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2369Ces deux rubriques Analyse de notre Lettre d’Analyse dedefensa & eurostratégie (dd&e), des 10 et 25 juin 2007, offrent une définition générale, dans la perspective historique comme dans la situation politique présente, de ce que nous désignons comme la “politique de la morale”. Il s’agit de la politique suprématiste que l’Ouest, sous l’impulsion américaniste, a développée entre 1917-1919 (uniquement les USA) et à partir de 1989-1991 (les USA entraînant les autres)… “Suprématiste”, — à notre sens, ce mot résume tout. Il comprend à la fois la fausseté de la perception du monde, la perversion d’une conception des relations internationales basée sur la force grimée en vertu et en une hypocrite conception du droit, l’ambition illusoire, la vanité absolument omniprésente de soi-même, — bref, la psychologie malade qui caractérise notre civilisation occidentale “anglo-saxonisée”.
La compréhension de cette politique permet de mieux apprécier le phénomène de la fausse occidentalisation du monde, c’est-à-dire de la véritable américanisation du monde. Plus qu’un phénomène politique, comme l’est une politique réaliste, une politique idéaliste ou une politique expansionniste, il s’agit d’un phénomène d’une civilisation malade. C’est un ukase adressée par l’homme moderniste (individualisme triomphant de l’Occident sous la pression de l’américanisme) à l’Histoire pour qu’elle se conforme à sa conception du monde.
Dans ce texte composé de deux parties, nous tentons de décrire une entreprise inouïe de subversion du processus naturel de la civilisation. Nous décrivons à la fois son triomphe et sa chute, car c’est manifestement quelque chose qui devrait être retenue comme une grande leçon de l’Histoire: le triomphe de cette “politique de la morale”, c’est nécessairement aussi son échec et sa chute. Ce n’est pas que le Capitole est proche de la Roche Tarpéienne. Nous irions au-delà encore de cette analyse en avançant que leur Capitole est en même temps leur Roche Tarpéienne. C’est l’illusionnisme de leur virtualisme.
Exploration du fondement et de la définition de la politique extérieure dans notre temps historique, — ce que nous nommons la “politique de la morale”. (Première partie.)
Comment définir la politique extérieure (les relations internationales) aujourd’hui? La question se pose en termes dialectiques qui se sont imposés et qui sont affichés, à notre sens, depuis 1999 et la guerre du Kosovo. Nous définirions l’idée centrale du débat que nous envisageons ici à la lumière de cette appréciation de Vaclav Havel, alors président de la Tchéquie, ancien dissident tchécoslovaque et héroïque, devenu depuis une haute conscience du libéralisme international, — en se demandant: a-t-il gagné au change? Havel, auteur de cette appréciation offrant la description remarquable par sa concision et sa signification de l’offensive aérienne de l’OTAN contre la Serbie (dont le Kosovo): «des bombardements humanitaires».
Il s’agit de l’intrusion massive de la “morale” (une fois entre guillemets pour fixer nos sentiments, ensuite dans sa forme nue) dans la politique extérieure. Nous tentons d’être le plus précis possible dans la définition de l’idée que nous présentons. Nous parlons essentiellement d’une “politique de la morale”, c’est-à-dire une politique gouvernée par la morale, et nullement d’une “moralisation de la politique”, c’est-à-dire une politique plus ou moins nuancée, orientée, etc., selon des considérations morales. On comprend la différence: d’une part la politique impérativement dictée par la morale, d’autre part la politique dans l’élaboration ou la réalisation de laquelle entrent notamment des considérations morales.
Il est vrai que l’Occident s’est orienté résolument vers cette formule somme toute étrange à partir des années 1990, et symboliquement à la fin des années 1990, comme nous l’avons vu. Il s’agit d’un tournant important, qui n’est ni sans signes précurseurs, ni sans zones d’ombre, ni sans contradictions; qui est, finalement, — et c’est l’essentiel de notre propos, — le signe d’une époque, de son esprit, de sa façon d’être. La méthode est absolument révélatrice et, contrairement à ce qu’on aurait pu croire d’abord, elle bouleverse complètement les moeurs des politiques extérieures dans certains cas.
Première manifestation de la “politique de la morale” dans notre époque moralisatrice: les Quatorze Points de Wilson, — explication de texte et explication politique
Pour bien embrasser le phénomène et mesurer sa puissance autant que ses perspectives, il importe de commencer par une approche historique. Selon notre choix et notre analyse, elle est évidemment américaniste. Il s’agit de la politique du président (démocrate) des USA de 1912 à 1920 Woodrow Wilson, ce qu’on nomme “wilsonisme”.
En 1914, l’Europe s’enfonça dans une terrible guerre, la Première Guerre mondiale, — la Grande Guerre. Les USA, puissance montante et déjà affirmée, restaient pourtant hors du domaine du champ de bataille et des enjeux mondiaux qui accompagnaient la bataille. S’il y avait affrontement de puissances, voire affrontement pour une sorte de “direction du monde” (plus que “domination”, sans aucun doute), il se faisait entre les grandes puissances européennes (Allemagne, Angleterre, France, Russie). L’Amérique était encore en retrait.
Trois ans plus tard, tout était différent. Les USA pénétraient réellement sur la scène du monde, pas loin d’être à la première place. Ils entraient dans le conflit. Les causes de cette ascension et de cette irruption étaient diverses. Epuisés par le conflit, les alliés, — surtout l’Angleterre, — s’étaient tournés vers le soutien américaniste et avaient derechef ouvert la porte de la puissance mondiale à l’Amérique.
