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169826 décembre 2007 — Nous avons été conduits, par notre incrédulité coutumière, à méditer ce passage d’un article du Christian Science Monitor du 24 décembre, présenté avec ce titre et ce sous-titre déjà révélateur: «War strain in Iraq may speed troop cuts – To ease the Army's burden, Gates said Friday he hopes 10 brigades could leave Iraq by the end of 2008»… Puis ces passages, qui ont particulièrement retenu notre attention et excité notre méditation.
(…Paradoxe, voire oxymore, cette idée d’“exciter la méditation”; la méditation étant un état d’apaisement, et qu’on en arrive à “exciter” l’esprit pour le conduire vers un état d’apaisement propice; mais paradoxe-oxymore illustratif de notre époque, où l’excitation est nécessaire pour se sortir du faux-semblant qu’est devenu le monde officiel et aller vers l’apaisement permettant de rechercher la réalité derrière cette tromperie.)
Voici ces passages très illustratifs de ce que nous voulons signifier dans notre démarche, et qui imprègne l’article en général, – et nous soulignons en gras la remarque qui nous paraît la plus significative:
«“My hope has been that the circumstances on the ground will continue to improve in a way that would, when General Petraeus and the chiefs and Central Command do their analysis in March, will allow a continuation of the drawdown at roughly the same pace as the first half of the year,” Gates told reporters at the Pentagon last Friday.
»Since Gates assumed his job a year ago, he has been an advocate of both improving security in Iraq while also lessening the strain on US forces. But increasingly, the Pentagon's war policy appears to be driven by the reality that the Defense Department, especially the Army, simply can't continue to deploy soldiers at the current pace.
»Gen. George Casey, the Army's chief of staff and the former senior commander in Iraq, has been particularly frank about the state of the Army… [...]
»One retired general who remains close to the situation sees a shift in which the impact of operations in Iraq is beginning to dictate the policy, not the other way around.
»The retired general, who asked not to be identified because of the political sensitivity of the situation, said a decision to give the Army some relief could go a long way to alleviate stress on the service.
»“If we can reduce the frequency and length of deployments to Iraq, and therefore let some of this air out of the balloon, in the short term you may restore a degree of morale and optimism and sustain readiness and recruiting in ways that can help,” he says.»
Résumons le propos. L’état de l’U.S. Army est tel que le Pentagone a décidé d’orienter les événements de façon à ce que ces événements conduisent à un retrait plus rapide d’Irak pour “sauver” l’U.S. Army d’une désintégration interne. Pour cela, Gates attend du général Petraeus qu’il vienne à Washington au printemps 2008 annoncer à tout le monde que la situation va de mieux en mieux, et qu’ainsi le retrait de l’U.S. Army peut être accéléré. C’est ce que le général anonyme cité définit comme un “renversement” significatif en ce que «l’effet des opérations en Irak [sur l’état de l’U.S. Army] est en train de commencer à dicter la politique [irakienne des USA], et plus le contraire».
En d’autres termes: l’effet des événements sur le principal outil de la politique US, c’est-à-dire l’U.S. Army, est tel qu’il constitue désormais le principal facteur de cette politique. La politique US est désormais prisonnière des effets catastrophiques de son application. Pour répondre à cette situation, toutes les mesures nécessaires seront prises, essentiellement celle de poursuivre et d’accentuer l’invention virtualiste d’une autre réalité irakienne. Il s’agit principalement de la construction d’une “victoire” passant par des investissements divers, notamment la rétribution massive des groupes sunnites qui combattaient jusqu’alors les forces US, l’abandon du contrôle de certaines zones étendu aux “autorités” locales, illégales ou pas, etc. (Les Britanniques font de même, comme le montrent les conditions de vie et d’ordre dans la province de Bassora, dont ils viennent d’abandonner l’administration. La question de “la défaite de la guerre” est universelle.)
Nous vivons des événements intenses, du point de vue de la définition, des fins et des moyens, de l’utilisation et de l’utilité de cette activité humaine fondamentale qu’est la guerre. Il est entendu que la maîtrise de la guerre va à ceux qui améliorent sans cesse les moyens de la faire. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, ce rôle et cette position sont échus aux USA. La fin de la Guerre froide, qui vit la disparition de leur “vis-à-vis”, ou faire-valoir soviétique c’est selon, devait laisser les USA en position de maître du monde à cause, notamment puis essentiellement selon la forme de politique choisi par leurs dirigeants, de cette puissance militaire, de cette capacité sans rivale de faire la guerre.
Nous assistons, à la lumière des événements irakiens, à un renversement extraordinaire de cette situation. Ce que nous dit notamment ce général («l’effet des opérations en Irak [sur l’état de l’U.S. Army] est en train de commencer à dicter la politique [irakienne des USA], et plus le contraire»), c’est que la pratique de la guerre par ce “maître de la guerre” que sont les USA, c’est-à-dire le plus puissant d’entre tous, conduit à des effets qui épuisent son potentiel jusqu’à lui faire décider d’abandonner le combat après avoir maquillé la situation sur le terrain en fausse victoire, au contraire en laissant le terrain à ceux qui furent ses adversaires. Ce n’est plus une défaite mais l’impossibilité de la victoire, – en un mot plus abrupt, l’impossibilité de faire la guerre.
