“Obamania”, suite et signe des temps

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“Obamania”, suite et signe des temps

7 janvier 2008 — Après sa victoire dans l’Iowa, le sénateur Obama est porté par une vague triomphale, comme l’observe The Independent du 6 janvier, parmi d’autres qui offrent un commentaire exactement dans la même tonalité. Pour notre information, The Independent ou bien l'un ou l'autre parle de “Obamania”, ce qui permet au moins de faire un titre.

Dans notre “Bloc-Notes” du 12 décembre 2006, après une victoire de Obama (le 7 décembre 2006) dans une élection partielle et alors que Ségolène Royal menait dans les sondages en France, nous notions notamment ce commentaire du Guardian sur le manque d’expérience de Obama: «His lack of experience is harder to answer. Mr Obama has spent just two years in the Senate compared with Mrs Clinton's six, or John Kennedy's 14 years in Congress before he became president.

»Crucially, though, lack of experience is an advantage when those with experience are perceived to have got the US into such a mess. It means he is free of awkward voting histories — he can claim to have opposed the Iraq war when Mrs Clinton backed it.»

Puis nous poursuivions:

«Assez curieusement, cet “argument” a un écho en France, avec Ségolène Royal (qui, elle, présente l’autre “nouveauté” d’être une femme, — sans être noire, semble-t-il, — autre question du même type que celle de “un Noir président ?”). Royal est effectivement souvent accusée d’inexpérience, ou d’incompétence. Est-ce une accusation ?

»Le sympathique et compétent journaliste Eric Zemmour, du Figaro, répète souvent dans l’émission hebdomadaire Ca se dispute (sur I-TV), talk-show dont il est un des trois animateurs, que Ségolène est “incompétente”, — pour aussitôt ajouter que ce n’est pas un “défaut” en la circonstance. Zemmour répète souvent la chose, comme il l’a encore répétée vendredi dernier: “Mais ce n’est pas du tout un argument contre elle que je dis là. Au contraire, c’est un avantage. Les Français en ont tellement marre de leurs élites, des gens compétents qui la forment et qui ont produit la situation qu’on a aujourd’hui, que l’incompétence est devenue un avantage. Pour elle, c’est un atout…”

»Alors, Ségolène-Barack, même combat ? Les choses vont tellement vite que la “nouveauté” de Barack est en train de supplanter celle d’Hillary Clinton chez les démocrates, — pourtant une femme candidate potentielle à la présidence, tout de même. Ce défilé des nouveautés et cette sorte d’arguments mesurent l’impuissance et la folie qu’est devenue la politique en Occident, à l’heure de la dissolution et de la corruption des élites. En France et aux USA, pour une fois bien plus proches qu’on a coutume de les voir, la chose est éclatante.»

Le lendemain, nous revenions sur le “thème” Obama, dans notre F&C du 13 décembre 2006

«…L’idée générale est bien celle-ci : le public en a tellement assez des gens de pouvoir, toujours expérimentés et compétents (type “premier de la classe”, à-la-Alain-Juppé), que l’inexpérience et l’incompétence, marques paraît-il respectivement de Obama et de Royal, deviennent des avantages. Mais, dira-t-on aussitôt, Ségolène est une femme et Obama un black (non, un demi-black ou disons “métis” dans un langage précis, — quoique ces nuances pourraient provoquer une alerte raciste). Nous aurions tendance à répondre : et alors? La réponse viendrait du bon peuple, dans le genre lapalissade cynique : on a assez vu ce que donnent les hommes en général et les WASP (White, Anglo-Saxon, Protestant) en particulier pour ne plus s’effaroucher de telles babioles. Nous irions même jusqu’à penser que, comme dans le cas de l’inexpérience et de l’incompétence, la singularité, le sexe dit “faible”, l’appartenance à une minorité, la couleur de la peau (même diluée) au lieu de la peau blanche pourraient devenir un incontestable argument.

»D’autre part, il y a des revers à tout cela. Comme disait l’autre, pondérons, pondérons…

»• La première réserve est que cette tendance est relativement nouvelle. Il n’y a pas eu, jusqu’ici, dans aucun pays d’importance, et surtout pour cette fonction fondamentale de la présidence, déterminée directement (adoubée) par le peuple et régalienne (faussement, dans le cas US), de candidature répondant à cette étrange tendance de choix paradoxaux ou provocateurs.

