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110216 février 2008 — Deux hebdomadaires de langue anglaise de la capitale belge et européenne ont repris et développé l’idée d’une force européenne d’intervention structurée, développée sur initiative française dans un cadre de contraintes d’engagement de défense, avec des objectifs larges dépassant la seule constitution de cette force. Il s'agit de The European Voice du 14 février et de EUObserver du 15 février, tous deux à Bruxelles. EUOberver reprend la substance de l'article de son confrère. Tous deux se réfèrent à un article de Pierre Lellouche, écrivant ès-qualité en tant que “délégué général de l'UMP pour la défense”, dans Le Figaro du 31 janvier.
Il est assuré, à cette date et pour ce qui concerne l’évolution politique, que l’intervention la plus intéressante est celle de The European Voice, qui fait partie du groupe The Economist. Le délai (après le texte de Lellouche qui est cité comme référence) montre que cette intervention de The European Voice est mesurée, qu’elle a été pesée à la lumière du texte du député français perçu comme une évocation informelle des projets français pour la présidence de l’UE (juillet-décembre), qu’elle répond à une réalité proche du gouvernement britannique et de la politique britannique (à cet égard, le groupe The Economist est au-dessus de tout soupçon tant il s’impose souvent comme le relais de la pensée officielle). L’article du 14 février apporte des précisions du côté britannique concernant le projet, qui sont révélatrices autant d’une tactique délibérée des Britanniques que d’une appréciation plutôt favorable de ces mêmes Britanniques du projet évoqué. L’article est placé en évidence (il fait la manchette de la première page). Il s’agit donc d’une série de ballons d’essai se répondant, pour explorer la voie d’un projet européen à lancer durant la présidence française. On pourrait ajouter qu’il semble que la préparation soit déjà politiquement lancée.
Le projet a la particularité essentielle de se faire autour de l’idée d’un “noyau dur” regroupant six pays (Allemagne, Espagne, France, Italie, Pologne, UK) et laissé ouvert aux autres s’ils remplissent les critères établis. Lellouche, dans son article du 31 janvier, énonçait huit conditions de base pour un tel projet qu’il s’empresse de baptiser, pour être dans l’air du temps, du surnom de “G6”. Outre l’idée du “noyau dur”, on note principalement le niveau requis de dépenses de défense à 2% du PIB; l’objectif d’une force de 60.000 hommes (10.000 hommes par pays du G6); la constitution d’un “marché commun de l’armement” pour le G6 avec cette précision où un adverbe essentiel est souligné en gras par nous: des commandes d’armements donnant lieu à «des marchés publics européens ouverts prioritairement aux industries européennes d'armement»; le lancement de “programmes communs structurants” dans des domaines de l’espace, des communications et du renseignement, de la défense anti-missile; etc… Le projet serait mis en place une fois le traité de Lisbonne ratifié, dans le cadre de ce traité, en 2009.
Lellouche aborde le principal obstacle de cette affaire (la question des relations avec les USA) de cette manière :
«En réconciliant la France avec l'Amérique dès son élection et en signalant que défense européenne et Otan sont désormais compatibles du point de vue de la France, le président Sarkozy a d'ores et déjà levé le préalable majeur à l'émergence d'une défense commune entre Européens. Tant que, en effet, ces derniers soupçonnaient la France (et pas toujours à tort) de vouloir défaire l'Otan et bouter dehors le grand allié américain en proposant une défense européenne alternative à l'Alliance, l'idée même d'une défense européenne commune était de facto condamnée. Ce préalable est désormais levé, et les Britanniques eux-mêmes en Irak comme les Polonais avec l'affaire de la défense antimissile, ont compris à leurs dépens le caractère parfois erratique (!) de certaines initiatives stratégiques américaines.»
Après avoir énoncé ces huit propositions-G6, ou “axes proposés”, il conclut : «Une fois adoptés, [les axes proposés] serviront de socle à une relation d'alliance rééquilibrée avec les États-Unis d'Amérique, dès la seconde moitié de 2009, une fois installée la prochaine Administration américaine.»
Maintenant, voyons les passages intéressants pour nous de l’article de The European Voice, qui concernent les réactions britanniques (et allemande, accessoirement) à l’évocation d’un tel projet.
