Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
105124 novembre 2007 — Au grand dam de BHL, l’antiaméricanisme honni ne dételle pas malgré les agitations de Sarkozy à Washington. Pire, on cherche à l’évacuer par la fenêtre et il semble revenir par la grande porte, sans crier gare, sans que personne ne s’aperçoive du phénomène, – car il revient comme une dynamique politique plus que comme un jugement sur le fond. Le col de sa chemise blanche plus largement ouvert que jamais, BHL peut effectivement tonner; il tonne en porte-à-faux. L’antiaméricanisme actuel est moins une idéologie qu’une révolte contre une contrainte politique de plus en plus insupportable, une révolte contre une idéologie de la force déguisée en légitimité.
Deux événements dont nous avons traité hier et avant-hier nous inspirent cette réflexion. Nous avons signalé ces deux événements en leur donnant l’interprétation particulière dont nous tentons ici de faire l’approche générale.
• Le premier concerne le système des anti-missiles US en Europe, ou BMDE. Nous rapportions (dans notre rubrique Bloc-Notes du 22 novembre) deux prolongements récents. D'abord, une déclaration d’une parlementaire US affirmant que le BMDE est développé pour la défense des USA et non celle de l’Europe et que cela explique l’opposition populaire à cette implantation dans les deux pays choisis. D’autre part, une déclaration dure à l’encontre du BMDE du nouveau ministre polonais de la défense, avec cette remarque de notre fait: «La méfiance vis-à-vis du système BMDE grandit. L’argument tend à n’être plus seulement du domaine des compensations US, comme le réclamait il y a deux mois Sikorski (mais a-il changé?). L’évolution est potentiellement d’autant plus nette que la logique de la nouvelle équipe polonaise est en train de passer de “BMDE-lien de sécurité de la Pologne avec les USA”, à “BMDE-contribution polonaise à la sécurité européenne”... Mais si le BMDE ne sert pas à défendre l’Europe? D’où un ton plus dur du ministre polonais de la défense…» Nous observions encore:
« Dans les deux cas, c'est affirmer un découplage psychologique entre les USA et l'Europe qui prend comme donnée objective politique fondamental l'anti-américanisme des Européens. Cet anti-américanisme est en train de devenir une donnée acceptée et contraignante de l'évolution de la situation du système BMDE, et, d'une façon plus générale, par l'enchaînement psychologique des contraintes qu'impose ce système et de l'importance outrancière que lui accordent les USA, des rapports stratégiques USA-Europe.»
• Le second concerne les alarmes d’Airbus à cause de la chute du dollar. Ces alarmes viennent, d’une façon dramatique, du nouveau patron d’Airbus, l’Allemand Tom Enders. C’était dans un Bloc-Notes du 23 novembre et nous commentions:
«Une fois de plus, et cette fois de façon dramatique, on voit se vérifier l’idée que la solidarité européenne se forge dans les situations tragiques, et particulièrement les situations tragiques opposant l’Europe aux USA. En effet, il n’est plus question des tensions entre la composante française (Gallois) et la composante allemande (Enders) du groupe. C’est même Enders, l’Allemand pro-atlantiste notoire, qui est le plus alarmiste dans ses déclarations dont le ton est inévitablement anti-américaniste. Rétrospectivement considérée, et considérée d’un point de vue politique et du point de vue du volontarisme européen, la décision de le placer à la tête d’Airbus apparaît heureuse grâce aux circonstances qui veillent. La position d’Enders le place en pointe, et l’Allemagne politique avec lui, dans le mouvement dont la logique politique est d’aboutir à une contestation politique de la position dominante du dollar (des USA) dans les relations internationales.
