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161719 septembre 2007 — La crise iranienne a atteint ces derniers jours un nouveau paroxysme de la tension. (Il devrait y en avoir d’autres, la crise iranienne connaissant un développement chaotique plus qu'ordonné.) Il s’agit d’un “moment” de la crise où l’on peut distinguer un “ordre de bataille” plus précisément éclairé. La radicalisation de la crise met un peu mieux en évidence les positions des uns et des autres.
Ci-dessous, quelques observations sur trois aspects de cette crise.
La position française est clairement perçue comme un durcissement contre l’Iran. On voit s’accentuer l’observation que nous faisions au lendemain du discours de Sarkozy du 27 août: «Le paradoxe du langage ferme et clair sur une question comme la crise iranienne est qu’il génère l’ambiguïté, alimente le quiproquo et peut conduire au dilemme, — ce qui peut être qualifié d’effet paradoxal et nourrit toutes les interprétations.» L’interprétation dominante est d’ores et déjà que la France s’aligne sur les USA, simplement parce qu’elle a affirmé de façon spectaculaire certains aspects de la crise ou de sa politique existant depuis déjà un certain temps. La tactique naturelle de Sarkozy (“le langage ferme et clair”) au niveau européen a donné des résultats qu’on doit juger favorables, en libérant la France de certaines contraintes; la cause en est que la situation européenne est suffisamment claire pour permettre cela. Dans le cas de cette crise iranienne, avec l’aide d’un ministre des affaires étrangères ennemi des vraies nuances et de l’habileté discrète, cette tactique produit un effet contraire; elle enferme la France dans des contraintes extrêmement lourdes. Affirmer et réaffirmer que “l’arme nucléaire iranienne est inacceptable” est un acte politique inutile et risqué où l’on risque des démentis fâcheux.
Ce que nous suggère également cette crise (et aussi, parallèlement, “la question de l’OTAN” comme l’appelle Hubert Védrine), c’est l'hypothèse d'une situation plus large que le débat autour de la position politique du président de la République, et renforçant ou suscitant cette position. On peut développer cette hypothèse autour de l'idée que la bureaucratie et l’appareil de sécurité nationale français (affaires étrangères, défense, renseignement) sembleraient pousser à l’application de ce qu’on pourrait interpréter comme une politique “occidentaliste” se démarquant de la politique gaulliste traditionnelle.
Cet appareil de sécurité nationale n’est plus bridé par un Chirac qui avait choisi la passivité dans cette crise (au contraire de la crise libanaise où il était dans la même position que les USA). Par “politique occidentaliste”, on entendrait une politique plus affirmée, voire à tendance implicitement agressive dans certains cas, une politique de pression très ferme à l’égard ou à l’encontre de pays non-occidentaux ou hors de la zone d’influence occidentale. Pourtant, on insiste bien chez les Français: la politique iranienne actuelle reste une politique autonome dont la conséquence est, pour ce cas, d’être aux côtés de Washington. Dans d’autres cas, ce pourrait être différent.
Cette affirmation est confirmée d’une certaine façon par l’embarras français lorsqu’est évoquée la possibilité d’une attaque US unilatérale. Cet embarras mesure les limites d’une politique française réduite à une tactique et enfermée dans la rigidité du discours sarkozien. Ou bien, la réponse est de dire: justement, le renforcement du front occidental suscité par la France tend à freiner Washington en lui ôtant une raison de briser ce front par une initiative militaire. C’est compter sans le maximalisme de l’équipe Bush et, surtout, le désordre washingtonien. Mais l’idée d’un “désordre washingtonien” n’est pas un facteur objectif à considérer dans le cadre d’une politique française dans la tradition du Quai, qui s’en tient aux seules politiques officielles, qui répugne à prendre en compte des dimensions irrationnelles ou extrémistes de la politique US. C’est là où le bât blesse dans la nouvelle approche française. Au contraire de contrôler le maximalisme irresponsable de Washington, elle a de vilaines chances (?) de s’en retrouver prisonnière. Que fera-t-on à ce moment? La guerre aux côtés de l’U.S. Air Force?
Il existe un “climat” dans cette bureaucratie française, qui tend vers la radicalisation, — comme si elle n’attendait que cela avec l’arrivée de Sarkozy. Les termes employés en donnent l’esprit. Constatant une forte division en Europe (l’Italie, l’Espagne et d’autres, contre des sanctions renforcées contre l’Iran), une source diplomatique française commente : «le parti munichois est très fort en Europe.» L’emploi presque automatique du terme “munichois” dans ce cas est significatif. La pensée par slogans est-elle considérée comme un progrès de la méthode diplomatique? Peu importe cette sorte de questions, on se trouve pour l’instant dans l’ivresse des choses soi-disant nouvelles et des rumeurs également enivrantes de réforme (de l’appareil diplomatique français comme de la politique).
