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7 septembre 2007 — Commençons par le petit bout de la lorgnette. Mais c’est l’essentiel par les temps qui courent, en France ou ailleurs. Il suffit de relever cette remarque dans le rapport de Hubert Védrine, — non sans observer que c’est la première qui vient sous sa plume dans le chapitre La question de l’OTAN de son rapport, signe de l’importance qu’il faut accorder à ce “petit bout de la lorgnette” :
«Les militaires mettent en avant la commodité pratique, la cohérence de la formation et des méthodes de combat avec les autres armées alliées de l'OTAN, “l'interopérabilité”. Ils n'ont d'ailleurs, à quelques personnalités près, jamais été très favorables aux décisions prises par le général de Gaulle et n'ont eu de cesse de demander aux responsables politiques l'autorisation de renouer des relations pratiques très étroites avec l'armée américaine et avec l'OTAN, ce qu'ils ont obtenu. Ils espèrent une normalisation plus complète.»
Védrine montre aussitôt la spéciosité de ces arguments techniques, quelques lignes plus loin, — chose que toute personne un tant soit peu informée sait parfaitement. («Voilà mes généraux préférés!» s’exclamait fameusement et en un français impeccable le précédent [jusqu’en 2005] SACEUR, le général du Marine Corps James Jones, lorsqu’il arrivait à une réception où il retrouvait des officiers généraux français avec lesquels il travaillait. Jones ne cacha jamais l’estime où il tenait les Français, et qu’il s’agissait, et de loin, des forces avec lesquelles il travaillait le mieux. Les Français non intégrés sont les partenaires les plus sérieux, pensait et disait Jones.)
Védrine : «…on ne peut pas affirmer que quoi que ce soit dans la situation actuelle de la France par rapport à l'OTAN la gêne, des arrangements concrets et satisfaisants ayant été trouvés sur chaque point. Des forces françaises participent à plusieurs opérations de l'OTAN. Leur valeur militaire est reconnue. Des entreprises françaises réussissent à remporter les appels d'offres de l'OTAN quand ils sont méthodiquement préparés.»
Complétons ces remarques de l’ancien ministre d’une autre, d’une source française diplomatique dont nous avons toujours apprécié l’esprit indépendant, et qui décrit une situation dont tout le monde doit être également conscient : «Il est certain que les militaires français constituent une des principales forces pour le retour de la France dans l’OTAN, une force dynamique qui ne s’exprime que par des arguments en apparence innocents de “commodité pratique” comme dit Védrine. En fait, il y a là un phénomène socio-professionnel; L’OTAN est une pépinière de postes intéressants, bien payés, vraiment très bien payés, dans une machinerie bureaucratique confortable. Les militaires français s’y trouveraient bien mieux à leur aise, socialement et professionnellement, et c’est en bonne part pour cela qu’ils veulent la réintégration.»
Passons à l’autre bout de la lorgnette, le gros. Pourquoi pas l’intégration dans l’OTAN? Irwin M. Wall, — dont nous avons beaucoup parlé à propos de ce livre — donne la réponse à cette question dans son Les Etats-Unis et la guerre d’Algérie, dans deux remarques intéressantes, p.262 et p.362 :
• P.262 : «Si de Gaulle demandait une défense nationale et non pas intégrée, c’était pour des raisons politiques. Les problèmes que la France avait avec ses militaires venaient en partie de ce que ceux-ci n’avaient pas suffisamment conscience de leur rôle de défenseurs de la France du fait de leur appartenance à l’OTAN. Le général rendait ainsi le système intégré de l’OTAN responsable de l’incapacité de la IVème république de contrôler son armée…»
• P.363 : «Pour [de Gaulle], l’intégration des forces françaises dans l’OTAN était inacceptable : la tentative de putsch d’avril était une conséquence de la “dénationalisation” des défenses de la France, qui avait fait perdre aux militaires le sens de leur responsabilité nationale. L’insurrection était la faute du système intégré de l’OTAN plutôt que du problème algérien.» (L’un des quatre généraux putschistes d’avril 1961, celui dont la ralliement au projet avait été déterminant, était le général Maurice Challe, qui avait été commandant en chef du secteur Centre-Europe [AFCENT] du commandement intégré OTAN avant de prendre le commandement en Algérie en 1959.)
Conclusion à ce point: la réintégration dans l’OTAN n’est ni une question technique et/ou militaire, ni une question de solidarité occidentale, ni rien de cette sorte. D’un côté, c’est une question d’emploi bien rémunéré. De l’autre, et pour l’essentiel, c’est une question d’indépendance et d’identité nationale.