Certes, les intérêts commerciaux et économiques avec l’enjeu de la puissance qui va avec jouaient leur rôle, notamment dans ceci que les USA avaient dépassé l’Angleterre en 1914, dans le volume des échanges commerciaux mondiaux. Dès 1916, l’Angleterre était débitrice des USA dans une mesure telle qu’on pouvait parler d’un transfert décisif de puissance des Britanniques vers les Américains, selon la définition anglo-saxonne de la puissance (à laquelle l’Allemagne souscrivait, mais non la France ni la Russie). Mais la première raison évoquée était idéologique: la solidarité des démocraties pour la défense de la liberté. Quoi qu’on puisse en penser, cet argument avait un poids considérable. Il tenait chez le président Wilson la première place dans sa pesée des arguments de sa politique et dans l’évolution de son jugement qui le fit passer de la neutralité à l’interventionnisme. Les maladresses allemandes, notamment la destruction de navires comme le Lusitania, firent le reste pour construire un dossier argumenté, solidement campé sur la morale, pour faire basculer Washington dans la guerre, et au coeur du concert des puissances.
Wilson ne prétendait pas nécessairement prendre partie bien qu’il s’engageât auprès des alliés. Ce curieux homme affirma que les USA étaient entrés en guerre, non pour aider ou sauver les alliés, — selon ce qu’on apprécie de son effort, — mais pour défendre le Droit et la morale (ou le Droit en tant qu’affirmation morale fondamentale). Il se trouva, en un sens, que les alliés étaient de ce côté et que l’alliance avec les USA, par conséquent, allait de soi. On comprend que ce n’était pas une alliance au sens strict et que, bien qu’il se battît à leurs côtés, Wilson n’épargnerait aucune critique à ses compagnons d’armes. La “guerre morale” était née. Ce serait d’abord une “guerre juste”, version laïcisée, — comme on dirait homogénéisée, — de la notion chrétienne de la chose. Wilson était un croyant zélé mais c’était d’abord au nom de la morale américaniste et moderniste qu’il prenait les armes. Le goût corsé de la “guerre juste” selon l’Eglise était fortement édulcoré par une sorte d’objectivation moderniste, effectivement bien dans les habitudes de l’époque moderniste.
Bien entendu, la situation semblait être celle d’une hypocrisie complète et c’est l’image qu’on en restitue souvent. Une puissance animant certaines forces et certaines revendications répondant à certains principes, prétendument au nom d’une vertu morale qui lui est extérieure et doit s’imposer à tous (c’est l’objectivation) ; et, pourtant, le résultat qui lui est favorable en termes pesés de “realpolitik”, ce qui se comprend puisque cette puissance est la première à appliquer ces principes, selon un arrangement et une mécanique dont les effets lui sont favorables. La multiplication de l’application de ces principes doit par conséquent multiplier la faveur dont elle jouit. Pourtant, il ne nous semble pas qu’il faille parler d’hypocrisie sinon par inadvertance et inconsciemment. La croyance dans la vertu des principes est réelle et la situation qui favorise cette puissance n’est perçue que comme la conséquence pas loin d’être involontaire de la vertu intrinsèque de cette puissance. En d’autres mots, cette puissance est objectivement vertueuse, ce qui nous conduit à observer que la soi-disant édulcoration de la notion de “guerre juste” héritée de la religion n’est qu’apparence. En réalité, les guerres morales conduites par cette puissance, même si la dialectique qui les accompagne semble plus modérée, sont au moins aussi impitoyables que celles que conduit (conduisit) l’Eglise.
Le résultat, pour l’aventure wilsonienne, est qu’une fois la victoire remportée en novembre 1918, les USA s’installèrent au centre des discussions de paix, tant au nom de leur puissance évidemment dominante avec leurs alliés épuisés qu’au nom de leur magistère moral, — ceci justifiant cela et vice-versa. On comprit alors que la “guerre juste” se prolongerait d’une “paix juste” et que cette “paix juste” se composerait des mêmes ingrédients que ceux de la “guerre juste”. La chose avait moins à voir avec un moment spécifique de l’Histoire (la guerre) et plus avec une politique spécifique qui embrassait toutes les phases et tous les moments d’une politique générale. C’est alors qu’il apparut que le wilsonisme était bien une conception du monde, et la politique du wilsonisme rien de moins que la politique de la morale caractérisant désormais l’époque moderniste. En un mot, il se confirme que le wilsonisme et la politique américaniste de la Grande Guerre éclairent notre époque d’une lumière éblouissante.
La formule de la politique de la morale: parler objectivement pour le reste du monde et manifester ensuite son irresponsabilité pour les conséquences
Wilson s’installait au milieu des négociations de paix, à la fois comme inspirateur et comme juge, suivant également dans cette occurrence cette attitude singulière qui faisait de lui, tout en étant un membre de la coalition alliée qui l’avait emporté, un acteur singulier, presque objectif, promis à dire le Bien et le Juste pour le plus grand profit, — même s’ils l’ignorent encore, — des protagonistes, vainqueurs et vaincus. Wilson fut à la base de tout ce qu’il y a de déstabilisant dans les traités de Paix de 1919 (celui de Versailles et les traités annexes), aussi bien pour le règlement du conflit que pour le bouleversement politique et géographique de l’Europe centrale.
Mais cela, c’est le jugement sophistiqué, le jugement fouillé, voire le jugement après-coup. Wilson n’apparaît pas, sur l’instant, le responsable direct et apparent des imperfections tragiques des traités. On peut aussi bien, et on ne s’en prive pas, accuser Clémenceau et ces Français qui ne pensent qu’à accabler l’Allemagne; le Royaume-Uni qui ne cherche qu’à s’extirper de ses responsabilités continentales; les Allemands occupés à rattraper dans les négociations ce qu’ils ont perdu sur le terrain; les Polonais, les Tchèques, les Autrichiens qui ne sont plus Austro-Hongrois, etc. Pendant ce temps, Wilson est reparti pour Washington, pour une campagne électorale épuisante et un Congrès récalcitrant.
