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3363Nous tenons pour évident que l’enjeu conceptuel central de la bataille qui déchire notre temps historique est celui de la légitimité, à laquelle sont attachés les concepts de souveraineté et d’indépendance. C’est ce que nous présentons habituellement comme la bataille des forces de déstructuration contre les dynamiques naturelles et historiques de structuration, — dont la légitimité est l’essentielle, puisqu’elle est la matrice de toute structure sociale stable, — elle-même devenue légitime par le fait. C’est, par exemple, l’affrontement entre la globalisation sous toutes ses formes et les structures légitimes que sont les nations et leurs Etats.
Deux textes anciens nous éclaireront avec profit sur la forme et la définition de la légitimité. Ils concernent finalement un même homme, souvent décrié, méprisé, dénoncé comme traître et corrompu par ses concitoyens et nombre d’historiens ; en réalité, homme mystérieux dans sa vie et ses engagements, dans ses motifs et dans ses actes ; en fait, — c’est notre conviction profonde, — l’un des grands génies politiques de l’Histoire, à la fois artiste de la diplomatie et caractère d’acier quant aux principes de la politique. Talleyrand est un homme essentiel pour bien nous faire embrasser et comprendre les enjeux et l’essence de la philosophie de l’Histoire autant que les fondements de notre crise présente.
Le premier texte est extrait de Reconstruction, Talleyrand à Vienne, 1814-1815 (Plon, 1936), de Guglielmo Ferrero. Grand connaisseur de Talleyrand, Ferrero interprète et présente la doctrine dite du “droit public” de Talleyrand qui conduira l’action de Talleyrand au Congrès de Vienne de 1814-1815.
«Avant la Révolution, on appelait droit public un corps de règles et de principes, qui canalisaient l’action, en paix et en guerre, des Etats européens, en permettant de prévoir sa direction. Chaque Etat savait, au moins dans une certaine mesure, sous quelles conditions il devait redouter la guerre et pouvait rétablir la paix si la guerre éclatait, parce qu’il respectait ces règles et supposait que tous les autres Etats les respecteraient. Seul le respect de ces règles et des principes qui les justifiaient rendait autrefois possible une certaine confiance entre les Etats et par conséquent un certain ordre et un certain équilibre de l’Europe, l’équilibre n’étant que la projection dans leurs rapports extérieurs de la confiance réciproque des Etats. Parmi ces règles et principes, le principe que la conquête, sans cession du souverain, ne crée pas la souveraineté était avant la Révolution la pierre angulaire de la paix de l’Europe. Affolée par la peur, la Révolution l’a brisée; ce principe supprimé, la grande peur a commencé; la confiance a disparu, l’équilibre et l’ordre sont devenus impossibles; le monde est entré dans le cercle infernal de la peur qui provoque les abus de la force, des abus de la force qui exaspèrent la peur. On ne brisera ce cercle infernal que si on rétablit le droit public; et pour le rétablir, il faut conserver les pouvoirs légitimes là où ils existent, comme en Saxe; éliminer les pouvoirs illégitimes, là où ils subsistent encore, comme à Naples; donner aux territoires vacants des pouvoirs légitimes. Seuls des Etats légitimes peuvent avoir le courage et la clairvoyance nécessaires pour respecter les règles du droit public ; seul le respect du droit public peut exorciser la grande peur, ramener la confiance, assurer un équilibre de paix acceptable par les grands et les petits Etats. Le rétablissement du droit public, la paix et l’ordre de l’Europe sont donc conditionnés par le rétablissement d’un pouvoir légitime dans chaque Etat.»
Ferrero était un immense admirateur de Talleyrand, qu’il tenait pour un des plus grands hommes politiques, pour un des plus grands philosophes de la politique et de l'Histoire en général. Le passage suivant, extrait des Mémoires de Talleyrand, est considéré par Ferrero comme un des très grands textes de philosophie politique, où le concept de légitimité est défini avec une très grande rigueur et une précision rare. Il est développé dans son application dans le cadre de la situation pressante du printemps 1814. Talleyrand a pris le parti des Bourbons, donc de Louis XVIII, pour succéder à un Napoléon battu alors que personne, dans la grande coalition des quatre Cours (Russie, Prusse, Autriche et Angleterre), ne sait qui choisir pour succéder à l’Empereur. Pourtant, la stabilité de la France, avec un pouvoir assuré, est évidemment le problème fondamental que les coalisés doivent résoudre s’ils veulent pacifier l’Europe après un quart de siècle de guerres sanglantes et de troubles.
