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95126 août 2007 — On ignore si cela était voulu, on devrait même en douter par habitude de scepticisme et d’ironie, — mais le discours de GW Bush (le 21 août) où il compare un retrait éventuel d’Irak au retrait du Vietnam pourrait être un coup de maître, — une nullité historique mais un coup de maître psychologique, dans une capitale (Washington D.C.) où, la psychologie que tout le monde subit a toujours été plus importante que l’histoire que personne ne connaît.
Un article du Sunday Times de Londres de ce matin affirme que ce changement dans l’argumentation a été préparé de longue date…
«When President George W Bush invoked the memory of Vietnam to justify staying in Iraq, he was drawing on a new wave of revisionist history which maintains that America did not lose the war, but the will to win.
»“Three decades later there is a legitimate debate about how we got into the Vietnam war and how we left,” Bush said in a speech to army veterans last week. White House insiders admitted it was a risky topic which had previously been left to the antiwar movement. Americans generally prefer to forget Indochina and remember who won the cold war.
»Yet as the prospect of victory in Iraq has receded, the lessons of Vietnam have provoked intense discussion among historians and in current affairs magazines such as the neo-conservative Weekly Standard.
»Bush has been quietly paying attention and had been thinking for months about the right moment to bring Vietnam into the debate, according to a White House official…»
Il n’est vraiment pas temps de faire des considérations historiques, — lesquelles, à Washington, sont toujours biaisées par les considérations politiques du moment, — que, justement, d’apprécier l’impact politique, par le biais psychologique, de l’analogie historique évoquée dans le discours.
C’est une technique courante de la dialectique faussaire et sophiste de faire une analogie dans un débat polémique, et de transférer cette polémique sur la référence historique de l’analogie. Elle réussit lorsque vos adversaires dans la polémique ont aussi quelque chose à se reprocher, notamment dans le cadre de cette analogie. Dans le cas présent, c’est une réussite parce qu’un débat a été élargi, qui dépasse largement la situation politique. GW est ainsi passé de la position d’accusé et de loser solitaire à celle d’acteur logique dans un débat où ce qui est mis en cause, sinon en accusation, c’est la politique extérieure des USA en général, remontant largement dans le passé au-delà de la rupture de 9/11 puisqu’on remonte à la fin du Vietnam.
Le coup de maître de GW est d’avoir accepté dans sa dialectique ce qui était jusqu’alors inacceptable pour lui. Jusqu’alors, il argumentait sur la nécessité et l’inéluctabilité d’une victoire. Cela permettait à ses adversaires, par la simple confrontation avec les faits, à la fois de ridiculiser le discours et de poser l’argument évident : “il vaut mieux s’en aller que courir derrière l’impossible en aggravant encore notre situation”. Désormais, il introduit l’hypothèse de la défaite avec l’aide puissante de l’analogie historique (le Vietnam) sous forme d’imagerie: “eh bien soit, faisons comme pour le Vietnam, acceptons la défaite, partons et voyons ce qui se passera, — la même chose qui s’est passée au Vietnam”.
(Ce n’est pas la première fois que GW Bush envisage la défaite dans sa dialectique. Il l’a déjà fait une fois, en janvier dernier, en annonçant l’actuelle “offensive”. Cette annonce était prémonitoire, en un sens, de la dialectique de son discours sur l’analogie avec le Vietnam.)
L’efficacité de l’argument de la défaite n’est pas historique ni même politique. L'argument est conclu par la “narrative” de Bush absolument gratuite et infondée, totalement virtualiste, qu’en refusant de faire en Irak comme les USA firent au Vietnam, la victoire en Irak est assurée. (Cela va de pair avec sa réinterprétation de l’histoire [le Vietnam] typique de la droite US : “si l’on était resté au Vietnam jusqu’au bout, si nous avions assumé notre engagement, nous aurions gagné”. C’est une hypothèse au mieux gratuite, au pire faussaire. En 1969-70, l’armée américaine au Vietnam était épuisée et au bord de la désintégration, avec l’indiscipline parfois proche de la mutinerie, les problèmes de drogue, etc. La vietnamisation répondait aussi bien à la préoccupation d’éviter de graves problèmes structurels à l’U.S. Army au Vietnam avec la perspective de graves revers ; le climat était également détestable au sein de l’U.S. Navy, notamment au niveau des relations raciales.)
