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15 décembre 2007 — La publication de la NIE 2007 est, on l’a dit et répété, d’abord une opération de politique interne à Washington. Elle redistribue les cartes entre certains centres de pouvoir concurrents au cœur du système. Pour autant, l’affaire porte essentiellement ses effets indirects, qui sont nombreux, sur la politique extérieure. Les conséquences sur cette politique se font déjà sentir. Elles sont importantes et ne feront que s’amplifier.
(En un sens qui paraît vite évident, on pourrait placer ces réflexions dans la logique des constat qu’on fait par ailleurs, le 12 décembre et le 14 décembre sur des signes de retraite de l’“aventure anglo-saxonne”.)
Ces conséquences portent d’ores et déjà sur plusieurs domaines.
• On a vu, notamment dans l’article de Thomas Friedman sur lequel nous faisions une note le 14 décembre, combien la perception de l’influence US s’en trouve réduite. Ces remarques de Friedman résument la chose, – où l’on peut remplacer l’expression plutôt technique de «… to reduce America's leverage to negotiate with Tehran» en un constat effectif de perte d’influence:
«I've been at a security conference in the tiny Gulf state of Bahrain, attended by defense officials and analysts from all over the world, and all the buzz has about been the latest U.S. National Intelligence Estimate on Iran. It has left every Arab and European expert I've spoken to baffled – not in its conclusions, but by why those conclusions were framed in a way that is sure to reduce America's leverage to negotiate with Tehran.»
• Tous les échos confirment ce reflux de l’influence US, notamment de la part des Etats du Golfe et de l’Arabie, cette fois sous l’accusation, après la publication de la NIE 2007, que les USA abandonnent une politique offensive/agressive de sécurité. Hier, tout le monde se plaignait de la calamité de la brutalité US; aujourd’hui, c’est le contraire, non sans un soupir de soulagement puisque l’attaque n’aura pas lieu. Il ne faut attendre ni cohérence ni sens de la responsabilités de vassaux dont le suzerain est lui-même dépourvu. Par exemple, cet avis d’expert (Reuters/Defense News du 12 décembre): «Rochdi Younsi, an analyst with Eurasia Group, said the [NIE 2007] report would only stir further bad publicity on the street for the United States, while Arab leaders still hope for a strong U.S. line against Tehran. “Middle Eastern public opinion has generally reacted with a mixture of relief and anger to the release of the National Intelligence Estimate,” he said. “Gulf Arab states will remain particularly suspicious of Tehran’s ambitions.”»
• La NIE 2007 a mis en évidence combien Israël apparaît isolé dans sa politique belliciste anti-iranienne nécessairement maximaliste (l’imagination ne peut, à cet égard, aller en-deça de l’option de l’attaque). On voit, comme on le lit également hier dans notre Bloc-Notes, que cela conduit à la publicité d’évaluations très inquiétantes des services de renseignement israéliens. Pour la première fois depuis le 11 septembre 2001, Israël est complètement sur la défensive par rapport aux pays occidentaux. Même aux USA, la réaction contre l’influence du lobby pro-israélien qui s’est dessinée depuis un an et demi avec le rapport Mearsheimer-Walt devrait être fortement alimentée par les conséquences de la NIE 2007.
• D’une façon générale, les alliés européens sont en plein désarroi. Les Français s’en tiennent à leur logique cartésienne en affirmant qu’il faut plus que jamais faire pression sur Téhéran. Le 14 décembre, Le Monde annonce une relance de l’activisme français pour les sanctions. Les Français n’ont toujours pas compris que la logique cartésienne n’a rien à faire dans les relations internationales aujourd’hui; ils n’ont rien compris à l’effet de la NIE 2007 et leur effort constituera un coup d’épée dans l’eau agitée du Golfe. Les Britanniques sont enfermés dans une prudence silencieuse. Les Allemands réagissent à l’image de cette confidence d’un fonctionnaire européen d’origine allemand: «Il est complètement effrayant de penser que nous avons pu songer à suivre les USA jusqu’au bord d’une aventure militaire à partir d’éléments aussi complètement contradictoires d’une telle action que ceux que contient la NIE. Nous ne l’oublierons pas de sitôt.» On verra... Les Italiens sont préoccupés par leurs grèves, les Polonais par le rétablissement d’un bon voisinage avec la Russie qui écarte tout durcissement sérieux à l’encontre de l’Iran et ainsi de suite.
