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9 janvier 2008 — Effectivement, appelons-là “folle campagne”, elle qui est en train de capturer notre attention jusqu’à cette fascination qu’on éprouve devant des événements si inattendus. (Comme devant les performances de Ron Paul, après tout.)
Les primaires des élections présidentielles aux USA reflètent d’une façon absolument sans précédent un étonnant désordre, – un jeu chaotique et fiévreux entre l’électorat, les sondages et les médias, et les candidats. L’establishment observe, ébahi, ce phénomène qui pourrait très vite s’apparenter, pour lui, à une perte de contrôle du processus électoral.
Considérez les événements du New Hamphire après ceux de l’Iowa.
• Le retour extraordinaire de Hillary Clinton qui bat Obama (39% contre 37% en fin de dépouillement); Hillary furieuse samedi lors d’un débat avec les autres candidats démocrates où elle a attaqué avec violence Obama; Hillary en pleurs lundi soir, alors que les sondages donnaient à Obama une avance en moyenne de 8,3% et que tout le monde la voyait inéluctablement battue:
«“I have had so many opportunities from this country, I just don't want us to fall back,” Clinton said, as her voice dissolved into a whisper.
»Then in one of the few insights into Clinton's character and emotions in her campaign, she said: “This is very personal for me ... it is not just political, ... I see what's happening.” “Some people think elections are a game,” she said, her voice quavering again. “It is about our country, it is about our kids' futures,” the former first lady said.»
• Une mobilisation toujours aussi forte, avec cette fois une mobilisation des femmes en faveur d’Hillary Clinton. Le poids des électeurs indépendants (non-inscrits dans un parti mais autorisés à voter) joue un rôle considérable en se déplaçant d’un candidat à l’autre, voire d'un parti à l'autre selon les circonstances et les opportunités. Les sondages sont totalement en déroute devant ces mouvements inattendus et imprévisibles de l’électorat. Lundi, cinq instituts de sondages donnaient entre 5% et 13% d’avance pour Obama dans le New Hampshire (8,3% de moyenne).
• Du côté des républicains, une première place qui n'est pas complètement inattendue mais qui s'affirme dans des proportions impressionnantes (37% contre 32% à Romney), – un McCain qui envisageait il y a six mois d’abandonner sa candidature devant sa faiblesse dans les sondages. McCain est l’élu des modérés dans le New Hampshire alors qu’il a sur la guerre en Irak une position très extrême proche de celle des néo-conservateurs.
• Chez les républicains encore, il y a également le comportement de Ron Paul, qui continue à figurer d’une façon très honorable et inattendue selon les dépouillements en cours, tout proche de sa bête noire Rudy Giuliani, présenté comme le super-favori républicain (et le favori de l’establishmet) depuis des mois. Selon AFP/RAW Story hier soir:
«Further down the GOP ticket, Ron Paul was threatening to score a coup against onetime frontrunner Rudy Giuliani. Paul was nipping at the former New York Mayor's heals with 8 percent of the vote in early returns compared to Giuliani's 9 percent. At one point early on fewer than 100 votes separated the two men, but Paul was unable to close the gap. With about 75 percent of precincts in, Paul and Giuliani maintained the same percentages.»
• La question de la “terreur”, de la peur à propos d'un événement terroriste, qui avait disparu lors de la campagne de la primaire de l’Iowa, est revenue en trombe sur le devant des arguments lors des quelques jours qui précédèrent la primaire du New Hampshire. Ce fut notamment l’argument ressorti par Hillary Clinton. La chose a moins une valeur politique qu’une valeur indicative de la volatilité des événements et nous serions bien entendu inclinés à penser que les larmes bien réelles d’Hillary, c’est-à-dire l’“humanisation” d’une Hillary Clinton perçue comme trop froide, trop “professionnelle”, a eu beaucoup plus d’effets sur les électrices du New Hampshire que ses arguments sur la question du terrorisme. (Du Guardian d’aujourd’hui: «The decisive moment for Clinton appeared to be an encounter in a diner on Monday, in which she came close to tears when talking about the campaign. The clip, which was shown repeatedly on television, revealed a rare vulnerability.»)
Et ainsi de suite. Il n’y a bien entendu aucun exemple récent ni historique d’un tel désordre, d’une telle imprévisibilité et d’une telle tension politique à la fois, sur les deux premières primaires de la campagne présidentielle aux USA, en une semaine de temps.