«The UK will not support the plan publicly until the new treaty comes into force, but an EU official confirmed that the UK had pushed for the provision when the constitution was being drafted. The possibility of forming a pioneer defence group had been included in the constitution because “the UK and France wanted it in”, an EU official said, adding that the UK saw the initiative as “a way of leveraging extra [military] capabilities” from some member states.
»Under the Lisbon treaty, membership of the group should be open to any country that meets the qualifying criteria.
»German centre-right MEP Karl von Wogau, chairman of the European Parliament’s sub-committee on security and defence, said: “It would be better if there’s an openness to small- and medium-sized countries.
»Sarkozy wants to boost European defence during his country’s presidency of the EU in the second half of this year and create what he describes as a “European pillar” within NATO. He is planning to use an offer to reintegrate France fully into NATO command in 2009 to leverage support from European allies for new initiatives on European defence. A key French aim is to set up a fully fledged EU planning cell.
»The UK and France are also keen to mark the tenth anniversary of the St Malo declaration between the then French president Jacques Chirac and the UK prime minister Tony Blair, which launched a new era of defence co-operation, although the EU has since fallen short of some of its ambitions, including creating a 60,000-strong rapid reaction force. Sarkozy and UK Prime Minister Gordon Brown are to discuss defence co-operation at the Anglo-French summit in London on 27-28 March.»
Ce projet tel qu’il se reconstitue au travers des diverses références n’a rien pour surprendre. Il est principalement l’enjeu des deux acteurs principaux, France et UK. La référence commémorative au traité de Saint-Malo de décembre 1998 est logique, sinon impérative. Il s’agit bien d’une ambition de type “Saint-Malo-II”.
Les deux partenaires “forcés-réticents” (les deux parce qu'ils sont indispensables à tout projets de défense européenne ambitieux, les Anglais qui soupçonnent les Français d’anti-atlantisme, les Français qui soupçonnent les Anglais de pro-américanisme) sont dans des positions qui correspondent à leurs rôles classiques. C’est Saint-Malo-I à fronts renversés.
• Les Français ont la charge de lancer le projet. Ils s’appuient sur une rhétorique vertueuse consistant à dire: nous avons réglé notre problème avec les USA, donc le soupçon principal contre nous n’a plus de raison d’être. D’ailleurs, nombre d’entre eux (les Français) croient à cette vertu-là. Cela n’empêche quelque cynisme de se glisser ici ou là, conscient ou non. C’est le cas lorsque Lellouche (dans le passage cité ci-dessus), après avoir fait l’apologie convenue du rapprochement franco-US, termine ce passage par cette phrase : « Ce préalable [le processus de défense européenne non perçu comme une agression par les malheureux USA] est désormais levé, et les Britanniques eux-mêmes en Irak comme les Polonais avec l'affaire de la défense antimissile, ont compris à leurs dépens le caractère parfois erratique (!) de certaines initiatives stratégiques américaines.» Lellouche utilise l’argument du raccommodage franco-US pour faire remarquer à quelques alliés les catastrophes stratégiques où les entraîne leur alignement inconditionnel sur les USA. Cette vertu est d’autre part utilisée pour suggérer quelques aménagements qui vont faire frémir plus d’un atlantiste. (On pense à l’adverbe “prioritairement” pour définir l’accès des industriels européens au marché commun de l’armement, ce qui suggère évidemment le concept hérétique de “préférence européenne”.)
• Les Britanniques, selon les bruits que nous rapporte The European Voice, joueront cette partie… “à la britannique”. C’est le contraire de Saint-Malo-I où ils s’étaient fortement exposés aux pressions US puisqu’ils étaient à la base des propositions. Ils suivent le projet, ils font savoir leur accord officieusement pour le moment, pour pouvoir dire non officiellement si le temps des gâte. Bon réflexe de navigateur, qui a quelque chose de rassurant, – il s’agit bien des Britanniques égaux à eux-mêmes, avec tous leurs traits de caractère. Par ailleurs, l’argument principal exposé dans l’article de The European Voice (obtenir des capacités militaires supplémentaires grâce à l’arrangement européen) est convaincant. Les Britanniques sont dans une situation budgétaire pathétique. Leur programmation se déplace dans un champ de mines, au milieu de projets explosifs dont ils n’ont pas toujours la maîtrise (le programme JSF est l’exemple central du propos). La lune de miel hystérique des “spécial relationships” Blair-Bush n’est plus qu’un souvenir dont on se demande s’il est bien heureux. Aujourd’hui, en matière de défense, avec un Gordon Brown qui ne goûte que moyennement les expéditions néo-colonialistes à-la-Blair, les Britanniques ont besoin de toutes les garanties, de toutes les aides possibles. De ce point de vue, un projet européen sérieux et nécessairement paré de la vertu européenne, qui écarte tout aspect anti-US trop voyant, qui institutionnalise notamment la coopération avec la France, vaut d’être considéré.
