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142413 février 2008 — Le budget FY2009 du Pentagone élargit le paradoxe désormais courant caractérisant le budget du Pentagone en général. Du point de vue de la gestion et de la productivité, il s’agit d’un paradoxe catastrophique et apocalyptique.
Ce budget énorme, avec ses $515,4 milliards formant le budget de base et des ajouts multiples plus ou moins dissimulés conduisant jusqu’à une somme réelle autour de $1.000 milliards, constitue un budget de crise, – non pas un budget pour faire face à une crise extérieure mais un budget reflétant la crise profonde du système. L’hebdomadaire Aviation Week & Space Technology (AW&ST) restitue ce sentiment dans le titre donné à l’article consacré à cette situation, dans son numéro du 11 février (accès payant): «The Pentagon abdicates F-22, C-17 decisions in Fiscal 2009 budget plan». Même si le verbe “abdiquer” concerne les décisions à prendre concernant deux programmes majeurs (le chasseur F-22 et le transport stratégique C-17), il indique bien la forme générale de la démarche que nous voulons signaler.
Il apparaît évident qu’il s’agit d’un budget de crise, et d’une crise portant sur des circonstances extraordinaires. Il s’agit d’une crise de la capacité de décision du Pentagone dans des circonstances fiscales extraordinaires, une crise marquée par l’abdication et une déroute de la volonté. Les sommes énormes couramment allouées au Pentagone soulignent d’autant, par logique antithétique, l’énormité des sommes, jusqu’à l’absurdité comptable, qui seraient nécessaires à ce même Pentagone pour simplement suivre sa planification courante sur les programmes en cours ou normalement projetés. Le cas du programme F-22, mis en évidence par l’article, indique la nervosité extrême qui existe au plus haut niveau désormais, par ce détail que donne AW&ST : «Disagreement on the F-22 issue has reached the highest levels of the Defense Dept., according to industry sources. Defense Secretary Robert Gates says he supports keeping the line open. However, England has registered some opposition, to the point of allegedly walking out of a meeting with Gates over the subject.»
L’article s’attache surtout à deux programmes fondamentaux (le F-22 et le C-17) mais les démarches et les débats qu’il décrit doivent être pris comme très caractéristiques du climat qui prévaut aujourd’hui dans la direction du Pentagone, dans la direction du complexe militaro-industriel, dans la direction politique et ainsi de suite. On met les cendres et les mégots sous le tapis sans même s’en cacher. Les successeurs, qui sont peu ou prou des gens des mêmes milieux et de la même conformation de pensée, savent fort bien ce qui les attend et l’on ne voit guère qu’ils puissent se montrer plus avisés et plus audacieux dans le domaine de la décision…
«President Bush is in office for another year but his Fiscal 2009 Pentagon request indicates that political officials there already have a foot out the door given their willingness to let key military programs languish until the next administration arrives.
»The Defense Dept.’s $515.4-billion request for Fiscal 2009, the largest ever, will leave Bush’s successor with a host of unpaid bills and unanswered questions about the fate of some major acquisition programs.
»The Pentagon is deferring decisions on two major U.S. production lines: the Lockheed Martin F-22 Raptor stealth fighter and the Boeing C-17 transport. Both are set to begin or continue closure in Fiscal ’09 unless Congress intervenes.»
Même les esprits les plus lourds s’aperçoivent qu’il se passe quelque chose et posent, sans s’en aviser, d’intéressantes questions. On parle ici de Loren B. Thompson, expert assermenté du complexe militaro-industriel, qui s’interroge de la sorte dans sa chronique d’UPI du 12 février :
«When you consider how much money Americans spend on defense – about $4 trillion so far in this decade alone – it's amazing what a poor job we do of maintaining our military arsenal.
»In the years since the Cold War ended, the U.S. Navy's fleet has shrunk by half to fewer than 300 ships, the U.S. Air Force's planes have “matured” to twice the age of the commercial airline fleet, and the U.S. Army has largely abandoned the production of heavy armored vehicles…»
(Ensuite, Thompson donne sa réponse, et nous en parlons par ailleurs. Bien entendu, la réponse retrouve la conformité de la lourdeur de l’esprit, dans une mesure absolument pathétique puisqu’en désespoir de cause c’est jusqu’aux rivages de l’absurde qu’il nous conduit. Ce qui nous importe dans cette référence, c’est la question, donc le fait que Thompson se la soit posée, – même si c’est pour finir par faire la promotion de sa boutique avec une étonnante maladresse.)