Le parcours de Wilson est exemplaire lorsqu’on le complète avec les accidents de sa fin de carrière. Quelques mois après son retour aux USA, à l’été 1919, il tombera, “ignominieusement” comme dirait Joseph de Maistre, sous les coups d’une santé chancelante et d’une infortune politique qui lui interdiront une troisième candidature. Au reste, toutes ses ambitions sont liquidées. Le Congrès refuse de ratifier le Traité de Versailles et l’entrée des USA à la Société des Nations. Avec le médiocre Harding, plus intéressé par les dames que par la politique, l’Amérique retombe dans l’isolationnisme (“retour à la normale”, slogan de Harding) et les scandales nationaux (le scandale des pétroles du Teapot Dome).
A ce compte, le parcours est effectivement exemplaire de ce qu’est une “politique de la morale”. Wilson et les USA sont intervenus à leur heure dans un conflit dont leurs propres réalités géographiques et économiques les protégeaient. Ils ont profité de ce choix pour assurer leur prééminence sur les combattants alliés exsangues après trois années de guerre sans que, pour autant, leur intervention ait été absolument décisive et ait justifié cette prééminence. (Quoi qu’en disent les fins experts, il est difficile de tenir un tel langage à une nation qui a subi Verdun pour tenir. Au reste, la première intervention sérieuse [une division] des USA dans la guerre prend place en mai 1918 au sein du dispositif français et l’intervention des USA en tant qu’acteur à part entière de la guerre se situe en septembre 1918, avec l’offensive de Saint-Mihiel [1ère Armée US], alors que la guerre est gagnée. L’aide opérationnelle des USA n’a jamais été décisive, — au contraire, peut-être, du renfort psychologique que constituait la promesse de l’apport US, surtout si la guerre avait duré au-delà de 1918.)
Ces conditions ont pourtant permis à l’acteur américain d’intervenir en se parant d’une position objective (aux côtés des alliés sans pourtant épouser complètement leur cause), au nom de principes jugés supérieurs et non pas au nom des intérêts nationaux — même si les siens en sont notablement confortés. Au-delà, les USA apparaissent comme les “faiseurs de la paix”, imposent comme références leurs propres conceptions qui obligent les autres protagonistes à s’arranger selon des facteurs extérieurs à leurs conceptions. Il en résulte, pour ces protagonistes, une situation confuse où personne n’est réellement satisfait, où tout le monde considère avec amertume cette paix qui semble imposée d’En-Haut. (Selon le mot de Bainville, la Paix de Versailles n’est pas assez sévère ou est trop sévère: personne n’est satisfait, personne n’est réduit.) Là-dessus, les USA quittent le théâtre de leur intervention de guerre et de paix en ne tenant aucune de leurs promesses. Ils ne garantiront pas l’arrangement de la Paix de Versailles par une présence militaire, comme Wilson l’avait promis. Ils ne garantiront pas le traité. Ils ignoreront la SDN, créée pour donner à la Paix de Versailles une structure générale de soutien diplomatique et international.
L’exercice avait été réalisé d’une façon convaincante. Il fut complètement laissé en l’état, le juge de paix s’étant complètement retiré (isolationnisme US exubérant des années vingt, Grande Dépression, isolationnisme de défense et de repli des années trente). En un sens, si l’on admet que ce fut effectivement les principes d’une morale qui furent imposés par Wilson, la guerre de la politique de la morale avait été parfaitement menée. D’une façon involontaire (Wilson ne voulait évidemment ni le refus du Congrès, ni l’isolationnisme qui suivit), le schéma de la politique de la morale est complètement respecté. Par la force des choses, c’est à la force de la morale qu’on laissa toute la responsabilité de garantir une bonne application de la Paix de Versailles. La responsabilité de l’évolution de l’entre-deux-guerres et de la catastrophe de la Deuxième Guerre mondiale repose substantiellement sur celui qui imposa ses principes à cette période.
Laissons de côté l’épisode qui s’enchaîne directement, entre le milieu des années trente (accession de Hitler au pouvoir et affirmation des visées expansionnistes de l’Allemagne) et la chute du Mur de Berlin. Il s’agit d’un enchaînement si serré qu’il faut considérer comme étant d’une seule pièce cet épisode 1935-1989, — avant-guerre, Deuxième Guerre mondiale, Guerre froide. Pendant cette parenthèse, il ne peut plus être question d’une politique de la morale dans la mesure où plus personne ne peut prétendre à une position géopolitique telle qu’elle lui permette de jouer le rôle du juge de paix.
Après la chute du Mur, revoici la politique de la morale, sous le nom de “néo-wilsonisme”: mêmes atours, même brio, même bonne conscience et même dégoût de la responsabilité
En 1989-91, avec la chute de l’URSS et du communisme, les choses changent radicalement. La répartition des puissances héritée de la Guerre froide, — celles qui subsistent et celles qui se sont écroulées, — fait qu’on retrouve la sphère occidentale, et les USA en tête bien sûr, dans une position de supériorité qui est proche de l’impunité. Dans le sens où l’on a décrit la situation à la fin de la Grande Guerre, on retrouve, avec une géographie différente et des moyens différents, ce schéma de 1918-1919. La seule Amérique subsiste sans rival sérieux mais elle a étendu sa position à tout l’Occident (essentiellement l’Europe) qu’elle tient en même temps sous son influence. Tandis qu’elle jouit elle-même d’une relative impunité dans les domaines alors jugés essentiels pour la puissance, cette masse occidentale tient le reste du monde sous son influence et, éventuellement, sous sa menace, que ce soit celle de l’invasion économique ou celle de la punition militaire.
