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100414 septembre 2007 — Le programme JSF entre dans une nouvelle phase, ou plutôt on l’y fait entrer. Il s’agit d’une nouvelle phase dans la perception qu’on a du programme, une nouvelle phase médiatique, ou plus généralement virtualiste ; dans notre époque, c’est important, dans le cas du JSF qui est un programme construit sur une formidable présentation médiatique et virtualiste c’est essentiel.
La nouvelle phase, c’est la phase d’appréciation critique des capacités opérationnelles de l’avion. Le JSF est construit sur plusieurs mythes :
• le mythe de la coopération internationale intégrée avec les USA, qui a été accepté d’emblée et avec un enthousiasme militant au début du programme, qui est désormais largement en suspens en attendant la démonstration de sa validité suivant les développements du programme;
• le mythe de la technologie avancée accessible dans le circuit international, qui est pour l’instant dépendant de la réalité des transferts qu’effectueront les Etats-Unis;
• le mythe de l’avion avancé obtenu à bas prix grâce à la maîtrise de la gestion et à la production de masse, qui est d’ores et déjà très fortement annulé par les réalités des coûts effectifs du programme multipliant par trois le coût unitaire prévu au départ;
• enfin le mythe de l’intervention opérationnelle multiforme, multi-missions, excellente dans tous les domaines; c’était justement le mythe le moins contesté, c’est lui qui est aujourd’hui mis en cause.
Deux événements vont dans le sens du dernier point dont on tentera plus loin d’apprécier l’importance. Le premier a déjà été vu et constitue un événement d’une grande importance : la décision israélienne de reculer l’entrée en service du JSF (de 2014 à 2015-2016) et, surtout, de réduire radicalement la commande de l’avion jusqu’à en faire une unité complètement marginale: de 100 à 25 exemplaires.
A cela s’ajoute une analyse importante du Center of Defense Information (CDI). Elle est mise en ligne le 10 septembre sous les plumes d'Elise Szabo et de Winslow Wheeler.
(Le sérieux du CDI dans les matières militaires, surtout les questions d’armement, est reconnu. Cet institut de type “réformiste” appuie sa critique sur une très forte expertise technique. Le nom de Wheeler est particulièrement intéressant. Il s’agit d’un expert qui vient des commissions ad hoc du Congrès et du GAO, avec une connaissance très grande des processus budgétaires et des pratiques habituelles du Pentagone. Devenu directeur du Straus Military Reform Project au CDI, il s’est déjà signalé par des études importantes sur les réalités du budget du Pentagone.)
Le rapport du CDI (également disponible sur UPI, ce qui constitue un indice intéressant de sa diffusion) est une attaque générale contre le JSF, dans tous les domaines, — celui de sa rentabilité, celui de l’efficacité, celui de l’utilité opérationnelle, etc. Le rapport donne le prix du JSF, hors de tout artifice et des promesses coutumières de baisse des services de communication de Lockheed Martin, à $122 millions l’exemplaire. L’avion est caractérisé notamment par ces jugements radicaux : «…a significant performance step backwards, but one that comes at great cost» et «more a threat to the U.S. military’s efforts to modernize its tactical aviation capabilities than a solution». Cette sorte de critique pourrait être jugé excessive s'il n'y avait la bonne réputation justifiée de ceux qui l'émettent, et la confirmation indirecte que représente la radicalité de la décision israélienne (c'est la première fois depuis l'établissement des liens qu'on connaît entre Israël et les USA, soit depuis la guerre des Six Jours de 1967, qu'Israël prend une telle décision qui signifie le rejet d'un nouveau matériel aéronautique US après un soutien initial). L'aspect radical qu'on relève ici doit faire s'interroger de manière fondamentale sur la valeur du matériel proposé (le JSF), non pas dans l'absolu selon les règles internes du Pentagone et de l'industrie US, mais par rapport à une réalité politique et militaire en complet bouleversement.
Le point qui nous intéresse particulièrement est la dernière partie de l’analyse, qui est une critique meurtrière de l’utilité et des capacités opérationnelles du JSF. C’est de cette façon que cette analyse doit être vue comme complémentaire de la décision d’Israël (annoncée le même jour de la mise en ligne de l’analyse, donc non mentionnée dans cette analyse).
«Like many of its multi-role predecessor aircraft, the F-35 may well turn out to be a “jack of all trades but a master of none.” Performance compromises in specialized roles are already quite obvious in the close air support (CAS) mission where the F-35 purports to replace the A-10. As a fighter-bomber design, the F-35 is inherently too fast to find targets on the ground independently (that is, without being cued directly to the intended target with external assistance), too limited in range, duration, and weapons payload to persist in the air over ground combat areas, and too thin skinned and delicate to survive tactical air defenses typical on the conventional battlefield. The absence of a more serious air to ground cannon, such as the A-10’s GAU-8, even further limits the F-35 in the close air support role.
»Similarly, F-35 performance in comparison to existing aircraft in other fighter or bomber roles will remain fundamentally unknown unless and until there are serious side by side flight test comparisons in specific mission tasks with existing aircraft such as the F-117, F-15E, F-16 and F-18. Such specific side by side tests are, however, not included in the inadequate F-35 test plan. Just as in the case of the A-10’s specific mission, there may well be too many negative trade offs to achieve the multi-role design of the F-35 to make it an effective, let alone affordable, replacement for existing aircraft in the missions now addressed by the F-16 and other aircraft. Only large amounts of rigorous testing and honest reporting will tell, but we may never know until it is very much too late.
