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15 février 2008 — Les interventions de Robert Gates à Vilnius (réunion des ministres de la défense de l’OTAN) puis à Munich (séminaire de la Wehrkunde) ont été diversement interprétées. C’est-à-dire qu’elles ont été interprétées dans un sens exactement contraire par deux écoles d’interprétation, confirmant que la montée aux extrêmes, aussi bien dans la spéculation et l’interprétation, est la règle d’or de ce temps historique.
Après avoir signalé le premier aspect, que nous qualifierions d’évident, nous nous attachons à l’interprétation sombre en nous référant à un texte de WDSWS.org du 13 février. Ce texte a le mérite, d’une part d’exposer l’aspect extrême privilégiant l’interprétation menaçante et manipulatrice, d’autre part d’y ajouter un élément inédit très intéressant. Pour ce dernier point, il s’agit de deux articles successifs les 8 et 9 février, publiés dans la Süddeutsche Zeitung (SZ), successivement «An Old Friendship» de John McCain, candidat républicain quasi-assuré aux présidentielles US, et un article de Robert Kagan le lendemain, «The Battle of Centuries». Kagan, néo-conservateur de renom représentant l’aile académique du mouvement (Kagan se prétend volontiers historien plus que commentateur, et on lui laisse la responsabilité de cette prétention), est par ailleurs un des conseillers de politique extérieure de McCain. Les deux articles ont été écrits et publiés en concertation, l’un (Kagan) complétant l’autre (McCain) en se montrant plus affirmatif, plus détaillé, plus clair sur les conceptions et les modalités d'exécution. Nous nous en tiendrons à l’interprétation qu’en fait WSWS.org, très complète et bien documentée, et allant effectivement à l’essentiel de ces deux articles.
• Sur l’intervention de Gates, WSWS.org dit notamment ceci, qui implique directement la présentation d’un Gates menaçant, exigeant l’engagement européen au service d’une politique agressive US, sous la menace de l’évocation d’attentats terroristes qu’on imagine plus ou moins machinés par de providentielles officines américanistes: «The arrogant manner in which the head of the Pentagon calls for Europeans, and especially the Germans, to contribute to spilling more blood in Afghanistan is quite remarkable. His statement that restrictions placed on the military forces deployed by Germany require the other NATO allies to “bear a disproportionate share of the fighting and dying” is highly provocative.
(…)
«Following the confirmation in Iraq of the worst fears raised by European powers at that time, Gates is now blaming the military disaster on those who warned against it. At the same time, he argues in the manner of a military commander who evaluates allied governments on the basis of how many dead soldiers they are prepared to impose on their respective populations.
»Gates told the conference that he was quite aware of public opinion in Europe with regard to the war in Afghanistan, and that a majority of the German population rejects the deployment of the German Army in Hindukush. In response, Gates declared that many citizens had not yet understood that the deployment in Afghanistan had to be successful to prevent further attacks such as those that took place in Madrid and London.
(…)
»Gates spoke in Munich as the representative of a government that is not only responsible for major war crimes, but has also suffered considerable military setbacks. The resistance in Afghanistan has clearly increased. Gates came to Munich to plead for support from European governments.»
• L’article de McCain, lui, porte plutôt sur l’avenir, sur ses projets s’il est élu. L’axe principal de son article est la réactivation d’une Guerre froide européenne pour obtenir un regroupement européen sous contrôle US à l’occasion d’une renaissance de l’affrontement avec la Russie.
«…In [his article, McCain], demands that Russia be thrown out of the G-8, supports the independence of Kosovo, and proposes than a “league of democracies” under US leadership be established as an alternative to the UN.
»McCain writes: “We need a unified Western approach to a revanchist Russia whose leaders seem more determined to chart an old course of conflict rather than join the democratic peace of the West. We should start by ensuring that the G-8 becomes again a club of leading market democracies: it should include India and Brazil but exclude Russia.”
»He writes that Europe and the US should improve the “range and coordination” of their programmes in order to support “democracy and the rule of law” in countries where these are lacking. Such programmes are important, for example, in Russia, or in Belarus, where a dictatorship continues its repression, he declares. “However, it is also important to offer a helping hand to the transitional democracies in Georgia, Ukraine and the Balkan states,” he adds.»
• Kagan porte évidemment beaucoup plus loin le flambeau de la déstabilisation systématique, directement inspiré par l’aspect le plus idéologique et le plus extrémiste de ce qu’on a connu de Bush. (Rien d’étonnant dans le contexte, puisque GW était alors sous inspiration neocon à 150%, – l’inspiration est celle du discours de GW pour sa deuxième inauguration, en janvier 2005.)
Kagan «begins […] with the statement: “Seen geographically, Russia and the European Union might be neighbours, but geopolitically they live in different centuries.”