On comprend d’autant mieux que ce soit à ce moment, précisément, que la politique de la morale réapparaît. Sa définition est ainsi bien mieux comprise. La politique de la morale peut être justement définie, à la lumière des événements et des intentions qui la caractérisent, comme la politique de l’impunité. On la développe et on l’applique lorsqu’on est soi-même en position d’impunité, pour habiller la puissance incontestée qu’on déploie de l’alibi de la morale qui fournit sa justification en même temps qu’il l’oblitère de toute responsabilité sérieuse (fondamentale). L’épisode ouvert en 1989-91 permet aussi de déployer d’énormes moyens de diffusion et de déclamation, et d’influence par conséquent, d’une puissance multipliée par le développement extraordinaire de la communication. Il s’avère alors évident que la politique de la morale est aussi et d’abord, dans le domaine des moyens d’action, une politique de la communication. Elle doit en effet présenter sa justification et son fondement de façon pressante et élaborée puisque l’alibi et la justification y tiennent une place essentielle. En ce sens également, elle présente une perception et une interprétation du monde qui lui sont propres, et qui doivent nécessairement être connues autant qu’elles doivent être indubitables. C’est un phénomène qui prépare et justifie, puis utilise à fond la technique devenue idéologie de ce que nous nommons le virtualisme, — technique de création d’une réalité factice à laquelle ceux-là mêmes qui l’élaborent sont mis dans la nécessité de souscrire totalement et aveuglément. C’est une nécessité de fonctionnement technique de cette politique mais il est acquis que la plupart des concepteurs et des acteurs de cette politique croient effectivement à cette réalité factice dès qu’elle est élaborée, parce qu’ils sont eux-mêmes des “croyants” de la politique de la morale. Comme d’habitude dans le cas de nos conceptions idéologiques, l’essence précède l’existence au point que, grâce aux moyens disponibles, elle oriente cette existence dans le sens voulu (virtualisme).
La situation nouvelle est que les USA ne sont pas seuls à suivre ce retour à la politique de la morale. La plupart de leurs alliés la cautionnent avec enthousiasme et avec un zèle qui semble à mesure de leur absence de goût pour la responsabilité des effets de l’application de cette politique. D’une certaine façon, on dirait que la fin de l’URSS et la décennie des années 1990 ont vu l’adoption par l’Occident des conceptions américanistes de la politique de la morale. Plutôt qu’un “néo-wilsonisme”, on parlerait d’un wilsonisme arrivé à maturité, soixante-dix ans après la disparition de son inspirateur, et un wilsonisme figurant en fait parfaitement la politique naturelle des USA. Bien entendu, cette politique du wilsonisme, ou politique de la morale arrivée à maturité, si elle est la politique de l’américanisation des conceptions, n’en est pas moins une rencontre avec l’esprit moderniste qui caractérise l’Europe (et l’Occident en général) depuis le XVIIIème siècle. Il n’y a pas de réelle contradiction s’il y a des divergences sur les buts, l’application, la répartition des intérêts, etc.
Aujourd’hui et depuis la fin de la Guerre froide, il y a un statut de vassalisation des pays européens vis-à-vis des USA mais il y a aussi une complicité. Les deux partis souscrivent en réalité aux fondements de cette politique de la morale qui suppose la justesse et la vertu morale de ses acteurs. La “politique” européenne, si l’on peut parler d’une politique dans ce vaste ensemble gazeux de la Commission, de l’UE, etc., est une politique de la morale qui suppose une supériorité occidentale manifeste, — comme les Américains parlent de leur “destinée manifeste”.
L’un des principaux inspirateurs de cette “politique” européenne est le Britannique Robert Cooper, un des adjoints de Javier Solana et théoricien de la chose, théorie développée alors qu’il était encore avec Tony Blair. Robert Cooper a d’ailleurs fortement influencé Tony Blair et vice-versa. Il s’agit d’une doctrine interventionniste sans le moindre frein géopolitique ni politique, une doctrine que certains ont pu qualifier de néo-impérialiste ou néo-colonialiste. Les thèses de Cooper impliquent que l’Occident a une sorte d’incontestable “droit moral” d’intervenir partout où il le juge nécessaire, à la fois pour des raisons pratiques de contrôle de la situation, mais aussi pour des raisons évidentes de supériorité morale. L’argument essentiel est que l’Occident (l’Europe) a le droit moral d’intervenir, au nom de l’évidence de ses vertus morales. C’est une doctrine qu’on ne peut qualifier que de suprématiste. Effectivement, depuis la fin des années 1990, la tendance européenne est celle d’une intervention partout dans le monde où cela est jugé nécessaire. On observera simplement que l’apparence de cette politique diffère de celle des Etats-Unis simplement à cause de la différence de moyens, de la différence de conceptions dans la technique d’intervention, des incertitudes des Etats-membres de l’UE.
La politique de la morale est d’autant plus irrésistible qu’elle s’appuie sur la puissance: aujourd’hui, ayant soumis le monde, elle est face à elle-même
A la fin des années 1940, l’historien des civilisations Arnold Toynbee mettait en évidence la singularité de la civilisation occidentale. Cette civilisation avait acquis une puissance technologique telle qu’aucune autre civilisation ne pouvait plus disputer sa suprématie écrasante. En même temps, son absence grandissante de sens la privait de toute vertu inspiratrice, nécessaire pour affirmer la légitimité de cette suprématie.