( …)
»It may be that for some, perhaps all, missions, the JSF is a significant performance step backwards, but one that comes at great cost. As a result, the JSF program may be more a threat to the U.S. military’s efforts to modernize its tactical aviation capabilities than a solution. Whatever value the JSF program might have is that of a technology demonstrator, for which production of more than a very small number of test samples is unnecessary. If the program can demonstrate significant performance advantages over existing designs, at anything even approximating its yet-to-be determined but substantially higher costs, there may then emerge a reason to proceed. The absence of any known major counter-air fighter threat from a competing air force means that there is certainly no need to rush into buying a “pig in a poke.”
»The F-35 is a classic case of the longstanding problems in our weapons procurement system. Unrealistic promises for cost, performance, and maintainability are made; no one in DOD or Congress performs real oversight of the “buy-in” assertions, and a material and political commitment is made to the program. Once the latter is accomplished, the real acquisition costs and performance compromises inevitably become manifest, at which point a rational decision is opposed by the politicians in the Pentagon and Congress because the entire camel is already in the tent.»
“Nouvelle phase”, disons-nous, qui est la phase de la réalité elle-même de l’avion de combat. C’est-à-dire que le programme JSF, jusqu’alors “encoconné” dans un environnement de mythes et une “narrative” absolument virtualiste, est désormais de plus en plus nettement confronté à la réalité. Il s’avère que certains des effets de cette confrontation sont violents.
• La décision israélienne, qu’on se garde bien de trop commenter dans le monde médiatique anglo-saxon, est un terrible jugement sur l’utilité du JSF. La courbe d’intérêt pour le programme JSF est en train de s’inverser, suivant un cheminement inverse à celui du programme F-16: enthousiasme au début (méfiance au début du programme F-16, décidé pour la seule raison d’assurer une commande de quatre pays européens), méfiance progressive (envolée de la confiance dans le programme F-16, notamment chez les Israéliens, à partir de 1978-79 et l’entrée en service dans l’USAF et les forces des quatre pays européens). Cette évolution correspond à la rencontre de la réalité.
• L’aspect opérationnel du JSF, qui reste l’essentiel en général pour un avion de combat, était jusqu’ici tenu pour acquis. Cet avion étant présenté comme une prouesse technologique assurée du soutien de la puissance US, commence à se heurter à deux obstacles qui auraient paru impensables il y a 5 ans : la mise en cause de l’utilité de la technologie dans le nouveau type de guerre (G4G) et le déclin de la puissance US.
D’une façon générale, la critique de l’analyse CDI reflète un malaise général en progression, de même que la décision israélienne reflète comme on l’a vu un malaise israélien découlant de la “deuxième guerre du Liban” de juillet-août 2006. Ce malaise général découle notamment, à partir de l’écho public et médiatique de la chose, du rapport évident entre les pertes civiles causées par des interventions aériennes très fréquentes en Irak et en Afghanistan, et les grandes difficulltés politiques dans l'évolution du cours de ces guerres (surtout en Afghanistan) à cause des tensions avec les populations et les autorités civiles. Ces pertes sont souvent causées par des erreurs de tir résultant de la rapidité et de l’automatisme des interventions, en fonction notamment de la difficulté d’avoir des renseignements fiables pour diriger ces tirs mais aussi de la confusion et de la complexité des cibles attaquées. Ce domaine de la critique, que nous avions souligné nous-mêmes à propos du déploiement du Typhoon en Afghanistan, est largement développé dans l’analyse CDI, pour la mission de l’appui tactique rapproché (CAS, pour close air-support), — de loin la mission la plus souvent effectuée dans le type de guerre en cours. La critique développée ici est d’autant plus pertinente qu’elle porte sur une comparaison avec le A-10, avion datant des années 1970 dont la mise à la retraite complète par l’USAF a été décidée à deux reprises (fin des années 1980 et fin des années 1990) et deux fois reportée à cause de l’utilité réaffirmée de l’avion dans les conflits (c’est notamment l’efficacité du A-10 durant les combats de la première guerre du Golfe, en 1991, qui sauvèrent cet avion d’une élimination certaine):
«Performance compromises in specialized roles are already quite obvious in the close air support (CAS) mission where the F-35 purports to replace the A-10. As a fighter-bomber design, the F-35 is inherently too fast to find targets on the ground independently (that is, without being cued directly to the intended target with external assistance), too limited in range, duration, and weapons payload to persist in the air over ground combat areas, and too thin skinned and delicate to survive tactical air defenses typical on the conventional battlefield.»
La forme de cette critique annonce un nouveau cycle d’appréciation du programme JSF, qui risque de conduire à des exigences d’évaluation de la part du Congrès, notamment dans des campagnes d’essai en comparaison avec des avions d’ores et déjà en service. Le cas est classique lorsqu’on entre dans le champ de controverses opérationnelles, alors que, par ailleurs, le programme mis en question connaît des problèmes très sérieux de dépassements de coûts et de délais.
Dans ce cadre, la décision israélienne pèsera également beaucoup, parce qu’elle représente une véritable marginalisation du JSF dans les plans de guerre de la force aérienne israélienne pour 10-20 prochaines années. La présence ferme d’Israël dans le programme était jugée, par les Américains, comme une garantie de sa qualité opérationnelle. On comprend que cette décision suscite l’effet inverse.
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