Répliques et bilan provisoire du “tremblement de terre”

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Répliques et bilan provisoire du “tremblement de terre”


4 mars 2008 — Il y a eu beaucoup de secousses du type “réplique” après le “tremblement de terre” principal qu’a constitué l’annonce du choix de l’offre Northrop Grumman/EADS pour le nouveau ravitailleur en vol de l’USAF KC-45. Les diverses informations et commentaires permettent de préciser l’interprétation de l’événement en le plaçant dans son véritable contexte.

• Un premier point nous fait aborder le facteur le plus simple et le plus fondamental. Les précisions apparues depuis l’annonce du choix de l’USAF permettent de bien accepter l’idée que ce choix allait de soi, si l’on s’en tient aux données techniques, budgétaires et opérationnelles. Un texte rapide du 3 mars (site du Lexington Institute) de l’inoxydable Loren B. Thompson, promptement renseigné par l’USAF, ne laisse pas le moindre doute. Thompson précise les cinq critères de sélection et l’écrasante supériorité de l’offre Northrop Grumman/EADS, qui l’emporte haut la main dans 4 des 5 domaines considérés. La conclusion de Loren B. est sans appel:

«So Northrop Grumman's victory was not a close outcome. Although both proposals satisfied all performance requirements, the reviewers concluded that if they funded the Northrop Grumman proposal they could have 49 superior tankers operating by 2013, whereas if they funded the Boeing proposal, they would have only 19 considerably less capable planes in that year. The Northrop-EADS offering was deemed much better in virtually all regards.»

• Il y a une ample confirmation que tout le monde a été absolument stupéfait par cette décision, même si certains ont le cœur d’annoncer, après coup, qu’ils ne sont finalement pas surpris. Par exemple, lorsque Richard Aboulafia (autre inoxydable) déclare le 2 mars au Financial Times, comme une chose allant de soi et qui ne serait pas vraiment surprenante: «This was always a hyper-politicised programme. It likely had nothing to do with the Air Force’s choice, but many will see this as a Republican selected aircraft built in a Republican state», – on se demande pourquoi lui-même, qui annonça constamment et comme tout le monde la victoire de Boeing, ne nous suggéra pas cette hypothèse avant la décision de l’USAF. Au contraire, ce choix a, selon nous, tout à voir avec le décision de l’USAF et la surprise est particulièrement bien décrite par cette remarque de David A. Fulghum, journaliste d’Aviation Week & Space Technology, sur le blog de l’hebdomadaire, le 3 mars:

«Early indications are that the Air Force was looking for a Ford Explorer and got a Land Rover for the Ford Explorer price. Even so, Northrop Grumman officials were stunned. They were so convinced they would lose that the company's attornies had been gathering and analysing every comment made by the USAF about the tanker in preparation for a protest, we've been told...»

• Justement, notre idée est que les nombreuses répliques du tremblement de terre, notamment de colère et d’indignation de certains, viennent du fait que ce contrat que tout le monde jugeait comme “hyper-politicised” a été traité comme quelque chose d’absolument pas “politisée”, – mais jugé sur sa valeur propre, point final. Même ceux qui avancent l’idée, dont on comprend les arrière-pensées, d’un contrat obtenu grâce aux meilleures relations USA-France (pour la défense de l’Occident chrétien, cela va de soi), devraient avoir à l’esprit les us et coutumes du système de la société de communication. La Maison-Blanche n’était pas informée de la décision de l’USAF, comme elle n’était pas informée de certaines modalités de la diffusion publique de la NIE 2007 en décembre dernier. Ainsi fonctionne le système dans l’état où il se trouve aujourd’hui. S’il y avait eu décision politique à la gloire de la résurrection de l’amitié franco-américaniste, nous aurions eu une cérémonie à la Maison-Blanche, du type du “traité” USA-UK sur le transfert de technologies, annoncé en grandes pompes, lors de la dernière rencontre Bush-Blair, en juin 2007. (Le “traité” va très mal, merci, encalminé devant un Congrès qui pense à autre chose. Preuve s’il en est qu’il s’agit bien d’une décision “politique”.)

• Réactions “de colère et d’indignation”, disions-nous. Nous parlons bien sûr des parlementaires, voire des candidats à la présidence (plutôt côté démocrate, saupoudré de quelques républicains qui ont des atomes crochus avec Boeing). La réaction a été exactement celle qui pouvait être prévue: la patrie est en danger, appel aux armes pour protéger nos armes et nos emplois... L’on parle aussitôt de protectionnisme et toute cette sorte de choses. C’est le Financial Times qui nous instruit de la tendance, le 3 mars.