Sur ce dernier point, répétons notre pensée (notre analogie) : de même, la question du référendum de mai 2005 était une question d’indépendance et d’identité nationale, contre l’“européisme” supranational. Il n’est pas “surprenant” que l’on retrouve dans ce cas la même situation qu’en mai 2005, ce gouffre entre “nos-élites” et le reste, — vous, moi, etc. (Répétons la remarque de Védrine à propos d’un rapprochement avec les USA, qui vaut pour la réintégration de l’OTAN, — et le qualificatif “surprenant” n’est là, nous en sommes sûrs, que pour la forme: «Il est surprenant de constater que cette tentation est forte, comme pour l'européisme, dans les élites — mais quasiment pas dans la population.»)
Sur le fait même de la réintégration dans l’OTAN, il est notable, sinon significatif de la profondeur de la conviction, que cette poussée s’exerce au moment où l’OTAN est dans une situation de très grand désarroi. Divers engagements ou crises en cours (l’Afghanistan, les missiles anti-missiles) suscitent des affrontements très vifs entre ses membres. Cette alliance est devenue une tour de Babel bureaucratique dont même les membres les plus récents n’hésitent pas à affirmer avec cynisme qu’elle ne leur est même plus utile (voir les Polonais disant leur préférence pour un accord bilatéral avec les USA sur les anti-missiles, à un accord au sein de l’OTAN). Dans cette ambiance générale, la France, par sa situation spéciale, a une position confortable et une influence très grande. Il est connu que, dans les conseils de l’Atlantique Nord, deux seules voix s’expriment parce qu’elles sont les seules à avoir quelque chose à dire et qu’elles ont l’influence et la souveraineté qui font qu’on les écoute: celle des USA et celle de la France. Une réintégration nous ramènerait au constat de Védrine : «Sur les États-Unis cela donnerait à la France une influence comparable à celle des autres alliés, c'est-à-dire quasi nulle.»
C’est un curieux psychodrame. En 1995, Chirac entreprit exactement cette démarche dont on débat ici, sans tambour ni trompette, sans soulever la moindre vague ni quelque intérêt grand-public ou dans “nos-élites” que ce soit. Le résultat est connu : nada, — sauf quelques concessions françaises, c’est-à-dire quelques amorces de réintégration, sans rien en échange. Nous le répétons avec force: la question de la réintégration de l’OTAN se pose avec chaque nouveau président d'une façon ou l'autre, comme une sorte d’automatisme ou de bon voeu machinal, type-péché originel qu’il est convenu de tenter de laver. Les choses se passant dans une semi-clandestinité due surtout à l’indifférence du temps courant de “nos-élites”, comme en 1995-96, l’échec ne laissait guère de trace.
Mais notre cas sarkozien est paradoxal. Le nouveau président est précédé, accompagné, harnaché, enrubanné d’une telle réputation d’atlantiste, de “Sarko l’Américain” ou d’“Américain manqué” (Gopnik), qu’il a soulevé tout l’intérêt énamouré de “nos-élites”, passionnées par tout ce qui brille et persuadées qu’elles tiennent enfin le bon coup. La même tentative qu’en 1995-96 est soudain annoncée, applaudie, crainte, encensée, dénoncée dans un concert étourdissant et un tintamarre polémique qui risquent de conduire à des effets inattendus, — avant même qu’elle soit lancée. (Védrine, répondant le 5 septembre au Figaro, qui évoque la question avec une ironie sarcastique destinée aux anti-atlantistes : «Le président Sarkozy et son ministre Kouchner en ont-ils commis le péché [d’atlantisme]? “Non, répond Védrine, jusqu'à présent, ils ont été prudents et pragmatiques. Mais c'est un débat qu'il faut oser ouvrir en France!”»)
Du côté de la bureaucratie, la dynamique est lancée, vous fait-on savoir, l’œil humide et entendu, elle précède même le coup de sifflet de départ. A la représentation permanente de la France à l’UE, à Bruxelles, on vous confie que les contacts avec l’OTAN se multiplient, et l’on n’en est pas peu fier, comme si la réintégration était chose acquise et chose vertueusement indiscutable. A un curieux qui l’interrogeait sur le passage du discours du 27 août consacré à la possibilité d’une rénovation de l’OTAN avec la France s’en rapprochant, et suggérant qu’il s’agissait de “pure tactique”, l’un des rédacteurs du discours répondit : «Pas du tout, c’est très sérieux.» Bref, on fait l’important.
(…Et l’on confirme une petite idée qui n’est pas sans intérêt: que la tentation du néo-atlantisme n’est nullement née de l’éventuel complot d’un Sarko démonisé mais qu’elle est d’abord une puissante tentation qui touche aussi bien notre bureaucratie de sécurité nationale que “nos-élites”. On sait bien que de Gaulle a imposé à “nos-élites” et aux bureaucraties françaises concernées le retrait de l’organisation intégrée. Par conséquent, il faut voir venir la place que Sarko prendra dans ce concert.)
