Construction des fondements du soupçon US

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Construction des fondements du soupçon US


3 août 2007 — revenons sur deux textes récents, exprimant les opinions de deux analystes extrémistes US, proches ou très proches des néo-conservateurs, mais aussi très influents à Washington en général. Leurs analyses ont donc du poids. En plus, elles disent la même chose sans invective particulière, sur un sujet spécifique dont le traitement par ces deux auteurs ne souffre ni d’illogisme, ni de passion excessive, — ce qui est inhabituel chez eux. On remarquera comme points de départ qu’il y a une sorte de concertation entre eux et que le sujet en est précisément calculé, — et que l’argument n’est pas déraisonnable.

Les deux textes, avec les deux coupables :

• Une analyse de John Bolton dans le Financial Times (FT) du 31 juillet, —«Britain can’t have two best friends». Inutile de s’étendre sur le personnage : Bolton est brutal, agressif, tranchant, insupportable ; eh bien, dans ce texte, il est plutôt calme, mesuré, logique.

• Un commentaire de Irwin Stelzer, dans le Daily Telegraph du 1er août, — avec le titre : «Brown must climb down on EU vote». Stelzer, de Heritage Foundation, est un homme de Murdoch, un fidèle de Murdoch, une plume de Murdoch. Ses messages ne sont pas sans intérêt même si l’homme est sans grandeur.

Des deux textes, c’est celui de Bolton qui est le plus explicite. Encore une fois, la rigueur et la mesure de l’argument surprennent chez un homme qui nous a habitués à l’invective et à l’anathème. Bolton présente un constat fort simple et acceptable. Il estime que le véritable test des nouvelles “relations transatlantiques” interprétées par Gordon Brown n’est pas l’Irak mais les relations entre le Royaume-Uni et l’UE par rapport aux relations UK-USA. Implicitement et aussi explicitement (voir le titre : «Britain can’t have two best friends»), le raisonnement conduit à ce constat : il faudra choisir, monsieur Brown, entre l’Europe et les USA. Peu importe que l’argument de Bolton soit basé sur une prémisse assez discutable, — que le nouveau traité européen privera le Royaume-Uni de sa souveraineté en matière de politique extérieure (et la France, note-t-il en passant, d’une manière sibylline qui montre qu’il ne suit guère l’évolution de Sarkozy). Si cette voie européenne est suivie, elle obligera les Britanniques à certains actes inacceptables pour Washington. L’argument est bien là.

Quelques mots de l’excellent Bolton :

«Mr Brown cannot have it both ways (nor will President Nicolas Sarkozy), in part because many other EU members will not let the matter rest. Of course, the Security Council permanent seat itself is not the real issue – it is the question of whether Britain still has sovereignty over its foreign policy or whether it has simply taken its assigned place in the EU food chain.

»Consider also the US-UK intelligence relationship. Fundamental to that relationship is that pooled intelligence is not shared with others without mutual consent. Tension immediately arises in EU circles, however, when Britain advocates policies based on intelligence that other EU members do not have. How tempting it must already be for British diplomats to “very privately” reveal what they know to European colleagues. How does Mr Brown feel about sharing US intelligence with other Europeans?

»Finally, there is Iran’s nuclear weapons programme, which will prove in the long run more important for both countries than the current turmoil in Iraq. Here the US has followed the EU lead in a failed diplomatic effort to dissuade Iran from pursuing nuclear weapons. If Mr Bush decides that the only way to stop Iran is to use military force, where will Mr Brown come down? Supporting the US or allowing Iran to goose-step towards nuclear weapons?

»I will wait for answers to these and other questions before I draw conclusions about “the special relationship” under Mr Brown. But not forever.»