En attendant, le “durcissement” français, essentiellement par affirmation et accentuation de façon tonitruante et dramatique d’une politique déjà en place, a obtenu des résultats qui laissent à penser: une image ternie et une influence en déclin dans les pays dits du tiers-monde; un isolement grandissant en Europe où nombre de pays européens (l’Autriche, l’Italie, l’Espagne) sont hostiles à l’idée de sanctions aggravées (alors que les Français voudraient en faire une politique de l’UE). La France pourrait-elle réussir cet étrange exploit d’avoir été minoritaire en Europe en 2003 pour s’être opposée à la guerre US en Irak et de se retrouver minoritaire en Europe en 2007 pour se trouver sur la même ligne que les USA contre l’Iran? Dans ce cas, la politique iranienne de la France, avec ses effets “collatéraux”, déforce une politique européenne de la France qui a produit jusqu’ici des effets favorables. Il faut savoir choisir ses priorités et distinguer les connexions entre elles.
Parmi les divers pays en lice, on observe avec intérêt la position russe. Une source diplomatique française met en évidence le rôle de la Russie: «Les Russes freinent au maximum. Ils ont une attitude politique forte, au contraire des Chinois dont la motivation est surtout commerciale. Leur jeu est clair dans cette crise. Il y a certes le cas iranien, mais il y a aussi la volonté évidente de nous faire payer diverses affaires, de l’humiliation générale subie dans les années 1990 à l’affaire des anti-missiles US en Europe. Dans cette crise iranienne, la Russie ne laissera pas faire.»
Devant cette situation, une réaction est de temporiser, notamment en disant: attendons le départ de Poutine, les Russes reviendront à de meilleurs sentiments. Notre source en doute grandement : «Ce n’est pas une politique Poutine, c’est une politique russe. Les Russes veulent nous faire payer les humiliations qu’ils ont subies. Ils veulent bloquer la politique de Washington. La Russie est un acteur stratégique majeur, qui tient beaucoup de cartes en main.»
Nous aurions tendance à accepter cette interprétation. Nous remarquons surtout que la Russie est le seul acteur qui, dans la crise iranienne, a une vision globale de la crise, plus large que le seul Iran. Pour elle, la crise iranienne ne peut se résumer à l’Iran. La crise englobe la région et tous les acteurs politiques dans cette région et autour, ce qui élargit l’évaluation au champ global. La Russie estime ainsi que c’est aussi la politique maximaliste US qui est en cause et qu’alors il faut parler du reste, notamment des anti-missiles US en Europe.
Il ne faut pas écarter la possibilité que la Russie, pour renforcer sa position actuelle dans la crise iranienne, décide de réactiver la crise des anti-missiles en Europe. Cela mettrait en évidence de graves divisions transatlantiques et européennes (un nombre important de partis socialistes de pays de l’UE, celui de l’Allemagne et ceux de pays du centre et de l’Est dans l’UE, viennent d’adopter une position commune hostile au système anti-missiles US). Le “front occidental” est diablement fragile dans ce cas, avec plusieurs gouvernements menacés par leur situation parlementaire. Répétons notre observation d’une autre façon: la Russie est, dans la crise iranienne, le seul pays héritier de la méthode gaulliste de considérer les crises dans leur cadre global, — autant pour la France, qui a abdiqué cette méthode dans cette crise en faisant sa stratégie d’une tactique (durcissement diplomatique pour obtenir un recul iranien).
La “nouvelle” position française est également caractérisée par la russophobie de l’appareil de sécurité nationale français, attitude aussi novatrice que la référence au KGB et à la Guerre froide, — on a la nouveauté qu’on peut. Vous retrouvez cette russophobie même chez les jeunes bureaucrates du Quai, comme si l’enseignement était dispensé à l’ENA par des stratèges anti-soviétiques des années 1960. Les Russes ont compris cela. Ils font jouer leurs habituelles tracasseries, elles aussi héritées du bon vieux temps, — Guerre froide contre Guerre froide. Ainsi, on a repris les contrôles d’identité tatillons du personnel de l’ambassade de France à Moscou.
Les institutions internationales tendent de plus en plus à avoir une politique autonome des puissances (essentiellement occidentales) qui mènent la politique de “négociations-pressions” avec l’Iran. C’est le cas d’ElBaradei, directeur de l’AIEA, qui fait l’objet d’une suspicion généralisée des Occidentaux («Il a un jeu trouble», dit une source diplomatique française, l’air entendu). D’une certaine façon, on pourrait considérer que la position d'ElBaradei, qui n’adopte pas une attitude nécessairement agressive contre l’Iran, compense largement la position intrinsèquement et hypocritement anti-iranienne du “front occidental”, fondée sur le sophisme d’exiger de l’Iran ce qu’on se garde bien de demander à Israël et au Pakistan. D’autre part ElBaradei tient une carte maîtresse : il est l’homme-clef de la négociation. Sans lui, tout contact sérieux est perdu avec Téhéran, ce que ne veut pas le “front occidental” (contrairement aux extrémistes de Washington).
Il est notable qu’ElBaradei est soutenu à fond par l’ONU, qui fait une attaque indirecte contre le “front occidentaliste” en l’accusant de risquer une perte de contrôle conduisant à la guerre. C’est ce qu’observe le Guardian d’hier.
«The UN's chief nuclear weapons inspector yesterday warned against the use of force against Iran, in what UN officials said was an attempt to halt an “out of control” drift to war.