»• La seconde se déduit de la précédente, sans aucun doute. Elle implique que cette tendance extraordinaire que nous décrivons n’est pour l’instant que “virtuelle” si l’on veut. Elle n’a jamais été confrontée avec la réalité électorale. Elle existe au niveau des sondages, au mieux des intentions. Mais au-delà?

»• Toute cette fragilité se retrouve également, mais d’une façon souvent paradoxale, dans la perception du phénomène. Pour le parti démocrate US, on sait depuis 3-4 ans que Hillary Clinton pourrait avoir, qu’elle a même de fortes chances d’être candidate et qu’elle aurait des chances d’être élue. La puissance de sa position et la très récente apparition de Obama ont fait de sa candidature potentielle quelque chose de complètement convenu, entré dans les prévisions et les mœurs du parti, presque une sorte de “candidature officielle” de l’appareil. Alors: où est l’aspect révolutionnaire de cette candidature ? Qui se souvient aujourd’hui, dans le sens de l’ébahissement par rapport à sa candidature potentielle, que Hillary Clinton est une femme? Pourtant, nous pouvons vous l’affirmer : oui, Hillary est une femme, et si elle était élue ce serait tout de même un événement extraordinaire. Mais non, car plus personne n’en parle puisqu’on fait de la candidature potentielle d’Obama la vraie révolution du moment.»

Et, plus loin encore, dans le même texte, mais dans la seconde partie qui était plutôt le commentaire d’ordre général sur les événements auxquels nous nous référions, – cet étrange parallèle Ségolène-Obama:

«On voit combien ces hypothèses et énoncés divers ont à la fois un côté révolutionnaire appuyé sur la réalité de la situation courante, et un côté artificiel trempé dans l’appréciation de la perspective. On ne peut pourtant traiter cela comme un non-événement.

»(De même, on ne doit pas en faire une “situation révolutionnaire” pour demain matin [2007-2008], par rapport à nos clichés convenus — une présidente française et un président américaniste métis, — puisqu’entre temps, comme dans le cas d’Hillary, la perspective serait déjà entrée dans les mœurs. La succession aux USA, depuis 1996, avec Albright, Powell et Rice, de deux secrétaires d’Etat femmes [dont une noire] et de deux secrétaires d’Etat noirs [dont une femme], n’a rien apporté de révolutionnaire. Ce sont les perspectives qui comptent, et les perspectives imposées par des forces hors du système, au contraire des nominations d’Albright, de Powell et de Rice qui sont apparues comme des manœuvres du système pour paraître bien dans son temps et selon son catéchisme. Albright, Powell et Rice se conduisent en serviteurs absolument fiables du système. Rien, absolument rien ne dit que Ségolène ou Obama se conduirait d'une façon révolutionnaire parce que leur candidature aurait été, à l'origine, un acte révolutionnaire; mais rien ne dit non plus qu'un révolutionnaire ne pourrait pas se glisser parmi tous ces individus qui s'identifient avec une situation qui est révolutionnaire un instant et qui tendra ensuite à s'institutionnaliser. De ce côté, la perspective est complètement insaisissable.)

»Ce qu’expriment ces possibilités et ces hypothèses, d’abord, c’est cette chose bien réelle: la colère populaire, qui est extraordinaire; qui ne rechigne plus à s’exprimer dans tous les domaines de la vie politique, des seules façons de s’exprimer que lui laisse encore le système, — un référendum, des sondages dont on ne sait encore s’ils déboucheront sur une réalité, etc.

»Force est pourtant de constater que cette colère, qui ne date pas d’hier, ne cesse de se rapprocher de la réalité. Le référendum français du 29 mai, bien entendu symbole de cette colère populaire, fut bien voté et a des effets politiques incontestables (paralysie de l’Europe conformiste des élites). Quant à l’élection d’une femme présidente, et d’une femme chargée de la vertu d’“incompétence”, elle est aujourd’hui une possibilité de moins en moins virtualiste. (Il n’est pas loin d’être acquis que nous aurons un deuxième tour avec au moins une femme. Rien que cela est d’ores et déjà un événement extraordinaire, et le signe que la colère populaire fait son intrusion dans la réalité.)

