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2931La question du secret, de l’illégalité, du clandestin, constitue dans le cas des USA un problème fascinant. Pour tenter de bien apprécier le phénomène et ne pas verser dans des explications fictives sinon fictionnelles qui risquent de discréditer l’ensemble de la démarche, il est absolument nécessaire de se munir d’yeux différents de ceux que nous utilisons pour observer les affaires européennes.
Hier, nous parlions de la question du COG (“Continuity Of Government”), de la “deep politics” selon l’historien Peter Dale Scott. Nous nous référions également à un article de James Mann dans The Atlantic Monthly. Pour plus de facilité, nous mettons cet article en ligne aujourd’hui.
Comme nous le signalions hier, nous avions parlé de l’article de Mann, le 28 mars 2004. A l’époque nous en parlions du point de vue du goût, de la “culture” politique US pour la question nucléaire et les possibilités d’anéantissement (Armageddon) qu’offre (?) cette arme. Aujourd’hui, c’est plutôt du point de vue de la structure gouvernementale que nous l’envisageons et le signalons à nos lecteurs. Mais, en réalité, n’est-ce pas, avec les USA désormais les deux choses se confondent…
Ce qu’il est intéressant de noter, à propos de cet article et de ce problème, c’est la différence substantielle de conception des affaires publiques et de gouvernement entre les USA et le reste. Dans le cas du COG, qui peut dire où sont la légalité et la légitimité de cette chose? Que vient faire un Rumsfeld quand il entre dans le COG comme une cheville ouvrière, lui qui n’est à l’époque plus rien officiellement au service du gouvernement et des affaires publiques, qui se trouve dans le secteur privé? Selon les conceptions européennes, il y a illégalité, il y a illégitimité, il y même menace implicite de coup d’Etat, – enfin, lâchons le grand mot : il y a complot. Pourtant! L’affaire est suivie sinon suscitée et, dans tous les cas, chapeautée par l’administration Reagan, on se réunit sur une base de l’USAF, un membre du cabinet Reagan participe à toutes les réunions, bref le gouvernement approuve à 100%.
Alors? On pourrait arguer des circonstances (période de très grande tension en 1977-84, avec menace de guerre nucléaire, etc.). Ce n’est pas notre avis. Le COG a été composé, non grâce aux circonstances, non par le moyen d'une sorte de coup de force clandestin, mais d'abord parce que les structures de ce pays le permettent, et permettent à un Rumsfeld de jouer un tel rôle national central en même temps qu'il n'est rien officiellement de ce point de vue. Nous nous trouvons là devant quelque chose de substantiel (paradoxe : l’absence de substance comme substance du système…). L’absence totale de dimension régalienne du gouvernement US transfère sa nécessité de légitimité vers différents composants du système; le gouvernement lui-même certes (mais en tant que représentation des intérêts et des pouvoirs dans le système), mais aussi le business, les réseaux, l’argent, la corruption, etc. Tous ces composants peuvent prétendre à un rôle dans la légitimité nationale (y compris le Rumsfeld de 1980). Pour prendre un exemple frappant, le drame des USA, ce n’est pas tant la corruption (ou l’argent, ou les réseaux, etc.) que le fait que la corruption soit un des composants de leur légitimité. Aux USA, la légitimité est quelque chose de flottant et d’infiniment fragile; même chose pour la légalité et pour l’illégalité, jusqu’aux cas les plus extrêmes (Al Capone, tueur notoire et corrupteur considérable, archétype du gangster barbare, est un membre éminent de l’élite de Chicago jusqu’au moment où il tombe sur une affaire de dissimulation fiscale). Bien entendu, cette situation d’extrême relativité de la légitimité a été exacerbée par l’évolution que nous rappelons souvent de la “privatisation” de l’Amérique depuis le “Manifeste Powell”, qui réduit encore plus toute poussière de possibilité d’une dimension régalienne.
Allons jusqu’à l’extrême, en évoquant implicitement 9/11. Dans toute démarche du gouvernement US dans les matières importantes, surtout de sécurité nationale, il y a nécessairement, à cause de la relativité ou de la fausseté du concept de légitimité, un peu d’illégalité (selon nos conceptions) et, par conséquent, une part de complot. Donc, évidemment le GOC est un complot (jusqu’à 9/11 et y compris 9/11). Mais aussi : dans toute illégalité, dans tout complot US, il y a une part de légalité et de légitimité selon les conceptions du système. Par conséquent, non, le COG n’est pas un complot (d’ailleurs, cela se passe sur une base de l’USAF, avec un membre du gouvernement, etc.). Sans doute peut-on dire la même chose de 9/11, complot et non-complot à la fois dans l’appréciation qu’on peut en faire.
Cette fausseté et cette atomisation de la légitimité permettent une extraordinaire élasticité de la responsabilité politique, notamment par éclatement de cette responsabilité. Elle explique l’extraordinaire efficacité US dans nombre de circonstances, la façon dont les actes US les plus épouvantables peuvent (ont pu?) aisément tromper nos consciences non-US, en toute sincérité, dans la mesure où règne cette formidable ambiguïté générale. Tout cela explique la fascination que nous éprouvons (que nous éprouvions?) pour les USA, pour ce système de l'américanisme qui est capable de faire les pires choses sans paraître vraiment coupable; – par exemple, renverser Mossadegh en 1953 et dire: ce n'est pas moi, c'est la CIA; susciter l'extermination d'un million de communistes ou supposés tels en Indonésie en 1975 et dire: ce n'est pas moi, c'est Kissinger; attaquer l'Irak en 2003 et dire: ce n'est pas moi, ce sont les néo-conservateurs (ou Rumsfeld, ou Bush), etc. (Le lien est évident avec l'attitude de la psychologie américaniste de l’inculpabilité.)
Par contre, la fragilité est le revers de cette efficacité de la vertu-bidon. Si le système rencontre des obstacles, s’il est contesté à l’intérieur par certains de ses tenants, s’il est confronté à un extérieur (ROW) qui n’a pas les mêmes conceptions que lui, si lui-même qui se prétend comme absolu se découvre dans un monde relatif où d’autres conceptions existent, où les nécessités de la légitimité apparaissent en pleine lumière, – alors il apparaît que le roi est nu et la fragilité par inexistence substantielle de cette légitimité-là du système de l’américanisme éclate. Autant la neutralité politique des militaires US, leur allégeance pompeuse aux valeurs de la Grande République, au pouvoir civil, étaient des normes écrasantes de vertu auxquelles nous étions habitués et qui participaient évidemment au renforcement de l’image de vertu générale du système; autant la façon dont on discute aujourd’hui ouvertement de la possibilité pour ces militaires de ne pas obéir aux ordres présidentiels d’attaque de l’Iran sans qu'eux-mêmes (ces militaires) soient en rien inquiétés doit nous faire comprendre la fragilité de la légitimité du système. On dira: c’est parce que c’est Bush, insupportable catastrophe? Nous aurions tendance à répondre par une conviction: pour toutes sortes de raison et par toutes sortes de moyens, un Bush allant jusqu’au bout comme il fait n’est pas possible ailleurs qu’au sein de ce système étrange. Le système est tellement cadenassé dans sa légitimité fabriquée qu’il ne peut pas empêcher une catastrophe comme Bush d’aller jusqu’au bout, sinon à envisager des situations où cette légitimité exploserait – ce qui serait le cas si jamais les militaires refusaient un ordre d’attaque de l’Iran, si cet ordre était donné.
Mis en ligne le 21 octobre 2007 à 13H04
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