Le projet G6, comme dit Lellouche, est une approche raisonnable de la question de défense européenne, – si l’on s’en tient à l’analyse strictement bornée du problème. Si on l’élargit au contexte politique et psychologique, au climat de l’époque et ainsi de suite, nous dirions simplement que c’est une approche explosive, – et involontairement, ce qu’il y a de mieux.
D’abord, le projet ménage quelques rencontres du plus heureux effet. Inviter la Pologne à y participer, au moment où ce pays étrenne un nouveau gouvernement qui veut faire ses preuves de “bon européen”, c’est une bonne idée. Assortir cette invitation du projet d’étudier un réseau antimissiles européen au moment où cette même Pologne est confrontée à des propositions US pressantes pour participer au réseau BMDE d’anti-missiles US, c’est une riche idée qui accroit la charge explosive potentielle du projet.
Mais le principal est ailleurs. Assortir des protestations d’amitiés pro-US en explorant de l’autre côté un marché commun de l’armement où l’on voudrait glisser une notion de “préférence européenne”, c’est allumer la mèche pour la poudre prête à exploser. A partir de là, il faut élargir le propos. L’argument (français) qui est de dire: nous sommes à nouveau amis des US, donc nous allons faire une défense européenne forte à laquelle nos amis Américains n’auront plus rien à redire, c’est se bercer d’illusions considérables. Qu’importe, – car c’est surtout placer les Européens, et surtout les pro-US, les vrais, les vassaux de l’Amérique, face à cette évidence et par conséquent à leurs responsabilités: les USA n’accepteront jamais de bon gré une défense européenne forte. (Quelle que soit la future administration, – pour McCain, la cause est entendue; pour une administration démocrate, le précédent de Saint-Malo-I, qui se fit du temps de l’administration Clinton, est une indication nécessaire et suffisante.)
Dans le cas étudié ici, il n’y a plus l’argument sempiternel de la France anti-US qui permettait de se défausser du fond du problème. Cette fois, chacun devra jouer franc-jeu; les Américains, qui diront leur opposition par principe, parce qu’ils veulent conserver une Europe asservie, France anti-US ou pas; les Européens pro-US, qui devront dire, cette fois, qu’ils capitulent devant les USA par pur goût de la servilité, ou bien qui devront se révolter.
Nous dirons le fond de notre sentiment. Nous ne croyons pas une seconde que ce projet réussira en l’état et sans remous considérables qui élargiront et transformeront nécessairement l’enjeu. Nous croyons que ce n’est pas sa fonction fondamentale, historique, même si ceux qui le conçoivent veulent sincèrement parvenir à sa réalisation dans les conditions qu’ils disent, qu’ils jugent loyales. (On retrouve ici notre argument sempiternel: les dirigeants politiques ne contrôlent plus rien, s’ils y comprennent encore quelque chose. Passons outre. Ce qu’on attend d’eux est qu’ils allument par inadvertance des mèches pour faire exploser les situations contraintes qui nous enchaînent.)
La fonction historique de ce projet, comme la fonction historique de tout projet sérieux de défense européenne, est de faire exploser le cadre européen actuel de dissimulation et de camouflage derrière les bouc émissaires de service (les Français anti-US), pour faire apparaître la situation européenne dans toute sa duplicité et sa servilité. On verra alors les gouvernements européens à la fois satellites des USA par asservissement et soutiens inconditionnels de l’idée européenne par idéologie, placés devant la douloureuse obligation de devoir envisager de faire un choix. La chose secouera de façon salutaire la situation européenne, au moins autant qu’un référendum français négatif sur la Constitution européenne. Si le traité de Lisbonne, qui rattrape par une entourloupette la Constitution torpillée, sert à cela, l’Histoire lui en sera gré.
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