»Que conclure de cette situation extra-ordinaire ? Proposons quelques points.

»• Contrairement au schéma orwellien et à tous les schémas type-“meilleur des mondes” (populations soumises à des attaques de désinformation), si notre système s’établit officiellement selon les normes orwelliennes il ne soumet absolument pas les esprits. Même si les révoltes ne sont pas conceptualisées, ou mal conceptualisées, elles se poursuivent et s’amplifient.

»• Ces “révoltes” prennent des voies de plus en plus inattendues et des moyens d’expression à mesure. C’est normal, puisque les voies et les moyens d’expression classiques sont contrôlés par le système. Le rôle du commentateur autonome et anti-système est de savoir interpréter les événements et déceler l’expression de la “révolte”. Il s’agit d’un gigantesque jeu de pistes tenant aussi bien de la devinette que du jeu d’échec, intuition et connaissance du comportement mêlés.

»• Les effets sont absolument, complètement, totalement imprévisibles. Imaginons qu’un Obama devienne candidat démocrate (quels que soient son statut et ses intentions, nous parlons d’un Obama devenu porte-drapeau de l’affirmation anti-système même s’il est lui-même à l’intérieur du système et n’entend pas se révolter contre lui). Imaginons quelles pourraient être les réactions de l’électorat de droite, intégriste, bushiste, en général plus ou moins raciste, etc. On assisterait à une polarisation radicale d’une situation qui l’est déjà beaucoup, peut-être à des violences. Ce fait nouveau deviendrait alors bien plus important que la candidature Obama.

»• …En évoquant l’hypothèse ci-dessus d’une réaction de l’électorat de droite, nous avons bien conscience de n’évoquer qu’une hypothèse très conforme, dépendante de schémas déjà connus et peut-être dépassés. Il n’est pas en notre pouvoir, nous qui ne sommes pas devins, de rapporter des situations complètement en-dehors des normes connues.

»• Tout cela nous décrit l’enseignement essentiel, qui est une complète contradiction de tous les schémas d’opposition violente, de volonté de rupture radicale, révolutionnaire, etc., notamment des XIXème et XXème siècles. Aujourd’hui, l’opposition révolutionnaire et violente au système ne se fait pas en-dehors du système ; elle se fait par des groupes d’en-dehors du système, ou des opinions furieuses contre le système, mais employant d’une façon inattendue et inédite des moyens de pénétrer au cœur du système et d’imposer à celui-ci, en toute légalité (nous parlons de la légalité du système, qui est une légalité faussaire), des situations potentiellement explosives. Et le but implicite (non réalisé) n'est pas tant d'abattre le système (quasiment impossible, cela) ou de le chasser du pouvoir que de l'affoler, de le détraquer, jusqu'à ce qu'il sécrète lui-même le venin de sa propre déstabilisation.

»• En un mot : la révolution est toujours possible mais dans des conditions radicalement différentes, jusqu’à l’opposition complète, de celles qui sont traditionnellement retenues pour cet événement. Ce constat est en accord avec l’observation que nous faisons par ailleurs d’être passés de l’ère géopolitique à l’ère psychopolitique.»

En guise de commentaire d’une citation

Qu’on nous pardonne de nous citer nous-mêmes si abondamment. Mais qu’on se rassure. Cette citation n’est certainement pas une révérence faite à un texte de treize mois d’âge, comme si nous voulions nous saluer nous-mêmes en nous couvrant du manteau de la vertu de la double vue. Au contraire, nous voudrions plutôt montrer que, d’une part, le temps passe vite et les événements “du jour” aussi, y compris les plus extraordinaires; que, d’autre part, leur nouveauté foudroyante “du jour” ne recèle pas au fond une si grande nouveauté, que ces événements ne font qu’illustrer un malaise profond, qui dure et perdure, qui ne cesse de s’affirmer et de se réaffirmer.

