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17 décembre 2007 — Il était réglé comme du papier à musique que l’élection de Sarkozy et le départ de Blair coïncidant à peu près, l’image du partenariat privilégié qui est une des garantie de la solidité du lien transatlantique allait changer de dessin et de couleurs, mais pas vraiment de type d’hommes. Ainsi, il y aurait continuité. Désormais, continuait la thèse en vogue au printemps dernier, “Sarko l’Américain” deviendrait l’ami de l’Amérique de service sur le Vieux Continent, tandis que Gordon Brown, bien incapable du dynamisme et du zèle blairiens, entrerait dans la grisaille des amours attiédies.
Certes, il s’agit d’une thèse des apparences. Le tissu des “special relationships” est tel que l’Angleterre, même lorsqu’elle est mise au purgatoire pour cause de manque d’enthousiasme dans l’exercice exceptionnel de sa servilité (type-époque Blair), reste fermement amarrée au mastodonte américaniste. Par contre, les structures d’autonomie et de souveraineté françaises interdisent que de telles relations soient établies, s’il en était question. Il s’agit d’une évidence historique car c’est en 1941-1946 que se sont établies et verrouillées ces structures UK-USA (niveaux militaires, du renseignement, outre les liens financiers), alors que les Français évoluaient exactement dans le sens contraire avec la plus extrême fermeté. C’était donc bien dans le domaine de l’apparence que la thèse devait évoluer et le facteur-Sarko devait lui apporter tout son charme.
On ne peut mieux exprimer cette thèse, sous la forme élégante d’un commentaire qui semblerait longuement pensé et travaillé, que dans ce texte de Toby Harnden, publié dans le Daily Telegraph du 3 octobre dernier. (Nous l’avions signalé dans ce sens, à l’époque de sa publication.)
«The White House no longer views Britain as its most loyal ally in Europe since Gordon Brown took office and is instead increasingly turning towards France and Germany, according to Bush administration sources.
»“There's concern about Brown,” a senior White House foreign policy official told The Daily Telegraph. “But this is compensated by the fact that Paris and Berlin are much less of a headache. The need to hinge everything on London as the guarantor of European security has gone.”
»With Tony Blair departed, Nicolas Sarkozy, the French president, is seen by many as the man George W Bush can best do business with in Europe. Although Angela Merkel, the German chancellor, has not lived up to initial expectations in Washington, she is still seen as far preferable to her predecessor Gerhard Schröder.
»The White House official added that Britain would always be “the cornerstone” of US policy towards Europe but there was “a lot of unhappiness” about how British forces had performed in Basra and an acceptance that Mr Brown would pull the remaining 4,500 troops out of Iraq next year.
»“Operationally, British forces have performed poorly in Basra,” said the official. “Maybe it's best that they leave. Now we will have a clear field in southern Iraq.” Another White House official described Mr Brown as “challenging” and far less close to the US than Mr Blair.
Le texte se terminait par ces observations, réaction caractéristique du milieu anglo-saxon inspirant cet article. (En exposant cette situation de “Sarko nouveau meilleur ami des USA”, l’article tendait surtout à faire pression sur Brown pour qu’il se dote lui-même de l’enthousiasme de Blair pour ses fréquentations washingtoniennes. Pour le reste, il s’agissait également d’ajouter que rien n’était perdu, que les liens de vassalité UK-USA subsistaient en bonne et due forme.) Dans ce cas, on le comprend, c’est notre souligné en gras qui compte.
«A British diplomatic source said: “In the White House there's a sense of enormous change from Blair. They used to be on the phone to Blair all the time and that's no longer the case because Brown clearly wants to be the unBlair.
»“At the Pentagon, there's a feeling that Britain is letting the side down on Iraq. The new best friend is Sarkozy and that means Brown taking a step back doesn't matter as much. In White House eyes, Sarkozy is taking up the slack from Blair. When things get tough, however, they're likely to turn to Britain again.”»
Donc, nous parlons bien d’apparence. Ce n’est pas rien, contrairement à l’apparence. Washington (Bush, mais son successeur aussi car nous parlons de la structure d’une politique) a besoin, dans une époque commencée le 11 septembre 2001 et appuyée sur la tromperie absolue de la guerre contre la terreur, dans une époque où la communication règle l’essence même de la politique (c’est dire le degré d’octane de la chose, mais passons), d’avoir une “image” active et militante d’une grande amitié indéfectible sur le continent européen.
Il s’agit d’avoir des liens d’apparence jubilants avec une personnalité qui puisse à la fois être elle-même, nationalement parlant, et représenter éventuellement, par simple évocation de l'évidence, l’Europe à cause de la puissance de son pays. Il faut par conséquent un “grand format” (dirigeant d’un grand pays), – même un Polonais, du temps des jumeaux au complet (dont Bush, comme nous-mêmes, n’a jamais pu retenir le nom), ne fait pas l’affaire. Il faut un homme-“image” d’Europe symbolisant à la fois la simili-puissance de l’Europe au côté des USA et l’alignement chaleureux, endiablé et militant de cette Europe sur les USA. Il faut que cet homme-“image” soit totalement servile et paraisse en même temps totalement libre, une sorte de “servitude volontaire” type-La Boétie mais particulièrement roborative, exultante, dynamique, etc. On comprend que le portrait allait parfaitement pour Blair et qu’il aurait pu aller à Sarko, selon ce qu'en jugèrent alors les Américains.