»A cette lumière, l’activisme de Sarkozy vis-à-vis de la Banque Centrale Européenne et en faveur d’une plus grande protection de l’Europe, voire d’un protectionnisme sélectif mais agressif, prend tout son sens politique. On ne propose pas ici, ni un raisonnement industriel ou monétaire, ni un raisonnement politique strictement européen, mais le constat d’une situation internationale générale. Qu’on le veuille ou pas, qu’il y ait eu intention ou pas, – et notre perception est qu’il s’agit plutôt de la logique d’une situation qui échappe à tout contrôle des dirigeants, – l’évolution de la crise place l’Europe en position antagoniste des USA dans un domaine (la puissance d’Airbus) où l’unanimité européenne existe. C’est une des premières fois où l’existence de l’euro, par position antagoniste du dollar avec ses effets dans la situation d’Airbus, prend un sens politique fort de confrontation avec les USA.»
On comprend que ces remarques, même si elles concernent chacune un cas spécifique, ont toutes les deux une portée générale implicite commune. C’est celle-ci qui nous importe, que nous développons plus en détails.
Nous voulons mettre en évidence le caractère d’enchaînement involontaire, d’automaticité de ce nouvel antiaméricanisme, – qui serait un “néo-antiaméricanisme” si l’on veut. Il ne porte aucun jugement a priori mais s’installe en réaction à une situation. Il s’apparente plus à une dynamique politique qu’à un jugement fondamental sur l’américanisme. (Le jugement vient après, éventuellement ou nécessairement c’est selon, mais ce n’est pas ici notre propos. Nous voulons essentiellement rendre compte de cette dynamique politique et non de l’antiaméricanisme.)
• Dans la première circonstance citée, le constat est fait, dans certains cas par ceux-là même qui défendent la cause de l’américanisme (la parlementaire de la Chambre des Représentants Ellen Tauscher), que l’impopularité de l’installation du système BMDE répond au fait que cette installation est perçue, selon l’interprétation qui en est faite, comme défendant les USA et non l’Europe. La démarche des récipiendaires (les Polonais dans ce cas) du système BMDE, elle, tend à différencier de plus en plus dans la perception d'une même situation les intérêts de l’Europe de ceux des USA. C’est ce que nous identifions pour les deux cas comme un “découplage psychologique”, bien plus grave qu’un “découplage stratégique” (lorsque les intérêts stratégiques répondent à deux situations différentes) . Ce “découplage psychologique” revient effectivement au “néo-antiaméricanisme” dont nous parlions plus haut parce qu’il se traduit, dans un contexte si sensible à toutes les variations de sensibilité vis-à-vis de l’américanisme, à une prise de position hostile au concept d’américanisme.
• Dans le second cas, le différend porte sur les conséquences de l’affaiblissement du dollar par rapport au rôle central que joue cette monnaie jusqu’ici considérée comme une “devise globale”. Si ce rôle de “devise globale”, perçu en général, – quoique de façon absolument faussaire, mais là aussi ce n’est pas notre préoccupation présente, – comme une sorte de “monnaie d’échange” objective apparaît de plus en plus comme favorisant de façon monstrueuse les USA, la révolte n’est pas loin. (Insistons sur le “de façon monstrueuse”; cette position du dollar a toujours favorisé les USA, c’est même sa raison d’être; mais elle n’était pas, jusqu’ici, si criante, si scandaleusement voyante; elle faisait illusion de légitimité.) La révolte est devenue possible parce qu’elle est suscitée par une dynamique irrésistible qui dépasse les engagements idéologiques, qu’elle commence à s’imposer même à ceux qui, jusqu’alors, pour des raisons diverses allant de la “servilité volontaire” à la servilité rétribuée et à la servilité fascinée, écartaient les raisons essentielles de se révolter.