• La décision de l’UE, le 14 décembre, de renouveler le soutien à des sanctions nouvelles de l’ONU si ces sanctions sont décidées est une décision de type “minimum syndical” à obtenir entre 27 pays et presque autant de divergences. (Selon Reuters, par Defense News du 14 décembre: «Leaders of the European Union reiterated Dec. 14 their support for possible additional U.N. sanctions against Iran if it fails to give up nuclear enrichment work and repeated an offer of support if it did so.»)
Contrairement à ce que font les Français, il est vain d’envisager la crise iranienne en fonction de la situation réelle de cette crise, y compris en référence formelle à des traités qui sont aujourd’hui l’objet d’une valse tourbillonnante. D’abord, parce que cette situation réelle n’existe pas, selon la façon dont la politique occidentale est menée depuis six ans. L’attitude française est une tentative désespérée d’écarter l’irrationalité de cette politique. Pourtant, ces mêmes Français prouvent le contraire de ce qu’ils affirment implicitement en citant la NIE 2007 et ses effets comme justification de la poursuite sans changement de leur politique dure. Ils ne changent rien à leur politique alors que NIE 2007 installe une réalité complètement différente de NIE 2005, elle-même ayant installé une situation complètement différente de celle de l’automne-hiver 2003, où les Européens avaient obtenu un accord avec les Iraniens en écartant le recours à la menace, accord que les USA sont venus ensuite complètement dénaturer.
(Voir le “point de vue” de François Nicoullaud , ambassadeur de France à Téhéran de 2001 à 2005, dans Le Monde du 12 décembre: «C'est alors [en octobre 2003] que, sous l'impulsion de Dominique de Villepin, trois ministres européens des affaires étrangères, Jack Straw, Joschka Fischer et lui-même, se rendent ensemble à Téhéran pour offrir une sortie de crise. C'est ce geste spectaculaire de bonne volonté qui fait baisser la tension et ramène, au moins provisoirement, les Iraniens sur le droit chemin. […] …contrairement à un discours répandu, ce n'est pas en alliant sanctions et offre de dialogue que l'on fera bouger l'Iran. Personne n'a jamais attiré quiconque à soi, même un âne, en agitant simultanément carotte et bâton. Mieux vaut les utiliser en ordre séquentiel. C'est la leçon de l'épisode de 2003.» Le “même un âne”, selon l’idée sommaire que le genre humain se fait de cet animal, vaut, on le comprend, jugement de la politique actuelle.)
Du strict point de vue politique, si l’on parvient à en juger objectivement, ce que NIE 2007 amène c’est l’effondrement de la dynamique de la politique de force lancée par les USA contre les Iraniens. Cet effondrement est d’abord psychologique, au niveau de la perception. Les Français ont entendu qu’il y avait une partie psychologique, mais bien courtement, sans comprendre la vanité de leur tentative qui prétend en tenir compte car leur approche cartésienne est incapable de saisir la véritable puissance de la perception psychologique qui n’a rien à voir avec la puissance tout court, selon l’entendement américaniste/occidental.