»His outspoken remarks, which drew a parallel between Iran and Iraq, appeared to take aim at the US and Britain. They followed comments on Sunday night by the French foreign minister, Bernard Kouchner, who said: “We have to prepare for the worst,” adding “the worst is war”.
»“I would not talk about any use of force,” Mohamed ElBaradei told reporters at the International Atomic Energy Agency headquarters in Vienna. “There are rules on how to use force, and I would hope that everybody would have gotten the lesson after the Iraq situation, where 700,000 innocent civilians have lost their lives on the suspicion that a country has nuclear weapons.”»
(Appendice à la situation “hors de contrôle” mentionnée dans l’extrait, à propos de la déclaration de Kouchner, par un commentaire britannique reflétant une politique britannique plutôt mesurée, paradoxalement plus mesurée que la française: «A British official said yesterday that when the French foreign minister had raised the spectre of a conflict, he was “stating the obvious”. “The worst case scenario is a war with Iran, but meanwhile we are seeking a diplomatic solution,” the official said.»)
Malgré les apparences, la crise iranienne s’est remarquablement diversifiée. Elle comprend divers risques et inconnues. Nous aurions tendance à retenir trois remarques.
• La France a modifié son approche au nom d’une logique de fermeté diplomatique. C’est une curieuse évolution dans un temps où l’on trouve partout des pétards prêts à exploser en conflits nucléaires et où ce qui importerait, ce serait plutôt l’habileté et la nuance diplomatiques. Pour autant, les Français refusent l’accusation d’alignement sur Washington. Ils mettent en place une mécanique contradictoire qui peut les conduire à des graves déboires, voire des affrontements avec d’autres acteurs de la crise, y compris et paradoxalement avec les USA. (Les USA, eux, devraient considérer la position française comme un ralliement et être inclinés à en user à leur guise dans tous les cas, comme ils ont l’habitude avec leurs “alliés” [se renseigner auprès de Blair]. Cette sorte de perspective recèle toutes les possibilités de heurt du monde.) Le constat amusé qu’on pourrait faire est que cette phase ressemble à une sorte de purge; peut-être cela fait-il trop longtemps que la diplomatie française rêve d’être aux côtés des Américains? Alors, il lui faut goûter à la chose (“sans être alignée”); c’est une sorte de “le Quai s’ennuie” (comme Viansson-Ponté titrait «La France s’ennuie» dans Le Monde de mars 1968), — qui vaut d’ailleurs pour le domaine de la défense et des militaires étoilés également. Il n’est pas sûr que cela dure plus que mai 68.
• Il y a deux approches de la crise iranienne “à l’Ouest”. L’approche diplomatique qui concerne le seul problème du nucléaire iranien est celle des Européens (avec un doute pour les Britanniques qui ont des intérêts directs en Irak et les relations spéciales qu’on sait avec les USA). Les USA considèrent aujourd’hui la crise iranienne plus en fonction de la crise irakienne qu’en fonction du reste. Peut-être les Français ont-ils été informés ici ou là, entre la poire et le fromage (Sarko lors de son déjeuner d’août avec GW), des intentions US dans la crise, notamment des intentions d’attaque; mais ils devraient savoir, ces dirigeants français, que ces projets d’attaque sont le quotidien de la révélation médiatique US depuis deux ans et que, surtout, une décision US serait directement connectée aux événements en Irak, — et alors, quel rapport direct avec les négociations sur le nucléaire iranien? Cette différence de perspective va peser d’un poids de plus en plus lourd. Elle peut conduire à des divergences dans des moments très graves.
• Enfermés dans une vision étroite de cette crise, sans la dimension globale et stratégique qui importe, les Européens se sont montrés inattentifs aux dégâts “collatéraux” qu’ils causent. Ils vont pourtant devoir s’apercevoir qu’ils ont un front Est fragile. Les Russes ne feront pas de cadeau, surtout aux Européens de l'UE dont ils n'apprécient pas les pressions politiques pour cause d'humanitarisme et d'exacerbation des passions des pays de l'Est de l'UE, — et ils ont beaucoup d’imagination en ce moment. Comme on l’a dit, ils peuvent réactiver des crises menaçant la cohésion transatlantique, voire intra-européenne (les anti-missiles). Ils ont l’arme énergétique, à laquelle sont soumis nombre d’Européens. Les Russes ont beaucoup d’atouts pour sortir comme les grands gagnants de cette crise (si sortie il y a), notamment parce qu’ils ont la politique la plus indépendante et la plus souveraine en l’occurrence.
Les Français prônent depuis quelques années le constat et la nécessité d’un monde multipolaire (Sarko le 27 août après Chirac). Ils l’ont, aujourd’hui, beaucoup plus qu’ils ne pouvaient l’espérer. Le triste paradoxe est que cette multipolarité qui devait et doit favoriser la France n’est nullement exploitée à son avantage; la contradiction non moins attristante est que les Français semblent parfois croire qu’une certaine forme d’unipolarité (l’unipolarité de l’arrogance occidentale) peut encore survivre au sein de la multipolarié. A terme très rapide, car les choses vont vite, ils devront tirer ou payer les conséquences de cette conception.