La politique de la morale est la transcription dissimulée, — ce qu’on qualifierait d’ hypocrite selon les canons de la bourgeoisie occidentale, — de cette suprématie. La réalité historique n’en est pas moins vigilante et impitoyable. Ecartant le virtualisme ambiant, elle conduit à observer que la politique de la morale occidentale a transformé la suprématie de la civilisation occidentale en une idéologie suprématiste. Celle-ci exprime parfaitement la conception suprématiste de l’esprit moderniste, particulièrement manifestée par les Anglo-Saxons.
L’absence de sens n’a pas été comblée depuis Toynbee. Bien au contraire, la pratique du virtualisme, substituant l’illusion à la réalité, a accéléré cette béance jusqu’aux frontières du nihilisme. Aujourd’hui, la doctrine suprématiste occidentale s’exprime par une politique de la morale recouvrant paradoxalement une conception nihiliste qui paraît désormais substantielle à la civilisation occidentale.
En toute logique, le triomphe de la politique de la morale occidentale, qui ne rencontre plus aucune résistance organisée, se confond de plus en plus évidemment avec la crise de la politique morale occidentale. Si l’on veut, son triomphe est sa crise, de la même façon que la puissance de la civilisation occidentale fonde la crise de la civilisation occidentale jusqu’à s’identifier à elle. Son but naturel est la cause même de sa destruction.
Dans cette deuxième partie, nous poursuivons l’observation de la question de la morale dans la politique extérieure et dans le fondement de la civilisation occidentale. Après avoir observé son triomphe, nous constatons sa crise. Mais c’est la même chose: son triomphe est sa crise. (Deuxième Partie.)
Dans la première partie de cette analyse (notre numéro du 10 juin 2007), nous avons observé le développement de la politique de la morale et son triomphe incontestable depuis 1989-91. Il nous semble qu’on doit distinguer, dans la description que nous avons faite et dans un sens évidemment délibéré, quelque chose d’inéluctable dans le développement de cette politique. Notre thèse à cet égard est que cette politique de la morale est par essence la politique de notre système au point où elle en est arrivée, — ou, si l’on veut, la politique de notre civilisation devenue système.
La politique de la morale est fondée sur quelques principes d’action bien identifiés. Ils renvoient tous à une affirmation axiomatique qui concerne directement la civilisation occidentale, sa conception du monde et sa conception d’elle-même. On n’imagine pas aujourd’hui un autre bloc, une autre civilisation menant une telle politique; d’ailleurs, il n’y en a pas, — ni d’“autre bloc”, ni d’“autre civilisation”.
• La politique de la morale est fondée, justifiée et sanctifiée par quelques principes dont la vertu est avérée, qui ne souffrent aucune mise en cause ni discussion. C’est le caractère axiomatique dont nous parlons. Ces principes sont connus: démocratie, droits de l’homme, liberté des échanges, etc.
• Il est évident que la civilisation occidentale est la mieux habilitée, sinon la seule, à promouvoir au travers de la politique de la morale l’application de ces principes; parce que c’est elle qui les a enfantés et que c’est elle qui les applique le mieux et depuis le plus longtemps.
• Cette politique de la morale, par l’enseignement de l’évidence, n’a en principe aucune limite, ni juridique ni territoriale dans son champ d’action. Sa vertu en est la garante et elle est seule juge de ses décisions. Pour autant, sa responsabilité n’est pas partisane et elle ne fait que se référer à une vertu objective.
• En principe, aucun moyen, y compris militaire, n’est exclu pour cette action.
Le caractère inéluctable de la politique de la morale à partir de 1989-1991 tient évidemment au caractère inéluctable de notre certitude d’être les plus vertueux
A côté des spécificités et des arguments philosophiques de la thèse, il faut réaliser ce qu’est son “esprit”, — lorsque l’idée de “la fin de l’Histoire” devint publique, à partir d’avril 1989. Ce n’est pas que nous en voulions à Francis Fukuyama, de quelque façon que ce soit, ou que nous voulions discuter ou réfuter sa thèse en détails. C’est pour cette raison que la lettre (l’argument philosophique) ne nous intéresse pas, mais bien l’esprit (l’inspiration) qui conduit à de telles thèses philosophiques si radicales et simplistes à la fois, qu’on étoffe ensuite d’arguments philosophiques classiques pour lui donner un aspect plus conforme à la démarche rationnelle. On le retrouve, cet esprit, dix ans plus tard (le 11 juin 1998), lorsque le très sérieux Alan Greenspan vient témoigner devant le Sénat US qu’il existe des groupes d’économistes, — dont il ne fait pas partie, s’empresse-t-il de préciser, — pour penser que l’économie américaniste s’est échappée de la réalité courante, un peu comme s’il s’agissait d’une économie quantique, — qu’elle est passée “beyond history”. Greenspan rapporte cela avec tout le sérieux du monde, comme si effectivement une telle appréciation avait un complet droit de cité, comme si ces groupes de pensée avaient autant de sérieux que ceux qui mesurent la croissance classique.
L’état de l’esprit compte plus que tout pour élaborer les politiques, bien plus que les théories et les objectifs qui sont si souvent semblables, qui sont toujours similaires. L’état de l’esprit conditionne l’audace et la prudence, la mesure et l’emportement. En un mot, l’état de l’esprit conditionne l’intensité de la politique. Dans les années 1990, l’état de l’esprit a l’extrémité qu’on a vue, l’emportement, l’ivresse. On cite certes des cas américanistes parce qu’ils sont les plus spectaculaires mais l’humeur est largement répandue dans les pays occidentaux en général. On dirait que la fin de la Guerre froide est une “victoire” qui achève de conforter des certitudes fondamentales. Avant de finir, l’Histoire nous a confirmés. Autant dire qu’elle nous a transmis le flambeau.