Cela n’a pas marché. Huit mois après l’arrivée de Sarko, on peut en juger ainsi. Ce n’est pas dire que Sarko soit plus ou moins pro- ou anti- n’importe quoi, que l’on prévoyait qu’il serait. Cela signifie que la mayonnaise ne prend pas. Même quand il paraît le plus pro-américain, Sarko arrive à gêner Washington. (Sur l’Iran, cette phrase du Monde du 14 décembre, définissant une France plus dure que l’administration GW Bush après le NIE 2007: «L'élément frappant est que, dans son approche, Paris semble adopter une attitude plus virulente et active encore que l'administration Bush», – cette phrase doit être comprise par ceci, confirmé par plusieurs témoignages: il y a bien des grincements de dents à Washington, voire de l’exaspération devant la position française. L’administration Bush n’apprécie pas du tout d’être doublée sur sa droite par la France dans une affaire où elle tenait le “beau rôle” [celui du goût de la castagne], et où elle est désormais humiliée par la NIE 2007.)
Dans d’autres domaines, Sarko surprend, prend à contre-pied, etc. Bref, il n’a pas, dans son comportement, même pro-US, le velouté et le doigté, l'instinct aligné du grand Tony. Il agace franchement lorsqu’il se fait l’avocat du protectionnisme européen, lorsqu’il félicite Poutine pour sa victoire aux élections (fureur à Washington, à cette occasion) ou lorsqu’il reçoit Kadhafi à grands et abracadabrantesques frais. (Voir Rue89 et son constat du 15 décembre selon lequel «Sarkozy [est] un peu moins américain après la visite de Khadafi.») Finalement, c’est le désenchantement.
L’échec de “l’opération Sarkozy” ne peut être racheté par une réhabilitation de Brown. Le nouveau Premier ministre britannique ne correspond pas au montage américaniste dont nous parlons. Il est impossible dans le rôle de Blair, l’apparence (toujours elle) du bonhomme comme l’évidence de son caractère nous le crient. C’est-à-dire que le jeu de chaises musicales ne joue pas du tout, sinon des “couacs”, et même encore moins dans ce cas qu’il n’a joué dans la tentative-Sarko.
Ce n’est pas un événement indifférent, même si l’on peut être tenté de lui reprocher sa futilité. Cette situation d’“apparence bloquée” crée un problème important pour les USA dans leurs relations avec l’Europe, – leurs relations d’apparence, dans une appréciation virtualiste de la situation, mais encore une fois c’est bien la substance de la politique selon le point de vue que nous avons adopté, – et c’est malheureusement bien la substance de la politique tout court, parce qu’il ne reste plus que cela en fait de politique.
C’est une situation qui peut s’avérer relativement nouvelle dans les relations transatlantiques, qui va contribuer à un éloignement des USA et de l’Europe correspondant par ailleurs à un relâchement des tensions dans la politique extérieure US, autant qu’une moindre nécessité de coopération entre Américains et Européens. L’“ère Blair-9/11” est bien finie.
Pour faire plus sérieux, quelques éléments plus politiques du phénomène.
• L’accalmie sur le “front” iranien due à la NIE 2007 va desserrer les consultations et la coordination entre l’Europe et les USA.
• La “courroie de transmission” otanienne joue beaucoup moins son rôle de lien transatlantique. Les diverses crises qui l’affectent directement ou indirectement vont dans ce sens. En Afghanistan, la situation est si mauvaise que les Britanniques cherchent à parler avec les talibans (sans avoir l’air de le faire) pour rechercher une issue de sortie. Cela ne resserre pas les rangs. La crise des BMDE est arrivée au point où c’est à l’OTAN et dans les relations transatlantiques qu’elle sème la division.
• Washington ayant plus ou moins desserré l’étau de la catastrophe irakienne sur sa politique, toute l’attention US va être portée sur la compétition électorale. De plus en plus, l’orientation intérieure va être privilégiée chez les candidats, comme c’est le cas avec Hillary Clinton.
• Pour l’Europe, il est manifeste que le problème principal aujourd’hui est posée par les relations avec la Russie, beaucoup plus que par les relations avec Washington. Cela correspond aux évolutions économiques respectives, plus marquées entre USA et Europe par la compétition que par la coopération. Pour l’Europe, le problème de coopération le plus urgent concerne la Russie, avec l’opportunité d’une Pologne ouverte sur cette perspective.
Dans ce cadre, l’absence d’un “ami de Washington” type-Blair à la place de Blair, va se faire très cruellement sentir. Sans une relation d’apparence et de démonstration comme il y avait entre Bush et Blair, les liens transatlantiques vont de plus en plus apparaître pour ce qu'ils font, c'est-à-dire entrer dans une période de distanciation, plus par indifférence que par mésentente. Si l'apparence se marie avec la réalité dans une période où l'apparence compte tant, cela peut fortement et gravement toucher la réalité de ces relations transatlantiques.
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