Comment identifier ces deux cas sinon par l’explication commune de la légitimité perdue? Nous ne voyons pas la légitimité comme une notion morale (de justice ou d’équité par exemple) mais une notion politique (qui peut naître d’une situation morale mais plus sûrement d’une situation historique) produisant des effets d’équilibre juste et d’apaisement. C’est une situation de fait qui nourrit une perception, qui recommande d’accepter une autorité ou une hégémonie de quelqu’un ou de quelque chose, qu’on rejetterait de quelqu’un d’autre ou d’autre chose. Sa justification n’est pas celle de la force seule, si la force y joue éventuellement un rôle. Dans la plupart des cas, jusqu’à il y a peu encore, l’autorité ou/et l’hégémonie US n’étai(en)t pas acceptée(s) à cause seulement de la force des USA. On acceptait largement une certaine supériorité conceptuelle des USA, y compris pour certains une supériorité morale se traduisant en légitimité politique. Par exemple, les USA étaient pour certains “les leaders du Monde Libre”, par conséquent on leur attribuait comme substance la vertu de la Liberté. Ils ne démentirent jamais la chose, comme l’on sait.
Ce n’est pas notre propos ici de détailler l’imposture mais de constater que cette imposture exista dans nombre de perceptions qu’on en eut comme une situation légitime et non comme une imposture, – ce qui est la logique même, après tout, puisque l’imposture n’apparaît comme telle que lorsqu’elle est démasquée. Nous ne signifions pas ici que l’imposture est complètement démasquée, du moins dans un premier temps (sauf pour le cas des vrais antiaméricanistes), mais que la légitimité est en train de s’éroder jusqu’à menacer de disparaître. (L’antiaméricanisme conscient et conséquent vient dans un deuxième temps.)
C’est à ce point qu’on peut parler d’une dynamique. Ni l’opposition populaire (et polonaise officielle selon l’évolution de la situation en Pologne) au BMDE ni Tom Enders ne sont devenus antiaméricanistes (pas encore? La question est posée mais il n’est pas certain qu’elle soit importante). Ils se trouvent dans une situation où les prétentions d’autorité et d’hégémonie US deviennent insupportables. La légitimité US se réduit comme peau de chagrin, l’imposture apparaît peu à peu démasquée. Dans le cas d’Airbus, l’explication de l’intérêt européen (les ventes d’Airbus rendue plus difficiles par la chute du dollar) ne suffit pas même si elle joue un rôle important. Il y a peu encore (en 2002), en choisissant le JSF, huit pays européens ont choisi de sacrifier l’intérêt européen à l’hégémonie et à l’autorité US, sans que cela fasse quelque scandale d’aucune sorte, que cela soulève la moindre mise en question.
La situation est en pleine évolution. C’est bien entendu l’évolution des USA qui en est la cause principale, c’est-à-dire l’affaissement accéléré de la puissance US dans des circonstances chaotiques et détestables (torture, illégalité, etc.). Mais il s’agit d’une circonstance qui manifeste une complexité plus grande que la seule évidence. Elle conduit à conclure que seule la puissance US soutenait la légitimité des USA, et nullement le magistère moral que cette nation prétendait détenir et que certains acceptaient comme tel. Cette prétention commence alors à ressembler à une imposture. Plus que le constat de l’effacement d’une simple hégémonie comme il s’en est déjà produit sans attirer une rancœur particulière, la rancœur de la tromperie dont on fut victime renforce cette réaction d’un antiaméricanisme politique.
Le cas du dollar est significatif de l’événement. Bien que l’affaiblissement du dollar comporte des aspects très positifs pour les USA au niveau des exportations, la somme de la signification de l’événement prend des aspects catastrophiques si le dollar perd sa légitimité et voit son statut de “devise globale” contesté. Ce n’est alors pas un simple événement monétaire, c’est un événement politique. La conséquence n’est pas un simple désintérêt pour le dollar, une désaffection, mais l’alimentation d’un sentiment politique d’antiaméricanisme devant une organisation qui apparaît alors basée sur une imposture, et dont on reste pour l’instant prisonnier. Le résultat plus général est la mise en cause de la légitimité US.
Le point le plus remarquable est que cet événement, s’il se poursuit et se confirme, affectera essentiellement l’Europe, parce que c’est sur ce continent féru de droit et de “légitimité” que l’hégémonie US fut la plus fortement travestie en légitimité. L’éventuelle destruction de cette légitimité y aurait les plus graves conséquences.
Forum — Charger les commentaires