Le fait est que c’est en Europe que se dessine le socle et que se constitue le terreau moral de cette politique de la morale dans sa période la plus triomphante. Les intellectuels européens, particulièrement français mais aussi britanniques, allemands et des anciens pays d’Europe communiste, vont se lancer dans une cause morale qu’ils vont fabriquer de toutes pièces. La croisade anti-serbe qui débute en 1991 est le moteur fondamental de cette politique de la morale qui culmine avec la guerre du Kosovo de 1999. Une tentative initiale, à l’été-automne 1990, d’une intervention plus “réaliste” aurait pu empêcher ce grand mouvement. Les Français et les Belges qui auraient voulu entraîner l’UEO à intervenir en Slovénie en furent empêchés, nullement par le manque de moyens mais par le veto des Britanniques et des Hollandais qui ne pouvaient concevoir d’agir sans les Américains. A partir de là, la morale s’imposa, au prix de manipulations et d’approximations sans nombre qui mesurent l’aspect faussaire de cette période dont nous n’avons pas fini de payer le prix.
(Dans ce paysage, la guerre du Golfe tient une place à part. On entend incontestablement lui donner une dimension morale. Mais la pureté de l’intention est aussitôt mise en question par les constituants de politique expansionniste et d’intérêts économiques qui encombrent de conflit. De ce point de vue, la guerre du Golfe ne tient pas un rôle décisif.)
Le conflit des Balkans servit à mener, à structurer et à justifier une politique diversement qualifiée, — “intervention humanitaire”, “droit d’ingérence”, etc., chaque fois justifié par des arguments moraux, — essentiellement, voire exclusivement moraux. En même temps était débattue la justification de la notion de souveraineté, en daignant pour la première fois à cette notion son caractère absolu pour la rendre dépendante du comportement des gouvernements qui prétendent évidemment à cette souveraineté. La secrétaire d’Etat Albright justifia par avance l’intervention armée contre la Serbie (guerre du Kosovo) le 23 mars 1999 dans un discours du 14 février 1999 où elle établissait la conditionnalité du respect de certains impératifs moraux pour justifier l’affirmation souveraine d’un Etat.
Le courant était irrésistible. Comme on l’a vu avec le cas wilsonien, l’aspect de la communication, c’est-à-dire l’aspect médiatique joue un rôle considérable dans la promotion de la politique de la morale. Il acquiert une dimension considérable dans les années 1990, suscité et alimenté par le courant intellectuel (surtout européen) qu’on a déjà signalé. Les intellectuels des années 1990 n’ont pas grand’chose à voir avec ceux qui, dans la deuxième partie des années 1930, s’engagèrent dans la guerre d’Espagne. Ils préfèrent la bataille médiatique à la bataille tout court, les rédactions des magazines et les talk-shows télévisés au fusil encombrant ou au pilotage d’un avion de bombardement. Michael Ignatieff et Bernard-Henri Levy n’ont qu’un lointain rapport, du point de vue de la forme de leur engagement entre autres, avec George Orwell et André Malraux.
Dans tous les cas, voici établis les voies et les moyens de la politique de la morale complètement triomphante. L’unité occidentale est assurée. Les motifs et les arguments sont clairement établis. Les moyens, aussi, sont rapidement déterminés: essentiellement la puissance militaire des Etats-Unis. Cela nous vaut le spectacle intéressant de ces cohortes d’intellectuels, en général libéraux avec une forte conscience de gauche ou un solide passé gauchiste, trouvant bien du charme aux escadres chargées de bombes du Pentagone. La chose sera immortalisée par le jugement si souvent cité de Vaclav Havel sur l’offensive aérienne contre la Serbie, en avril 1999: il s’agit de «bombardements humanitaires».
Le triomphe de la politique de la morale, c’est le triomphe d’une civilisation définie par Arnold Toynbee, dont la puissance technologique sans rivale est justifiée par la morale, mais pas par le sens
Le triomphe de la politique de la morale n’est ni le produit d’un choix, ni celui d’une analyse, ni celui d’un dessein. C’est le produit d’une nécessité engendrée à la fois par une situation et par les mécanismes de cette situation. Notre civilisation arrivée au point où elle se trouve ne peut avoir d’autre politique que la politique de la morale. Il est en effet question de “civilisation”, car c’est bien elle qui, en 1989-91, a triomphé définitivement. C’est sur cette situation implicite qu’ont été développés les arguments qu’on a cités au travers de tel ou tel exemple (Fukuyama, Greenspan), le cas américaniste n’étant à cet égard qu’un peu plus voyant, un peu plus outrancier que les autres.
Il nous apparaît manifeste que si l’on accepte notre civilisation sans restriction fondamentale, avec l’appréciation implicite que son orientation ne peut être mise en question d’une manière fondamentale, la seule issue est la politique de la morale. Nous employons à dessein un terme qui implique une forte dimension de sauvegarde. Notre civilisation est celle-là même que l’historien Arnold Toynbee, parmi d’autres, décrit comme une dynamique irrésistible de puissance. Il s’ensuit un «mouvement [...] par lequel la civilisation occidentale ne vise à rien moins qu’à l’incorporation de toute l’humanité en une grande société unique, et au contrôle de tout ce que, sur terre, sur mer et dans l’air, l’humanité peut exploiter grâce à la technique occidentale moderne».