En termes militaires (l’appréciation politique est toute autre), ce ne sont pas les divers “insurgents”, dont on a précipitamment acheté une partie, qui ont remporté la victoire. C’est la façon dont le “maître de la guerre” a fait la guerre qui l’a conduit à un épuisement si dangereux de ses ressources qu’il préfère abandonner la partie. On pourra discuter à l’infini des modalités de la chose, on pourra avancer que c’est une tactique habile pour installer le désordre, etc. Ce sont des arguties de circonstance qui sont d’une habileté temporaire et qui peuvent être réduites à rien aussi vite qu’elles sont avancées. Bref, c’est de la dialectique alors que nous parlons d’une réalité fondamentale.
Le fait central est que l’U.S. Army n’en peut plus, qu’elle s’est épuisée toute seule, en ne sachant comment faire cette guerre qu’elle avait déclenchée elle-même, à son heure, selon ses conceptions et ses moyens; en se surchargeant d’une gestion catastrophique de ses ressources; en gaspillant ses ressources humaines et matérielles au-delà du supportable; – mais aussi, en agissant ainsi de la seule façon que la bureaucratie moderniste sait faire et fait de plus en plus, donc d'une manière évidemment irréfomable. Une institution comme le Pentagone ne risque pas le sort de son armée pour la satisfaction d’une tactique accessoire. L’argument est ici péremptoire. Le constat est celui d’un échec qui pose le problème fondamental de la possibilité de faire la guerre aujourd’hui.
Observons que les autres “expériences” en cours vont dans le même sens, au point qu’il est hors de question de parler de l’Irak comme de la fameuse exception qui confirme la règle. Que ce soit l’Afghanistan ou l’aventure israélienne contre le Hezbollah, le constat est semblable dans des circonstances diverses, pourtant toutes voulues et préparées par ceux qui échouent finalement, malgré une supériorité numérique et technologique incontestables.
On dira que c’est la victoire de la G4G, dont nous parlons souvent, sur la guerre conventionnelle. C’est le cas, sauf que, au plus nous avançons dans la définition de la G4G, au moins celle-ci s’apparente à une nouvelle façon de faire la guerre. En un sens, la G4G pourrait être définie comme une circonstance plus qu’une méthode ou une tactique, ou une stratégie. La G4G devient cette circonstance globale, expérimentée de différentes façons ici ou là (Irak, Afghanistan, Liban), de l’impossibilité de faire la guerre par ceux qui sont les “maîtres de la guerre”. Il n’est plus question de victoire ou de défaite, qui sont des termes relatifs, mais d’une impossibilité, qui est un terme absolu.
Certes, on peut avancer que toutes les conditions n’ont pas été réunies pour faire cette guerre, notamment les moyens en volume. (Argument du général Shinseki, alors chef d’état-major de l’U.S. Army, en 2002 et disgracié aussitôt après, contre la paire Rumsfeld-Wolfowitz. Shinseki voulait 400.000-500.000 hommes pour l’Irak.) Le fait est que ce n’est plus possible. La conscription, voire la mobilisation partielle ou générale, pour la forme de guerre envisageable aujourd’hui pour les causes virtualistes qu’on nous donne, n’est plus possible à cause de la situation de nos sociétés occidentales. C’est Mitterrand le premier qui avait levé le lièvre, sans doute sans le vouloir dans les perspectives où nous commençons à l’apprécier aujourd’hui, en annonçant qu’il n’était pas question d’envoyer autre chose que des soldats professionnels pour la première guerre du Golfe (1991). C’était la première fois qu’on annonçait, pour une “véritable guerre” (annoncée comme telle), que la situation de nos sociétés ne permettait plus de faire appel au “citoyen-soldat”. Ainsi commençait à se fermer, sans que nous l’ayons noté à l’époque, un cycle ouvert avec la Révolution de 1789, avec l’abandon du principe de “la nation en armes”. Depuis, les événements ont confirmé de plus en plus cette position. C’est un facteur fondamental dans le constat que nous faisons aujourd’hui de la “défaite de la guerre”.
Bien entendu, cette “défaite de la guerre” ne signifie pas l’installation de la paix. C’est d’abord la possibilité, voire la probabilité grandissante du désordre; c’est ensuite la nécessité pour les puissances bâties sur les armes, de rechercher autre chose que l’usage brutal de ces armes pour affirmer ou défendre leurs intérêts. De toutes les façons, cet événement qu’est la “défaite de la guerre” correspond à l’installation d’une nouvelle époque devant laquelle toutes nos conceptions sont dépassées. René Girard qualifie (dans Achever Clausewitz) cette époque d’“apocalyptique”: «La violence est aujourd’hui déchaînée au niveau de la planète entière, provoquant ce que les textes apocalyptiques annonçaient: une confusion entre les désastres causés par la nature et les désastres causés par les hommes, la confusion du naturel et de l’artificiel...»
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