Ce qui guide Talleyrand et qu’on retrouve comme le fil essentiel de sa pensée, c’est effectivement ce besoin fondamental de légitimité, ce que Ferraro nomme “l’esprit de reconstruction”, générateur d’ordre et d’harmonie. Il ne suffit pas d’établir un nouveau pouvoir, il faut d’abord veiller à ce qu’il soit légitime. A aucun moment, on ne rencontre d’évocation idéologique ou d’un choix d’une orientation politique guidée par des positions partisanes. Si le choix auquel aboutit Talleyrand peut être apprécié par des esprits partisans comme idéologique, c’est un procès d’intention car, en vérité, l’argument fondamental n’a, à aucun moment, de rapport avec ce penchant. On ne cherche pas le triomphe d’un parti mais le rétablissement d’une légitimité. Seule compte l’ambition de l’harmonie et de l’équilibre des puissances et des intérêts.
Ce qui nous paraît essentiel dans ces textes, c’est qu’ils offrent une approche aujourd’hui oubliée, libérée de tout sectarisme et du poison de l’idéologie, d’un problème que l’on retrouve au cœur du chaos et du désordre qui caractérisent notre temps historique. Ce sont des phrases et des pensées superbes à méditer. Elles illustrent une forme d’esprit qui nous fait cruellement défaut.
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«…Et cependant, il devenait à toute heure plus pressant de préparer un gouvernement que l’on put rapidement substituer à celui qui s’écroulait. Un seul jour d’hésitation pouvait faire éclater des idées de partage et d’asservissement qui menaçaient sourdement notre malheureux pays. Il n’y avait point d’intrigues à lier ; toutes auraient été insuffisantes. Ce qu’il fallait, c’était de trouver juste ce que la France voulait et ce que l’Europe devait vouloir.
»La France, au milieu des horreurs de l’invasion, voulait être libre et respectée : c’était vouloir la maison de Bourbon dans l’ordre prescrit par la légitimité. L’Europe, inquiète encore au milieu de la France, voulait qu’elle désarmât, qu’elle rentrât dans ses anciennes limites, que la paix n’eût plus besoin d’être constamment surveillée ; elle demandait pour cela des garanties : c’était aussi vouloir la maison de Bourbon.
»Ainsi les besoins de la France et de l’Europe une fois reconnus, tout devait concourir à rendre la restauration des Bourbons facile, car la réconciliation pouvait être franche.
»La maison de Bourbon, seule, pouvait voiler aux yeux de la nation française, si jalouse de sa gloire militaire, l’empreinte des revers qui venaient de frapper son drapeau.
»La maison de Bourbon, seule, pouvait en un moment et sans danger pour l’Europe, éloigner les armées étrangères qui couvraient son sol.
»La maison de Bourbon seule, pouvait noblement faire reprendre à la France les heureuses proportions indiquées par la politique et par la nature. Avec la maison de Bourbon, la France cessait d’être gigantesque pour devenir grande. Soulagée du poids de ses conquêtes, la maison de Bourbon seule, pouvait la replacer au rang élevé qu’elle doit occuper dans le système social ; seule, elle pouvait détourner les vengeances que vingt ans d’excès avaient amoncelées contre elle.
»Tous les chemins étaient ouverts aux Bourbons pour arriver à un trône fondé sur une constitution libre. Après avoir essayé de tous les genres d’organisation, et subi les plus arbitraires, la France ne pouvait trouver de repos que dans une monarchie constitutionnelle. La monarchie avec les Bourbons offrait une légitimité complète pour les esprits même les plus novateurs, car elle joignait la légitimité que donne la famille à la légitimité que donnent les institutions, et c’est ce que la France devait désirer.