Fine mouche, Védrine a inscrit dans son discours : réintégration dans l’OTAN, why not si l’OTAN se renouvelle? D’où ce passage dans son rapport :
«Pour la France rejoindre une OTAN réformée grâce à la bonne gestion de sa disponibilité pour un rapprochement, aurait une toute autre allure, et une autre signification, que de “rentrer dans l'OTAN”.
»Que pourrait être une “OTAN nouvelle”?
»• une organisation qui irait plus loin dans la reconnaissance de l'autonomie du pilier européen de l'alliance que les arrangements actuels, ce qui suppose que les européens se mettent au préalable d'accord sur ce qu'ils veulent obtenir et les responsabilités qu'ils sont prêts à prendre.
»• une organisation qui accepterait en son sein le débat entre alliés (et non entre vassaux) sur les options stratégiques et tactiques, par exemple sur l'avenir de la dissuasion ou sur la combinaison défense/dissuasion.
»• une organisation dont tous les membres européens prendraient leur part des dépenses militaires.
»• une organisation qui clarifierait son aire géographique, son rôle et ses missions devenues confuses à force d'être constamment étendues.»
… “Fine mouche”, parce qu’ainsi Védrine introduit l’idée du donnant-donnant, irrésistible pour un Sarkozy, l’homme du «It is goodbye to naivety» (fini, le temps des concessions unilatérales). Si la France proclame son intention de réintégrer l’OTAN, il faudra qu’elle demande bien des choses en échange. Ca, c’est un langage que comprend Sarkozy. Et c’est alors que la fête commence.
Nous aurions alors deux très gros effets possibles avec un événement parallèle en plus :
• En France, un débat sur l’atlantisme, sur le rapprochement avec les USA, sur l’OTAN, etc., qui pourrait par inadvertance donner la parole à autre chose qu’à “nos-élites”, un peu comme en mai 2005. On pourrait avoir de très intéressantes surprises, comme on en eut une le 29 mai 2005. (Le paradoxe est que nous aurions pu avoir ce même débat en 1995-96 avec Chirac en accusé-vedette manigançant la réintégration. Entre temps, Chirac est devenu le patron-saint de la résistance à l’américanisme et à l'OTAN. Ainsi soit-il.)
• Au niveau transatlantique, des négociations avec les USA, où l’on découvrirait avec une surprise émouvante que les USA, avec un gouvernement informe et des bureaucraties radicalisées, ne sont prêts comme d’habitude à lâcher sur rien. D’où la possibilité extrêmement probable d’un échec qui, dans le climat actuel, serait retentissant et entraînerait de fortes tensions entre France et USA. Rien de mieux qu’une tentative de rapprochement pour mettre à jour tout ce qui nous sépare jusqu’à l’affrontement.
• Ajoutons, cerise sur le gâteau, que tout cela se ferait alors qu’on prépare par ailleurs, du côté français, une initiative considérable sur la défense européenne pour juillet-décembre 2008. On pourrait imaginer mieux pour détendre l’atmosphère franco-US et euro-atlantique.
Par conséquent, notre affaire est loin d’être finie, on pourrait avancer plutôt qu’elle commence. Elle sera entrecoupée, pour éclairer le débat, de sympathiques anecdotes sur les fréquentations que nous nous préparons à avoir (du type : nos grands alliés préparant une attaque nucléaire subreptice contre l’Iran en faisant se balader “par erreur” un B-52 bardé de nucléaire de Minot AFB à Barksdale AFB).
L’intérêt de cette grande affaire France-OTAN est de connaître la place que va occuper Sarko. Ne parlons pas de ses convictions qui sont pour l’instant classées “Secret Défense”. Observons simplement que, s’il a de bons conseillers, le président pourrait s’apercevoir qu’il court le risque, en étreignant un peu trop l’option atlantiste, de se laisser emporter par “nos-élites” alliées à la bureaucratie militaire dans une aventure où il pourrait se retrouver isolé du bon peuple de France comme Chirac se retrouva au lendemain du 29 mai 2005. Il y a de quoi faire réfléchir un Sarkozy, alors que 2012 et ses présidentielles ne sont jamais si loin qu’on croit. La solution élégante? Des exigences gigantesques pour réintégrer l’OTAN, à-la-Védrine. Succès garanti, c’est-à-dire échec assuré.
…Ainsi la réintégration de la France dans l’OTAN continuerait-elle à être l’opéra-bouffe dont nous parlons, celui où les figurants s’exclament “Marchons ! Marchons !” en faisant du sur-place.
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