Steltzer nous la fait encore plus en douceur. Il s’attaque au projet de nouveau traité et aux hésitations de Brown autour de l’idée de soumettre ou non ce traité à référendum. Steltzer recommande un référendum, dans l’espoir proclamé d’un résultat négatif. Les arguments contre le traité sont connus et concernent effectivement la question des relations extérieures et de la sécurité nationale, — avec, en jeu et sans surprise, les relations avec les USA (passage souligné en gras par nous)… Là, sans aucun doute, c’est “la voix de son maître” qui parle, Rupert Murdoch lui-même.

«My guess is that, as the untenable nature of his position becomes clearer to the PM, he might well seek a dignified way to re-examine (climb down from) his unfortunate and hasty statements denying the necessity of a referendum. Fortunately, several are available.

»One is to appoint a panel of distinguished, independent lawyers to advise him whether the differences between the original constitution and the new treaty are sufficient to make his pledge of a referendum inoperative. This has its risks: Chancellor Brown was well known for appointing advisory groups that somehow recommended precisely the policy (health and housing come to mind) he favoured. But his desire for ongoing credibility, in anticipation of a general election, and the ongoing scrutiny of a feral press, might preclude such behaviour.

»Alternatively, there is a long road from the current agreement on the general contents of the treaty to October 18, when the heads of government will meet in Lisbon to give final approval to the full text of the treaty. There can be squabbles over the language developed by the EU foreign ministers who start work in Brussels on September 6, and it would not be unreasonable for the PM to find that the final text moves further in the direction of the old constitution than he and Blair expected when they signed on to the earlier draft.

»Or Brown can stick to his guns, and refuse to give voters a chance to reject or approve a ''treaty'' that will enmesh Britain further in an EU whose currency he has rejected, which he has accused of being inward-looking and protectionist, which stuck a thumb in the eye of his cherished competition policy, and which will certainly place strains on Britain's special relationship with America when Britain finds itself bound to “mutual solidarity” with the EU in foreign affairs.»

La bataille est engagée

Ainsi, la bataille est engagée. Elle sera vicieuse et méchante, sans doute longue mais peut-être précipitée si certains événement inattendus en décident ainsi.

A Washington, c’est dit, on n’aime pas Gordon Brown, après le dynamique, l’entreprenant et le toujours-d’accord Tony Blair. Car, que l’on ne s’y trompe pas : en la circonstance, s’ils parlent pour les extrémistes et pour Murdoch, les deux éditorialistes parlent plus généralement pour l’administration et, en général, pour le système washingtonien tout entier. On n’apprécie pas un PM britannique qui semble prendre des airs pincés et ne va pas plus loin que le “minimum syndical” en matière d’apologie des special relationships ; et qui, en plus, reçu à Camp David, a paru aussi gai qu’un jour sans pain.

Il est manifeste qu’on attendait à Washington que cette visite, imposée à Gordon Brown (il ne voulait rencontrer GW qu’en septembre), réglerait tout. Les consignes seraient communiquées, on se donnerait de grandes tapes dans le dos et tout serait dit. Il semble que ce ne soit pas le style de Brown. La visite est un échec pour Washington. Alors, on passe aux choses sérieuses.

En déplaçant l'affaire des special relationships de l’Irak aux relations UK-UE versus les relations UK-USA, on en vient au coeur du problème, du point de vue US. Même si les experts américanistes n’ont toujours pas compris grand’chose à l’Europe, à son mode de fonctionnement, etc., ils posent néanmoins un problème de fond. Les relations du Royaume-Uni avec l’Europe ont toujours été un problème en raison des liens du Royaume-Uni avec les USA. Mais ce problème concerne essentiellement les relations des Britanniques avec les nations européennes, plus qu’avec l’UE elle-même. Un exemples est l’essai de coopération entre la France et le Royaume-Uni sur les avions de combat, lancé au milieu des années 1990 ; il s’est terminé sur un fiasco parce que les Britanniques ont refusé de coopérer dans le domaine de la furtivité, parce qu’ils sont tenus par un accord secret d’exclusivité avec les USA dans ce domaine.