»While the European Union has overcome the old power politics and is seeking to establish a modern confederation of states, Kagan claims, Russia is caught up in the great power ambitions of the 19th century. “But what would happen now if a 21st century confederation of states is confronted with a great power from that 19th century?” Kagan asks, and he sketches out the scenario of a European-Russian war.
»He then outlines the lines of conflict: “In political bottlenecks such as Kosovo, Ukraine and Georgia, as well as in Estonia; in disputes over gas and oil pipelines; in the harsh diplomatic exchange between Russia and Britain; and not least in the unfolding of Russia’s military power, unparalleled in history since the end of the Cold War.”
»It is quite conceivable, Kagan writes, that what is heralded by initial tremors along the European-Russian fault line will break out openly. “A crisis in Ukraine, which wants to join NATO, could lead to a direct confrontation with Russia. And the disputes between the Georgian government and the separatist forces in Abkhazia and South Ossetia, supported by Russia, could escalate into a military conflict between Tiflis and Moscow.” A larger conflict would then be preordained.»
Inutile de préciser que Kagan est là en tant qu’historien-postiche (ou historien-potiche? Au choix). A l’image du comportement neocon standard, l’homme montre une indifférence complète pour la cohésion des positions, la logique du discours, la loyauté par rapport à sa propre pensée. A lire ce qu’il disait le 23 octobre 2007 à Bruxelles, alors que McCain n’avait pas une chance, alors que lui-même, Kagan, ne s’intéressait guère encore à une possible candidature McCain, on est singulièrement éclairé. On l’est également en lisant les compliments qu’il adresse à l’Europe, devenue sous sa plume une superbe “confédération modernes d’Etats” alors qu’il la couvrait du mépris le plus complet dans son “Mars ou Vénus” publié du temps de la splendeur de l’entreprise irakienne de l’américanisme. Mais l’on sait que la noble fonction d’historien s’est, dans notre temps historique, coulée dans le sirop bétonné du job plus arrangeant (pour la continuité historique) de publiciste, qu’on pourrait même nommer “publicitaire”. C’est le cas de Kagan. Le même Kagan, d’autre part, prépare peut-être un poste dans l’équipe d’une éventuelle administration McCain pour sa femme Victoria Noland, elle-même neocon notoire et accessoirement ambassadrice des USA à l’OTAN. Dans tous les cas, la présence de son article dans SZ à la suite et en complément manifeste de celui de McCain suggère qu’il tient une place importante dans l’équipe de politique de sécurité nationale du probable futur candidat républicain.
L’article de WSWS.org, par ailleurs fort bien fait dans le détail, suggère par sa structure une situation étonnante, une analyse paradoxale et contradictoire, – quoique pas nouvelle pour l’activisme rhétorique américaniste. La deuxième partie présente des projets ambitieux de “conquête” de l’Europe, d’offensive d’influence, de manipulation grossière, etc., notamment avec cette idée suggérée en introduction de cette deuxième partie que l’administration Bush a failli à cet égard en laissant de côté les “alliés” européens, en ne les embrigadant pas “sous influence”: «Evidently, influential sections of the US ruling elite have come to the conclusion that one of the biggest mistakes in Bush’s war policy was that—apart from Great Britain—it did not involve the European governments.»
Mais cela est écrit alors que toute la première partie nous présente un Robert Gates acharné à menacer et à manipuler les Européens s’ils ne s’engagent pas plus en Afghanistan, alors qu’ils y sont notablement engagés. Cette situation suggère au contraire que les Européens ont été notablement embrigadés par les USA et subissent leur “influence” en faisant la guerre que les USA veulent leur faire faire. S’ils ne la font pas assez, ce n’est pas faute, pour Washington, d’essayer, et de le faire sans la moindre vergogne. Il est à cet égard peu raisonnable de reprocher à l’administration Bush d’avoir laissé de côté les Européens, alors que, depuis 9/11, l’OTAN n’a cessé de s’étendre, les projets militaires de bourgeonner, les nouveaux pays de l’Europe de l’Est de répondre au quart de tour aux manipulations US, etc. Par contre, la réticence des Européens pour l’engagement militaire est un fait de nature de l’alliance et de l’influence US en Europe, qui a toujours existé depuis 1945-50 et qui ne dépend nullement dans ce cas d’une prétendue inattention de l’administration Bush vis-à-vis de l’Europe.