»Chose étrange, lorsque les dangers communs touchaient à leur terme, ce n’était point contre les doctrines de l’usurpation, mais seulement contre celui qui les avait exploitées avec un bonheur longtemps soutenu qu’on tournait les armes, comme si le péril ne fût venu que de lui seul.
»L’usurpation triomphant en France n’avait donc pas fait sur l’Europe toute l’impression qu’elle aurait dû produire. C’était plus des effets que de la cause qu’on était frappé, comme si les uns eussent été indépendants de l’autre. La France, en particulier, était tombée dans des erreurs non moins graves. En voyant sous Napoléon le pays fort et tranquille, jouissant d’une sorte de prospérité, on s’était persuadé qu’il importait peu à une nation sur quels droits repose le gouvernement qui la conduit. Avec moins d’irréflexion on aurait jugé que cette force n’était que précaire, que cette tranquillité ne reposait sur aucun fondement solide, que cette prospérité, fruit en partie de la dévastation des autres pays, ne présentait aucun élément de durée.
»Quelle force, en effet, que celle qui succombe aux premiers revers ! L’Espagne, envahie et occupée par des armées vaillantes et nombreuses, avant même de savoir qu’elle aurait une guerre à soutenir; — l’Espagne sans troupes, sans argent, languissante, affaiblie par le long et funeste règne d’un indigne favori sous un roi incapable — l’Espagne enfin, privée par trahison de son gouvernement, a lutté pendant six ans contre une puissance gigantesque, et est sortie victorieuse du combat. La France, au contraire, parvenue sous Napoléon, en apparence au plus haut degré de puissance et de force, succombe au bout de trois mois d’invasion. Et si son roi, depuis vingt-cinq ans dans l’exil, oublié, presque inconnu, n’était venu lui rendre une force mystérieuse et réunir ses débris prêts à être dispersés, peut-être aujourd’hui serait-elle effacée de la liste des nations indépendantes.
»Elle était tranquille, il est vrai, sous Napoléon, mais sa tranquillité, elle la devait à ce que la main de fer qui comprimait tout, menaçait d’écraser tout ce qui aurait remué, et cette main n’aurait pu sans danger se relâcher un seul instant. D’ailleurs comment croire que cette tranquillité eût survécu à celui dont toute l’énergie n’avait rien de trop pour la maintenir. Maître de la France par le droit du plus fort, ses généraux, après lui, n’eussent-ils pas pu prétendre à la posséder au même titre ? L’exemple donné par lui, apprenait qu’il suffisait d’habileté ou de bonheur pour s’emparer du pouvoir. Combien n’eussent pas voulu tenter la fortune et courir les chances d’une si brillante perspective ? La France aurait eu peut-être autant d’empereurs que d’armées ; et, déchirée par ses propres mains, elle eût péri dans les convulsions des guerres civiles.
»Sa prospérité, toute apparente et superficielle eût elle-même poussé les racines les plus profondes, aurait été, comme sa force et son repos, bornée au terme de la vie d’un homme, terme si court, et auquel chaque jour peut faire toucher.
»Ainsi rien de plus funeste que l’usurpation pour les nations que la rébellion ou la conquête a fait tomber sous le joug des usurpateurs, aussi bien que pour les nations voisines. Aux premières, elle ne présente qu’un avenir sans fin de troubles, de commotions, de bouleversements intérieurs ; elle menace sans cesse les autres de les atteindre et de les bouleverser à leur tour. Elle est pour toutes un instrument de destruction et de mort.
»Le premier besoin de l’Europe, son plus grand intérêt était donc de bannir les doctrines de l’usurpation, et de faire revivre le principe et la légitimité, seul remède à tous les maux dont elle avait été accablée, et le seul qui fût propre à en prévenir le retour.
»Ce principe, on le voit, n’est pas, comme des hommes irréfléchis le supposent et comme les fauteurs de révolutions voudraient le faire croire, uniquement un moyen de conservation pour la puissance des rois et la sûreté de leur personne ; il est surtout un élément nécessaire du repos et du bonheur des peuples, la garantie la plus solide ou plutôt la seule de leur force et de leur durée. La légitimité des rois, ou, pour mieux dire, des gouvernements, est la sauvegarde des nations ; c’est pour cela qu’elle est sacrée.