On dira : pourquoi cela changerait-il ? Du point de vue britannique, en effet, on ne perçoit à l’horizon aucune révolution qui pousserait à un tel changement. L’élément nouveau, c’est la pression US, c’est-à-dire le soupçon systématique US parce que Gordon Brown n’est pas Tony Blair et qu’il n’aura pas besoin de faire quelque chose pour être soupçonné de faire quelque chose de plus grave encore. Le cas est intéressant parce que le soupçon US, s’il n’est pas justifié a priori à cause de la prudence et de l’extrême pusillanimité des Britanniques, n’est pas dénué de fondement si l’on considère la situation avec l’œil d’un Bolton ou d’un bureaucrate moyen du Pentagone. Le soupçon n’est pas justifié mais il n’est pas absurde ; s’il se développe, s’il se renforce, s’il se traduit en exigences inacceptables assorties de mesures vexatoires en cas de refus, il pourrait devenir justifié parce qu’il aurait irrésistiblement “poussé à la faute”.

Pour l’instant, les Américains songent à la coopération avec l’UE parce que le bruit autour du traité, les discours sur l’intégration, tout cela construit une impression si grossière qu’elle finit par les impressionner. Mais le soupçon pourrait s’élargir, ou se fractionner à d’autres cas où il pourrait trouver encore plus de justification. Ce serait le cas avec la coopération franco-britannique sur les porte-avions où l’on verrait les Français être un peu plus proches du mythique JSF — s’il existe un jour — et nourrir l’hystérie américaniste qui va de soi.

Par conséquent, le soupçon soulevé par Bolton-Stelzer (Murdoch) a de bonnes chances de prendre son envol et d’empoisonner des relations USA-UK, qui sont désormais l’objet d’une enquête permanente à Washington où le présumé coupable doit continuellement prouver son innocence. Il s’appuie en plus sur une problématique que les Britanniques ont toujours voulu écarter parce qu’elles portent un germe d’irrésolution mortelle. Le pétard que Bolton-Stelzer allume, c’est celui du choix : l’Europe ou nous. Les lettrés continentaux et cyniques-mondains ont l’habitude de répondre : voyez Churchill et la réponse qu’il fit à de Gaulle en 1944, qui serait la réponse que tous les Britanniques font depuis un demi-siècle («Chaque fois qu'il nous faudra choisir entre l'Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large.»). La référence est tronquée et aussi faussaire que la photo de Lénine avec Trotsky, d’où Staline avait fait gommer le second une fois qu’il ait eu éliminé Trotsky.

Pour illustration historique et conclusion en forme d’interrogation incertaine, cet extrait des Mémoires de guerre de De Gaulle rapporte l’anecdote dont on nous assène en général une version faussaire et tronquée (nous avons souligné en gras les passages qui nous paraissent intéressants). La circonstance est celle où de Gaulle est invité à déjeuner le 4 juin 1944, non pas par Churchill seul mais par Churchill avec des membres de son cabinet, dont Eden, le ministre des affaires étrangères, et Bevin, le leader travailliste membre (ministre du Travail) de ce gouvernement d’union nationale :

«— Et vous! s'écrie Churchill, comment voulez-vous que nous, Britanniques, prenions une position séparée de celle des États-Unis ?” Puis, avec une passion dont je sens qu'il la destine à impressionner ses auditeurs anglais plutôt que moi-même : “Nous allons libérer l'Europe, mais c'est parce que les Américains sont avec nous pour le faire. Car, sachez-le ! Chaque fois qu'il nous faudra choisir entre l'Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large. Chaque fois qu'il nous faudra choisir entre vous et Roosevelt, je choisirai toujours Roosevelt.” Après cette sortie, Eden, hochant la tête, ne me paraît guère convaincu. Quant à Bevin, ministre travailliste du Travail, il vient à moi et me déclare assez haut pour que chacun l'entende : “Le Premier ministre vous a dit que, dans tous les cas, il prendrait le parti du président des États-Unis. Sachez qu'il a parlé pour son compte et nullement au nom du cabinet britannique.”»