Que dire? Quel commentaire de prévision apporter? Que faire de l’“Obamania” (le désordre) et du “vertige Obama” (la fièvre)? Rien, sinon une platitude du genre: “rien n’est joué” ou bien “nous aurons encore des retournements de cette sorte”, etc.? Pas du tout. Ce qui a existé avant-hier et hier a existé. Aujourd’hui est une autre vérité, mais subsistent celles d’hier et d’avant-hier. L’important n’est évidemment pas la prévision ni le résultat, — surtout pas alors qu’il reste dix mois de campagne. L’important est le désordre et la fièvre qui caractérisent cette campagne, qui étaient le constat des précédents F&C que nous avons cités.
Les candidats ont beau jeu de transcrire cela en discours enthousiasmants et les commentateurs appointés en phrases ronflantes sur la démocratie vibrante et sur America the Beautiful par conséquent. Il n’empêche que cette campagne US de 2008 ressemble diablement dans son esprit mais à sa manière, à la campagne pour le référendum européen en France, en mars-mai 2005. Sujets différents, méthodes différentes, processus différent, mais la même impatience de la part de l’électorat, la même fièvre, la même colère, la même volonté efficace d’imprimer sa marque dans une politique partout discréditée, – contre l’establishment et ses candidats sur-mesure, ses recettes éculés et ses catastrophes sans fin.
(Car, dans cette occurrence du New Hampshire, Hillary n’était plus perçue comme la candidate de l’establishment comme elle l’était dans l’Iowa, – les choses vont vite ! – mais une candidate à la dérive, en plein désarroi, balayée par une vague d’“Obamania” que personne n’explique encore, dont nul ne sait ce dont il s’agit ni ce qu’il en adviendra et en restera. On se réfèrera avec profit au texte de Brent Budowsky du 3 janvier, qui prend des allures joliment prémonitoires, sauf peut-être qu’il ne prévoyait ni le rythme ni la vitesse des choses… Nous écrivions à son propos le même 3 janvier: «Budowsky pense que la première élection primaire de l’Iowa est l’occasion d’un enjeu considérable. Il insiste notamment sur l’importance d’une défaite d’Hillary Clinton, non par hostilité pour Hillary Clinton mais parce qu’Hillary Clinton a été instituée comme la représentante de l’establishment. Si elle est défaite dans l’Iowa, dit Budowsky, cela veut dire qu’une “révolution” a commencé, que le peuple américain s’est levé pour se battre contre le système. (Il ajoute d’ailleurs, pour bien montrer ses intentions et éclairer son propos, que Hillary Clinton pourrait très bien revenir après une telle défaite, voire s’imposer, et que cela ne serait pas une mauvaise chose. Mais alors, elle l’aurait fait sur sa valeur propre et nullement comme représentante du système et prisonnière de ce système.)»)
Le système électoral américaniste est le plus contrôlé du monde, le plus complexe et le plus inextricable, permettant à la fois toutes les manipulations et toutes les contraintes du système. Qu’il soit ainsi secoué dans tous les sens, défiant toutes les prévisions, démentant d’un jour à l’autre tous les sondages, renforce notre sensation de nous trouver devant une saison exceptionnelle de désordre et de remise en cause. Le génie de la chose, comme dans le cas du référendum français, est bien entendu que cela se passe à l’intérieur des règles et des contraintes du système, et que cela ne peut par conséquent être répudié par le système. Le désordre est aujourd’hui à l’intérieur du système, sur un terrain superbement préparé par une présidence Bush qui devra rester comme l’archétype de l’événement déstabilisateur, et peut-être, selon ce que sera la fortune de cette campagne, de l’événement déstructurant.
L’outil fondamental de cet événement est sans aucun doute la communication hyper-développée, cette création fondamentale du système postmoderne pour verrouiller sa stabilité et son contrôle des choses. Il y a un processus d’auto-alimentation dans la façon dont les réseaux de communication, que ce soit la presse “officielle” ou les réseaux alternatifs, jouent un rôle essentiel en grossissant démesurément les événements et leurs effets. Qu’il s’agisse des plus essentiels comme des moins politiques et des plus anecdotiques (les larmes d’Hillary la veille du scrutin du New Hampshire) importe peu tant ce qui nous importe est la dynamique déstabilisante de l’effet. De même, l’enseignement n’est ni électoral ni même américaniste. C’est l’enseignement classique de notre crise de civilisation, où la communication et l’information que charrie cette civilisation sont devenues les principaux instruments de la guerre qui est en cours, que ce soit en Irak ou dans les élections américaines (ou lors du référendum de mai 2005 en France). Il s’agit d’instruments eux-mêmes incontrôlables dans leurs effets, qui produisent donc un effet général beaucoup plus proche du désordre que de n’importe quoi d’autre... Le constat est toujours le même, qui ne cesse de s’amplifier: une fois de plus, l’arme principale du système retournée contre lui.
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