»Je parle en général de la légitimité des gouvernements, quelle que soit leur forme, et non pas seulement de celle des rois, parce qu’elle doit s’entendre de tous. Un gouvernement légitime, qu’il soit monarchique ou républicain, héréditaire ou électif, aristocratique ou démocratique, est toujours celui dont l’existence, la forme et le mode d’action sont consolidés et consacrés par une longue succession d’années, et je dirais volontiers par une prescription séculaire. La légitimité de la puissance souveraine résulte de l’antique état de possession, de même que pour les particuliers la légitimité du droit de propriété.
»Mais, selon l’espèce de gouvernement, la violation du principe de la légitimité peut, à quelques égards, avoir des effets divers. Dans une monarchie héréditaire, ce droit est indissolublement uni à la personne des membres de la famille régnante dans l’ordre de succession établi ; il ne peut périr pour elle que par la mort de tous ceux de ses membres, qui, eux-mêmes, ou dans leurs descendants, auraient pu être, par cet ordre de succession, appelés à la couronne. Voilà pourquoi Machiavel dit dans son livre du Prince : “Que l’usurpateur ne saurait affermir solidement sa puissance, qu’il n’ait ôté la vie à tous les membres de la famille qui régnait légitimement.” Voilà pourquoi aussi la Révolution voulait le sang de tous les Bourbons. Mais, dans une république, où le pouvoir souverain n’existe que dans une personne collective et morale, dès que l’usurpation, en détruisant les institutions qui lui donnaient l’existence, la détruit elle-même, le corps politique est dissous, l’Etat est frappé de mort. Il n’existe plus de droit légitime, parce qu’il n’existe plus personne à qui ce droit appartienne.
»Ainsi, quoique le principe de la légitimité n’ait pas été moins violé par le renversement d’un gouvernement républicain que par l’usurpation d’une couronne, il n’exige pas que le premier soit rétabli, tandis qu’il exige que la couronne soit rendue à celui à qui elle appartient. En quoi se manifeste si bien l’excellence du gouvernement monarchique, qui, plus qu’aucun autre, garantit la conservation et la perpétuité des Etats.
»Ce sont là les idées et les réflexions qui me déterminèrent dans la résolution que j’embrassai de faire prévaloir la restauration de la maison de Bourbon, si l’empereur Napoléon se rendait impossible, et si je pouvais exercer quelque influence sur le parti définitif qui serait pris.
»Ces idées, je n’ai pas la prétention de les avoir eues seul ; je puis même citer une autorité qui les partageait avec moi, et c’est celle de Napoléon lui-même. Dans les entretiens dont je parlais plus haut, qu’il eut avec M. de la Besnardière, il lui dit, le jour où il apprit que les alliés étaient entrés en Champagne : “S’ils arrivent jusqu’à Paris, ils vous amèneront les Bourbons, et ce sera une affaire finie. — Mais, répondit la Besnardière, ils n’y sont pas encore. — Ah ! répliqua-t-il, c’est mon affaire de les en empêcher, et je l’espère bien.” Un autre jour, après avoir longtemps parlé de l’impossibilité où il était de faire la paix sur la base des anciennes limites de la France : “sorte de paix, disait-il, que les Bourbons seuls peuvent faire ;” il dit qu’il abdiquerait plutôt ; qu’il rentrerait sans répugnance dans la vie privée ; qu’il avait fort peu de besoins, que cent sous par jour lui suffiraient ; que son unique passion avait été de faire des Français le plus grand peuple de la terre ; qu’obligé de renoncer à cette espérance, le reste n’était rien pour lui, et il finit par ces mots : “Si personne ne veut se battre, je ne puis faire la guerre tout seul ; si la nation veut la paix sur la base des anciennes limites, je lui dirai : — Cherchez qui vous gouverne, je suis trop grand pour vous !”
»C’est ainsi qu’obligé de reconnaître la nécessité du retour des Bourbons, il accommodait sa vanité avec les malheurs qu’il avait attirés sur son pays.»