Par contre, l’efficacité psychologique du discours est indéniable. Elle se constate en plusieurs points :
• L’inacceptation de la défaite est encore plus forte pour la psychologie du système que la dénonciation de la chimère de l’inéluctabilité de la victoire. Envisager un arrangement de retrait sans avancer le mot “défaite”, c’est une manœuvre politique acceptable; évoquer la possibilité d’une “défaite” provoquée par une décision de retrait avec des conséquences renvoyant à l’analogie vietnamienne, c’est mettre en cause le fondement du système lui-même. Même le rapport de l’Iraq Study Group n’envisageait pas la défaite: il recommandait un retrait, avec maintien de bases, transfert du pouvoir aux Irakiens, arrangement avec les voisins, etc. Curieusement, GW ramène sans le vouloir l’establishment à la possible/probable réalité, comme déjà envisagé, et il dit implicitement (toujours sans le vouloir puisqu’il n’évoque que le désordre qu’un retrait US laisserait soi-disant derrière lui, — mais tout le monde saute à la conclusion de la défaite US): “si nous partons, notre départ se transformera vite en déroute, comme au Vietnam en 1972-75”. (Bien entendu, là s’arrête l’évocation de la ”réalité” puisqu’il promet la victoire en Irak comme alternative.)
• D’un seul coup, en évoquant cette perspective d’une défaite ou d’une déroute, GW met en cause tout le système, au travers de la politique expansionniste et belliciste de ce système qui précède largement sa propre politique. Il force le système à partager sa responsabilité, ou plutôt son irresponsabilité. Il dit implicitement: “si nous connaissons la défaite en Irak, ce n’est pas ma politique qui sera battue mais toute la politique du système dont ma politique n’est que le prolongement logique”. Et cela n’est pas faux… Il met en cause plus d’un demi-siècle de politique interventionniste, y compris, pour le camp démocrate, la politique Kennedy-Johnson qui conduisit à l’engagement US au Vietnam.
• La défaite, dit Bush, conduira à une catastrophe au Moyen-Orient, comme ce fut le cas dans tout l’Indochine après le départ US du Vietnam. La chose est d’autant plus grave, suggère-t-il, que les USA auront ainsi failli à leur devoir moral en permettant aux “forces du mal” d’étendre leur emprise. C’est faire appel au caractère d’inculpabilité de la psychologie américaniste, à l’incapacité de cette psychologie non seulement d’admettre mais de comprendre qu’elle porte la responsabilité de tout l’enchaînement des événements qu’elle provoque directement ou indirectement par ses interventions. Lew Rockwell écrit le 24 août : «In the case of Vietnam, there would have been no such thing as the Khmer Rouge regime in Cambodia had the U.S. not embraced Pol Pot. In the same way, al-Qaeda got its start during the Cold War because the U.S. saw the radical Islamicists as anti-communist allies. The extremists in Afghanistan were once seen as glorious freedom fighters. Their training camps, guns, and furnished caves were provided courtesy of the U.S. taxpayer.» Mais l’on sait que Rockwell, un libertarien, est un opposant à toute interventionnisme extérieur et lui est assez libre pour élargir la critique dans le champ qui importe.