Le Monde conclut son article du 14 décembre en observant que l’objectif de la relance française d’une politique dure «semble, en somme, de compenser la disparition d'un élément psychologique qui a cessé de peser sur le régime iranien: la possibilité d'une action militaire américaine». Curieuse démarche. Comment espérer obtenir, par une agitation diplomatique de cette sorte, dans une situation où la pression des sanctions est déjà très forte mais bien établie sans avoir obtenu de résultats, un effet psychologique qui puisse espérer égaler, voire même dépasser celui d’une menace d’attaque, y compris nucléaire, comme ce fut le cas pendant deux ans? La diplomatie française (+ le dynamisme sarkozyste) a véritablement déserté la substance pour l’“écume de jour” dans cette question de la crise iranienne alors qu’elle va par ailleurs, dans d’autres domaines (Europe, globalisation, relations avec la Russie), plutôt vers la substance des choses. Aucun étonnement à avoir et nous laissons l’incompréhension aux penseurs conformistes du système et aux bonimenteurs qui décortiquent les intentions cachées des piètres acteurs de la pièce; cette confusion est une conséquence logique (Descartes satisfait, dans ce cas) et une illustration respectueuse de la confusion des temps.
Si on ne parvient pas à trouver un substitut psychologique à celui que constitua la menace d’attaque, rien n’arrêtera l’enchaînement déclenché par NIE 2007. (D’autant plus, certes, que NIE 2007 n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu. L’événement couronne une suite ininterrompue de revers, de recul, de désordres dans la politique étrangère US, politique de force déjà notablement minée.) Ce substitut est quasiment impossible à trouver, le seul envisageable étant un conflit et ce conflit conduisant évidemment au désordre qui interdit de parler d’une relance d’une politique de force puisqu’il s’agira simplement de son accomplissement avec le désordre catastrophique qui s’ensuit. Dans l’état actuel et nouveau des choses, c’est donc bien que la tension dynamique belliciste de la crise iranienne depuis le début 2005 est détruite.
La réaction psychologique à la NIE 2007 est une réaction d’effondrement de cette tension qu’imposait la dynamique belliciste US. NIE 2007 a détruit psychologiquement la politique belliciste de Bush, non par des arguments rationnels (tous les faits exposés dans NIE 2007 sont connus et débattus depuis près d’un an) mais par un “moment” psychologique réussi, ce que nous nommons “coup d’Etat postmoderne”. Il n’y a dans tout cela aucun plan, aucune démarche construite sinon la volonté des analystes de la CIA de ne plus se faire prendre comme en 2002-2003 avec l’Irak. Nous ne cessons d’insister sur la chose, même si certaines réactions ici ou là montrent la tendance de quelques esprits épais à parler d’autre chose. Tout le monde à Washington connaissant le contenu de NIE 2007 depuis belle lurette, la bataille n’a porté que sur une procédure (la CIA refusant toute interférence politique pendant l’élaboration du document) et sur une décision de type médiatique et publicitaire, comme se font les choses importantes aujourd’hui (celle des 16 agences de renseignement, fin novembre, décidant la publication d’une version expurgée mais très spectaculaire du document, contre l’avis de l’administration).
La politique de force est à l’image du système dont elle est l’émanation. Elle amène nécessairement, lorsque sa dynamique est brusquement stoppée, une réaction inverse aussi radicale. De ce point de vue, l’effet de NIE 2007 ne concerne pas la seule crise iranienne. Il va affecter tous les domaines de cette politique de force. La “polarisation” observée jusqu’ici autour de la politique US (occidentale) a toutes les chances de se dissoudre, d’autant qu’elle était déjà largement sur le déclin, ou tout au moins dans une incertitude inquiète, avant NIE 2007. L’évolution se ferait, à notre sens, vers une accentuation du désordre et de l’affaiblissement de la politique US, accentuée (facilitée) par l’accent nouveau mis, aux USA, sur l’aspect intérieur de la crise US.
Quant aux autres, les alliés vassaux ou soi-disant indépendants, qui chuchotaient avec hauteur, contre la triste primarité de la politique de force US, menace d'attaque à la clef, – eux qui, aujourd'hui, s'inquiètent de l'absence de cette rassurante caricature de politique... Eh bien, ils devront faire avec.
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