignorer. On n’a pas encore vu le F-22 en Europe, par contre on l’a vu au Japon et l’on sait que la première unité de F-22 basée outre-mer le sera à Okinawa.

• Un autre paradoxe est que les suggestions Kosiak-Watts, qui sont depuis longtemps dans les cartons de l’USAF et de la Navy, prennent à contre-pied le JSF vers le haut (plus de F-22, des F-22 à l’export), mais aussi vers le bas, en réhabilitant pour les tâches stratégiques de complément des 20 prochaines années des avions comme le F-16 Bloc 60 ou le F/A-18E/F.

Ce qui se passe avec l’étude Kosiak-Watts est un début de confrontation du JSF avec la réalité ; ou encore, en termes plus philosophiques (école française), un début de “déconstruction” du JSF virtualiste par rapport aux besoins opérationnels de l’establishment de sécurité nationale washingtonien.