La civilisation occidentale, par sa puissance technologique sans égale ni concurrente, impose par conséquent un modèle de développement dynamique qui se paye d’une manière irrésistible et, semble-t-il, irréversible par un rapport de cause à effet, par une réduction à mesure du sens et de la signification de ce développement. Le développement, la puissance de la technologie se justifient par eux-mêmes. L’horizon de l’application de la puissance grandit irrésistiblement, la vision (le sens, le dessein) de l’application se réduit dans la même mesure puisqu’elle est fixée par avance, par le dynamisme de la puissance. C’est ce que Toynbee résumait en définissant le regard déformé du contemporain occidental comme un regard dont «l’horizon historique s’est largement étendu, à la fois dans les deux dimensions de l’espace et du temps», et dont la vision historique «s’est rapidement réduite au champ étroit de ce qu’un cheval voit entre ses oeillères, ou de ce qu’un commandant de sous-marin aperçoit dans son périscope».
On connaît l’état de notre puissance technologique, un demi-siècle après l’analyse qu’en donnait Toynbee, qui s’exclamait déjà devant cette puissance. Il est évident qu’une telle civilisation, arrivée à un tel sommet de puissance est évidemment conduite par cette puissance. Elle ne peut plus prétendre à un véritable choix en matière de politique. Elle doit littéralement suivre la politique de cette puissance parce que cette puissance lui impose par sa dynamique propre les orientations qu’elle suivra. La fonction de sa politique sera donc d’aménager les circonstances de façon à rendre acceptables les effets et les conséquences de l’application systémique de sa puissance. La fonction de la politique devient donc essentiellement morale: comment justifier et sanctifier l’application de cette puissance. Elle devient d’autant plus morale que l’exception, que la différence deviennent inacceptables dans la mesure où elles peuvent développer une appréciation critique, et notamment critique du point de vue de la morale, de la civilisation occidentale et de sa puissance. A cause de sa puissance, cette civilisation est nécessairement exclusive. Elle applique donc la politique de la morale, dont on comprend qu’elle rejoint absolument le modèle wilsonien en étant effectivement double:
• C’est une politique expansionniste, certes, mais par influence. Il s’agit, effectivement, moins de conquêtes que d’influence. Depuis le XIXème siècle et tout au long du XXème siècle, la conquête a été dévalorisée par la notion de “colonialisme”, qui est une notion d’après-coup, une condamnation a posteriori, absolument sans appel, sans même nécessité de procès avec une défense, qui est portée sur ce qui est jugé de façon définitive comme une déviation a priori de la politique de la morale. Le colonialisme, qui était très largement et très fortement d’essence nationale, donc avec un sens identitaire très fort, impliquait par conséquent un engagement de sens encore plus que de puissance. Avec la politique de la morale qui n’a plus que la puissance et aucun autre “sens” que celui de cette puissance, la conquête devient une méthode très difficile à défendre moralement. Elle est donc baptisée colonialisme, condamnée, exécutée et expédiée en enfer, et remplacée par l’influence. Le résultat n’est pas très différent et la substitution est ouverte à bien des débats intéressants. En attendant, le champ est ouvert à la morale.
• En effet, la morale a pour mission de sanctifier toutes les activités de la puissance en les habillant de vertus irrésistibles: bien, progrès, démocratie, droits de l’homme, etc. Le rôle de la morale est bien d’assurer l’intégrité de la vertu de la politique suscitée par la puissance. Elle permet également, en s’imposant comme une caractéristique “objective”, d’échapper à toute responsabilité historique. Littéralement, elle permet de “s’en laver les mains“.
La rencontre de notre civilisation et de la politique de la morale est une de ces occurrences qui semblent programmées par l’évidence. L’élimination du communisme en 1989-91, l’explosion de la puissance technologique toujours en marche, l’évidence de la victoire des conceptions économiques au service de cette nouvelle situation apparue en un temps extraordinairement court, ne permettaient aucune réflexion ni la moindre hésitation. La politique de la morale s’imposait. Elle constitua le bras armé et le glaive vertueux de la globalisation.
La Roche Tarpéienne si proche du Capitole: la G4G de plus en plus victorieuse contre la politique de la morale, au nom de la nation
Dans sa critique féroce de la politique de la morale, ou politique humaniste, Stanko Cerovic écrit (Dans les griffes des humanistes, Climats, 2001) que ce qui différencie les hommes d’Etat, nécessairement réalistes même quand ils sont idéalistes, des politiciens lancés dans la politique de la morale, c’est le rapport au mensonge. Les premiers s’accommodent du mensonge lorsque celui-ci permet de soutenir un grand dessein, les seconds le substituent à une réalité «dont ils ignorent tout et avec laquelle ils n’ont pas envie de se coltiner. Comparez le rapport au mensonge de De Gaulle et de la génération clintonienne. La politique transforme les hommes, ceux qui sont bien en meilleurs, ceux qui ne valent rien en gredins. Cela n’est pas très différent dans l’art».