• Il serait logique de penser, comme font certains, qu’un départ US d’Irak n’amènerait nullement le chaos en Irak puis au Moyen-Orient, mais au contraire une certaine re-stabilisation. La chose est aisée à comprendre pour un observateur moyennement doué tant il est manifeste, depuis 1990 et l’autorisation implicite donnée par les USA à Saddam d’attaquer le Koweït, que les USA sont le ferment fondamental de déstabilisation dans la région. On admettra aussitôt que ce n’est certainement pas la pensée dominante à Washington. Au contraire, l’entreprise irakienne a été lancée et soutenue au nom de plusieurs arguments, dont certains sont évidemment moraux. Les cyniques qui se couvrent du manteau du réalisme ont tort de s’en tenir aux arguments sonnants et trébuchants, pétrole et bases militaires en tête. Les arguments moraux sont fondamentaux pour la psychologie américaniste, qui s’appuie depuis un siècle sur la guerre morale pour justifier son entreprise expansionniste. L’analogie faite par GW entre le situation en Indochine après le départ US et celle que connaîtrait soi-disant la région du Moyen-Orient constitue de ce point de vue un argument difficile à réfuter pour tout membre de l’establishment, malgré sa légèreté historique, — mais c’est bien de psychologie que l’on parle ici. Cet argument moral prend toute sa force à la lumière de l’hypothèse implicite de la défaite ; la défaite (le retrait…) devient l’équivalent d’une déroute de la morale américaniste. C’est pesant pour ces psychologies si fragiles.
Effectivement, nous ne sommes pas ici pour une leçon d’histoire courante mais pour une observation psychologique, à partir de la vision la plus large possible des effets de cette psychologie sur l’Histoire, — celle qui nous intéresse, la grande Histoire, sans rapport de ce point de vue historique avec la “narrative” de Bush et les tourments moraux de l’establishment. Peu nous importent donc les débats intéressés et soi-disant historiques que le discours de Bush a suscités. Peu nous importe que Christopher Hitchens trouve autant de vertus à l’oncle Ho qu’il trouve de vices à Saddam, ce qui lui permet de se justifier d’avoir été un trotskiste anti-US et anti-guerre en 1968, et un “libéral-faucon” pro-Pentagone et pro-guerre en 2003. (D’ailleurs, Hitchens, s’il dénonce le discours de Bush, n’en reste pas moins ferme sur son soutien à cette guerre capitale pour la libération de l’humanité que fut l’attaque de l’Irak en 2003. C’est là l’agitation de conscience classique de l’intelligentsia occidentale, pour se justifier d’être passée de la gauche marxiste à la droite américaniste entre 1968 et 2003.)
Le drame vietnamien n’a pas l’importance historique qu’on lui attribue à cause de ce qu’il est, à cause de la tragédie qui se passa au Vietnam. De même, le drame irakien n’a pas son importance historique à cause de ce qui se passe en Irak. Ce qui compte, ce qui est fondamentalement historique et d’une importance fondamentale pour nous tous, c’est le rôle de ces deux drames dans la course pan-expansionniste de l’américanisme et, par conséquent, leurs effets à Washington. Pour cette raison, on parle, dans le cas de l’analogie soulevée par Bush, de l’effet psychologique produit à Washington.
En mettant l’establishment américaniste devant le spectre de la tragédie vietnamienne et ce qui s’ensuivit, en faisant de ce spectre une sorte de “modèle” prévisionnel des conditions du retrait US du conflit irakien, — quelle que soit la fausseté partisane de l’analogie, — Bush donne une nouvelle dimension à la place de la tragédie irakienne dans la psychologie américaniste. En un sens, il remporte une victoire psychologique en accentuant l’enchaînement de Washington à la situation irakienne et en rendant d’autant plus difficile un retrait. Bien entendu, sa “victoire” s’arrête là car elle ne donnera pas pour autant la victoire aux USA en Irak, sur le terrain. Au contraire, elle accroît, en rendant plus difficile un retrait, la possibilité d’une défaite US majeure. En ce sens, dans son entêtement opiniâtre à n’imaginer rien d’autre que “sa” guerre et la nécessité impossible de la gagner, le petit GW se confirme de plus en plus comme l’homme du destin catastrophique de l’américanisme.