Ce budget du Pentagone devrait nous être, dans un premier temps, une source d’étonnement ébahi, – dans tous les cas pour ceux qui croient encore à l’efficacité gestionnaire et productive du système, notamment dans les matières militaires. Il nous montre un chiffre pharamineux de puissance budgétaire ($515,4 milliards affichés, près du $trillion en réalité) et une programmation qui représente une déroute de la décision et un aveu complet d’impuissance. Le budget FY2009 pourrait être représenté par une image du type “le Pentagone baisse les bras”.
Ce n’est pas la première fois qu’une administration en fin de mandat suspend certaines décisions concernant l'un ou l'autre programme. En général, cela est présenté sous l’étiquette flatteuse de la bonne volonté plus ou moins bipartisane (selon le parti qui l’emporte aux élections); on annonce simplement qu’on laisse ouverte la possibilité des choix pour l’administration suivante. Cette sorte d’artifice n’est plus de mise. Il s’agit, cette fois d’une façon indubitable, de l’impuissance reconnue de prendre une décision. L’algarade entre Gates et son n°2 Gordon England à propos du F-22, telle que nous la rapporte AW&ST, est significative du climat. La direction du Pentagone ne sait plus quelle orientation choisir sur des cas aussi évidents que les programmes F-22 et C-17. Même l’option minimaliste de laisser ouverte la chaine de production pour l’année qui vient, dans le cas du F-22, n’est pas rencontrée d’une façon affirmée, conformément à la stratégie définie pour les chasseurs dits “de cinquième génération” (F-22 et F-35/JSF). C’en est au point où ce budget montre au contraire une sorte de “stratégie de l’écrevisse”, où les services en reviennent à des achats d’anciens modèles.
Cela nous conduit à une seconde remarque. Elle vient dans un second temps et comme en contrepoint au constat de la déroute de la décision, qui concerne le climat psychologique de Washington, du Pentagone, etc., après huit années d’administration Bush, d’expéditions diverses et de dépenses échevelées, – pour parvenir à cette situations surréaliste où les acquisitions et les décisions sur les programmes se trouvent en pleine déroute avec un budget de $515,4 milliards/$1trillion…
Ce qu’on perçoit au niveau de la direction du système, c’est une profonde fatigue psychologique devant l’impuissance qui ne cesse de s’affirmer de plus en plus. Les hommes du système ne contrôlent plus le système et ils en sont totalement prisonniers. Ils renoncent à décider, même sur les activités les plus courantes, les moins “révolutionnaires”. (On dira que le Congrès y suppléera ici et là, notamment pour le F-22, à propos duquel le député Murtha, qui dirige la commission des forces armées à la Chambre, forcera sans doute à des commandes supplémentaires. Mais ce type de décision viendra encore plus semer le désordre en imposant à nouveau une autre orientation à la bureaucratie, des charges nouvelles, une stratégie révisée, etc.)
Plus personne ne se préoccupe même de s’exclamer à propos du Pentagone et de son budget, qui pour le dénoncer, qui pour s’extasier à propos de sa puissance. L’énorme, le monstrueux Pentagone est devenu une chose absolument incontrôlable, une pharamineuse usine à gaz trop informe pour encore ressembler à une usine et produire quoi que ce soit, y compris du gaz.
Bien évidemment, cette crise n’est pas spécifique. L’entièreté du système présente les mêmes symptômes, les mêmes tares. Le Pentagone nous intéresse particulièrement parce que c’est le pilier principal de la puissance US et qu’on s’approche effectivement du moment où il ne pourra plus remplir sa fonction qui est d’alimenter et de moderniser la machine militaire américaniste. Lorsqu’on en est à se rabattre sur des achats d’avions de combat de la génération précédente arrivée à son terme et déclarée dépassée depuis quatre ou cinq ans, on peut être assuré qu’on se trouve proches des prémisses de ce moment.
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