Le mensonge, en effet, tout est là pour décrire la protection de la bonne conscience dans le développement de la politique de la morale qui a de plus en plus de mal à dissimuler qu’elle n’est qu’un vulgaire cache-sexe, un string pour le déchaînement de notre puissance. Bien sûr, il s’agit du mensonge dans un système sémantique et psychologique sophistiqué qu’on désigne comme le virtualisme. On comprend que, la politique de la morale parvenue à des confins où la puissance devient trop grande, et ses effets trop brutaux pour être normalement justifiés par la morale, les mensonges utilisés pour cette morale deviennent insupportables. Effectivement, ils transforment les hommes qui sont chargés de la proclamer en gredins, la morale chargée de justifier la politique en un travesti insupportable. Cela semble être la situation aujourd’hui, précisément depuis l’attaque du 11 septembre 2001 qui a été un événement irrésistiblement accélérateur et transformateur de la politique de la morale. Alors qu’une entreprise comme la guerre du Kosovo pouvait encore faire illusion, la guerre d’Irak ne le peut plus. Pourtant, l’Irak est en théorie l’extrême de l’application de la puissance, justifiée par un corpus de morale lui-même d’une puissance inouïe (rien moins que transformer le monde rétrograde encore à la traîne en une Cité resplendissante en haut de la Colline). C’est alors que des craquements révélateurs apparaissent dans la politique de la morale et qu’on comprend que le triomphe de la politique de la morale est aussi sa crise. Son apparente affirmation décisive de puissance implique un échec qui la met tout entière en cause.
C’est là qu’entre en piste notre fameuse G4G (Guerre de la 4ème Génération) dans sa définition que nous essayons de développer, si lointaine de l’appréciation uniquement militaire du phénomène. L’importance de la définition politique de la G4G est mise en évidence, et si révélatrice du caractère réducteur d’une simple appréciation militaire qui n’appréhende que des structures transnationales en général motivées par des conceptions fondamentalistes, par les observations sociologiques du
Ce fait si important s’ajoutant à notre effort de redéfinition de la G4G conduit au constat que ce concept de G4G, dans sa description la plus large dont l’aspect militaire n’est qu’une composante, peut être décrit d’une façon générale, pour notre propos, comme une réaction identitaire contre la guerre de la morale avec tous ses effets déstructurants et catastrophiques. Aux excommunications déstructurantes de la guerre de la morale, la G4G riposte par l’affirmation identitaire et les vertus à la fois civiques et transcendantales de la nation dans ce qu’elle est une expression de la souveraineté. C’est là qu’il faut bien commencer à observer, chaîne d’arpenteur en main, que la Roche Tarpéienne est dangereusement proche du Capitole où brûle l’encens à la gloire de la politique de la morale. Nous voulons dire par là que la politique de la morale arrivée à son paroxysme où elle se trouve aujourd’hui, parvient effectivement à son triomphe puisqu’on la voit partout pratiquée, suivie et approuvée; mais en même temps, ce triomphe est aussi sa crise fondamentale, parce qu’il fabrique une réaction à mesure, d’une puissance qui s’avère elle aussi à mesure. La politique de la morale lorsqu’elle est définitivement identifiée comme une justification morale d’un système animant une puissance hors de contrôle, fabrique contre elle une réaction identitaire qui pourrait être représentée comme un anticorps.
Bien entendu, l’événement du 11 septembre 2001 joue un rôle considérable dans ce processus, non pas pour ce qu’il apporte en lui-même mais par sa fonction de détonateur. Ainsi semblerait-il que la grande crise ouverte le 11 septembre, — ou, plutôt, la crise déjà présente mais précipitée et dramatisée à partir du 11 septembre, — a conduit la politique de la morale à son terme extrême.
Devenue effectivement la seule politique possible à cause de la puissance déchaînée par 9/11, la politique de la morale a créé les conditions d’une opposition quasi automatique à elle-même, déterminée par les réactions identitaires. Bien entendu, la G4G qui est présentée ici comme une étiquette facilitant la reconnaissance de cette réaction, embrasse toutes les sortes de réactions concevables. Toutes les affirmations fortes de souveraineté en font partie, ce qui nous conduit au paradoxe extrême de situations où des pouvoirs à la fois suivent la politique de la morale par solidarité de système et la combattent par réaction identitaire. Le cas de la France est à cet égard le plus remarquable, parce qu’il concerne une nation qui est à la fois complètement dans le système (la France est un des grands pays du système occidental) et pas loin d’être complètement contre le système (à cause de la puissante souveraineté de la Grande Nation, réactivée par l’épisode gaulliste).
La politique de la morale comme réalisation ultime de notre civilisation de puissance et comme représentation de l’impasse de cette puissance
La “politique de la morale” n’est pas une politique comme une autre. C’est une politique nécessaire qui a vocation à devenir une politique absolue parce qu’elle est absolument liée à une vision spécifique du monde, et alimentée par la puissance d’un système qui détermine cette vision spécifique du monde. La politique de la morale n’est donc pas un moyen d’adaptation de l’existence et de l’action des hommes aux réalités du monde mais un ukase lancé par une conception idéologique aux conditions du monde, pour qu’elles s’y adaptent. Il n’y a donc pas d’alternative à la politique de la morale dans l’esprit de ses auteurs: c’est elle ou ce n’est rien, — ou bien (pensée secrète de certains de ses partisans), — c’est elle ou c’est le chaos...
A cause de l’évolution du système qui a suscité cette politique de la morale, à cause du déchaînement de sa puissance, on peut considérer que cette politique de la morale est arrivée à son point de triomphe; et à cause de l’apparition de divers points de résistance de plus en plus affirmés, on peut considérer qu’elle se trouve également devant la probabilité inéluctable de son effondrement.
La politique de la morale est donc l’expression d’une aventure humaine dont les autres composants, ou les autres facteurs d’interprétation, se nomment américanisme, politique humanitaire, globalisation, etc. On peut même avancer qu’elle est l’expression ultime d’une aventure humaine nommée historiquement modernité, née il y a à peu près trois siècles. La conjugaison de son triomphe et de sa crise peut-être fatale ne fait que confirmer, si besoin en était, combien notre époque est une époque de rupture fondamentale, de changement de temps historique et peut-être même d’âge historique. Son sort apparaît lié au sort de la profonde crise de notre civilisation.