Ce qui est nouveau dans la rhétorique McCain-Kagan, c’est l’accent mis sur deux choses:
• La recherche d’une nouvelle structure, type-“ligue des démocraties”, sous direction US évidemment, qui serait une super-OTAN ou une ONU occidentalisée c’est selon, avec le but affiché d’intervenir partout où n’existe pas une démocratie convenant aux vues US. Exposée dans le texte de McCain, c’est la reprise d’une idée “neocon” typique, d’une ONU “otanisée”, émise en premier par Richard Perle en octobre 2002. Les néo-conservateurs ont, pour leurs lubies, la mémoire aussi longue qu’ils ont la vie dure. C’est un projet particulièrement utopique et déstabilisant pour les relations transatlantiques, au contraire de ce qu’on en attend; mais il a l’avantage rhétorique, qui permet aux neocons de se faire rêver entre eux, de faire bon débarras des derniers artifices embarrassants de l’OTAN (vote à l’unanimité, objectifs limités géographiquement et politiquement, rupture du seul cadre européen, etc.).
• L’accent mis sur un conflit Europe-Russie. La chose est dite si crûment (par Kagan) qu’on en est encore à trouver de nouvelles facettes au culot et à l’impudence des néo-conservateurs. Il s’agit de provoquer la Russie dans un affrontement type-Guerre froide avec l’Europe, pour verrouiller l’Europe dans sa soumission aux consignes américanistes.
Les deux orientations ont les vices de leurs vertus. Elles présentent de façon si ouverte leurs buts et leurs objectifs qu’elles en deviennent des épouvantails prompts à effrayer les Européens au-delà de tout. Il est très bien de monter des plans de soumission des Européens mais il n’est pas inintéressant de jeter un œil sur la réalité. Avant de faire de Gates un deus ex machina qui prend les Européens au piège de menaces par ailleurs sempiternellement répétées, il est bon de répéter et de répéter que, pour la période présente qui commence le 11 septembre 2001, les USA font pression sur l’Europe, ouvertement et avec tous les moyens en leur possession, depuis disons le 12 septembre 2001 (Rumsfeld, “Old Europe”, “lettre de Vilnius” des pays d'Europe de l'Est soutenant l'attaque contre l'Irak, Berlusconi, Aznar, Blair, etc.); que les Européens sont en Afghanistan depuis 2004-2005 sous divers drapeaux tous sous influence US et que les USA en sont encore à recycler leurs menaces habituelles pour grappiller quelques centaines de soldats de plus. Ils les obtiendront sans doute des Français, non pas sous la contrainte mais parce que la diplomatie française ne rate jamais une occasion de rappeler épisodiquement qu’elle peut être, en toute indépendance, aussi niaise qu’une pseudo-diplomatie hollandaise et une pseudo-diplomatie canadienne, et encore plus niaise qu’une non-diplomatie allemande. (Les Français sont, dans cette affaire, beaucoup plus des boy-scouts indépendants qui ont redécouvert le slogan “toujours prêts” que des vassaux-mercenaires.)
Pour conclure, on observera qu’une présidence McCain, plutôt que marquer le crépuscule d’une indépendance européenne qui n’a jamais existé en tant qu’indépendance d’une entité européenne, ne fait que recommencer le sempiternel projet US de conquête et de mise sous influence d’une Europe qui l’est déjà bien assez. Au contraire des neocons, les américanistes ont la mémoire courte, – ou bien, comme les neocons, ils ont la mémoire tordue. Ils ne se sont pas aperçus que l’Europe est conquise et sous influence US depuis plus de soixante ans. Simplement, cette conquête et cette influence n’ont jamais empêché les nuances, comme l’Afghanistan le prouve “au forceps”, – et les projets McCain-Kagan les exacerberont bien plus.
L’OTAN avait (du temps de la Guerre froide) cette vertu pour les USA de laisser s’exprimer ces nuances européennes comme s’il s’agissait de liberté pour l’Europe, sans compromettre l’essentiel de leur influence en Europe, – bien au contraire lorsqu’on connaît l’histoire secrète de ces années-là, des réseaux Gladio à la diplomatie clandestine de Kissinger. Ce temps est passé et chaque nouvelle présidence US entend bien conquérir à nouveau ce qui l’est déjà, chaque fois d’une façon encore plus ouverte et tonitruante, et déstructurante pour la structure atlantiste elle-même. La pensée neocon est à cet égard absolument imperméable à l’amendement de la réalité. Si l’on en juge des arguments et des intentions ainsi exprimés, une administration McCain serait explosive pour ce domaine des relations Europe-USA, si elle croit pouvoir entraîner l’Europe dans un véritable conflit avec la Russie qui serait machiné dans ce but utopique de regroupement transatlantique. Les partisans d’une grande alliance transatlantique, apaisée et “d'égal à égal”, du Tony Blair éventuel président de l’UE à l’axe Sarkozy-Balladur, regretteraient alors avec nostalgie le temps apaisé de l’administration GW Bush.
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