Lorsque, le 4 janvier, nous comparions ce début d’élection 2008 au climat régnant lors de l’élection de 1992, nous aurions dû ajouter que cette proximité de climat signifiait aussi bien que rien, absolument rien n’avait changé dans le mécontentement populaire, ses motifs et ses moyens d’expression. Pourtant, il y eut entre temps l’événement (9/11) qui fait que, paraît-il, “plus rien ne sera jamais comme avant”.

Il y a donc deux choses différentes dans la candidature d’Obama, son premier succès, le succès qu’on prévoit pour lui demain dans le New Hampshire, – mises à part les surprises:

• Ce qu’il est lui-même, jeune sénateur, sémillant, séduisant, Africain Américain ou “demi Africain Américain”, plein d’entrain et d’allant et ayant soulevé un courant d’enthousiasme, – ou bien, ayant capté à son profit un courant d’enthousiasme qui est le double positif du courant de révolte contre le système…

• Justement, ce “courant de révolte contre le système” qui existe de toutes les façons, Obama ou pas Obama, et qu’Obama a su capter à son profit. C’est un redoutable avantage pour lui (Obama), parce que cela implique une dynamique irrésistible quand elle tourne à plein, qui n’est arrêtée par aucun argument rationnel. C’est aussi, de façon assez logique, une réelle fragilité, parce qu’Obama ne conduit pas son succès mais il est conduit, emporté par son succès identifié au “courant de révolte contre le système”, – par conséquent, il lui en faut prévoir les méandres, les tournants, les humeurs, les surprises… C’est un exercice singulièrement délicat.

Le paradoxe actuel se trouve dans l’interrogation qu’on trouve, ouverte ou pas, ou plutôt à demi-mot feutré, sur la caractéristique principale d’Obama… Vous savez, son côté Africain Américain, dans tous les cas à demi. Grande interrogation sur le racisme en Amérique. Jubilation chez les penseurs-people de notre temps (voyez l’allusion à Okrent-Labro se délectant de la nouvelle et en appelant aux mannes de JFK et de Martin Luther King), – jubilation du type : “Alleluïa, notre chère Amérique n’est plus raciste”. Nous vous dirions le vrai de notre sentiment: aujourd’hui, la demi-couleur de peau d’Obama serait presque un avantage pour lui, dans le climat de frustration qui affecte tant de citoyens et que ces mêmes citoyens ne peuvent exprimer directement; voter pour un “demi Africain Américain” représenterait aussi bien un pied de nez au système, pourrait-on s’imaginer. Et puis, il y a les électeurs qui ne sont encore aperçus de rien, qui votent par pure colère, – or, la colère fait voir rouge, pas noir ni demi-noir… C’est dire, en plaisantant mais à peine, que cet aspect de la couleur de peau d’Obama n’a que fort peu d’importance. A contrario mais de façon similaire, l’hostilité contre Hillary par contraste avec les sondages triomphants d’il y a peu, alors qu’elle est tout de même une femme (perspective révolutionnaire: femme présidente!) tient à sa position dans l’establishment, donc l’oubli complet de sa condition de femme en l’occurrence. La question posée est bien celle du système, pas celle du racisme ni celle du féminisme.

Là-dessus, faire un commentaire… Obama est certainement le candidat qui a le programme le plus passe-partout, même s’il affirme à telle ou telle occasion que son premier acte serait d’ordonner le retrait d’Irak. Ce retrait est désormais de facto dans les perspectives immanquables. Annoncer qu'on l'ordonnera si l'on est élu ne mange pas de pain, le temps pris pour la chose restant immuable, se comptant en nombre d’années et dépendant des pressions amicales du Pentagone. D’ailleurs, on sait que l’Irak n’intéresse plus grand’monde. Les sondages, eux, jouent au yo-yo, tantôt mettant Clinton et Obama au coude à coude pour le New Hampshire, tantôt mettant Obama à 10% d’avance sur Clinton, – cela, en 24 heures de temps, et pour une conclusion dans 24 heures. Les temps vont vite et en désordre.

Trêve de spéculation(s) et conclusion. Un seul mot pour caractériser cette situation : désordre.