«Members of Congress were outraged that such a crucial military contract should be awarded to an overseas contractor. The decision threatens to add fuel to mounting protectionist sentiment in the US, amid concern about the slowing economy and shrinking manufacturing workforce.

»“It’s stunning to me that we would outsource the production of these airplanes to Europe instead of building them in America,” said Sam Brownback, the Republican senator for Kansas, where Boeing has a site. “I’ll be calling upon the secretary of defence for a full debriefing.”

»Anger was deepest in the state of Washington, where most of Boeing’s production facilities are headquartered. “This is a blow to the American aerospace industry, American workers and America’s men and women in uniform,” said a joint statement by several of the state’s congressional delegation.

»There was no immediate reaction from the main US presidential candidates but the decision could become a campaign issue at a time when Democratic rivals Barack Obama and Hillary Clinton are focusing on trade and jobs.»

La bataille après la bataille

L’exclamation aimablement ironique de Louis Galois («Nous sommes devenus un bon citoyen américain», dans Le Figaro du 3 mars) est compréhensible mais un peu trop fine, un peu trop “française” (cartésienne). Nous avons déjà connu de ces vertiges sur la coopération transatlantique, – car, contrairement à la fable aveuglément répandue sur leur prétendue supériorité exclusive et leur supposée jalousie nationaliste, les USA achètent à l’extérieur. Simplement, quand ils achètent, ils annexent et, bientôt, on oublie qu’ils achetèrent. Le produit acheté devient américaniste, étiqueté américain, et l’on passe à autre chose.

Les USA firent cela avec le Canberra (Martin B-57), le Harrier (McDonnell Douglas AV-8). Il leur arriva d’utiliser des pseudo-Mirage prestement américanisés (12 IAI Kfir, version israélienne piratée et updated du Mirage M-5, redésignés F-21). On crut à la coopération transatlantique hors UK-USA lorsque l’U.S. Army faillit choisir le Leopard allemand plutôt que le coûteux Abrams, lorsqu’elle choisit le missile sol-air franco-allemand Roland ou le système de transmission français RITA. Chaque fois nous en fûmes pour nos frais d’enthousiasme, l’achat non-US étant prestement américanisé et disparaissant dans le trou noir de l’étalage virtualiste de la puissance US. La seule chose qui était prouvée et à nouveau prouvée pour chaque achat, qui est à nouveau prouvée aujourd’hui, c’est la part importante de mythe dans l’affirmation de la supériorité technologique US sur l’Europe. La notable médiocrité de l’offre Boeing par rapport à celle de Northrop Grumman-EADS en est un signe de plus, en même temps que la persistance du très lourd complexe de supériorité US. (Boeing n’a pas cru une seconde que les capacités technologiques et de gestion de la proposition concurrente pourraient suffire à emporter l’adhésion de l’USAF, parce qu’il est par définition incroyable qu’un fournisseur non-US puisse prétendre à cela.)

Le nième “contrat du siècle” (le KC-45) n’a guère de chance de changer les conditions immémoriales qui régissent la marche de la vie politique washingtonienne. Il n’y a aucun automatisme assuré de fourniture chez EADS (qui sera d’ailleurs noyé, dans ce cas précis, sous l’étiquette Northrop-Grumman). EADS ne devient pas, contrairement aux espoirs bruyamment entretenus, un “fournisseur attitré” et direct du Pentagone. (Le cas d’EADS n’est pas celui de BAE, fournisseur attitré et direct du Pentagone, dont l’américanisation est la condition de son implantation aux USA. D’ailleurs, le cas BAE n’est pas tranché. Il pourrait l’être, et méchamment, si l’affaire Yamamah/Typhoon tournait mal, ce qui est loin d’être exclu selon des avis autorisés (confidence à ses amis de l’ancien ministre de la justice de Tony Blair, Lord Goldsmith). Nous pensons à l’hypothèse d’une division forcée de BAE sous la pression des autorités US, la branche “américanisée” acquérant son autonomie et devenant totalement US.)

La véritable “première” de ce marché, pour un marché de cette importance, c’est bien qu’il n’a été ni politique ni prémédité mais simplement le choix d’une USAF aux abois qui ne s’occupe plus que de ses intérêts. Par contre, si le choix n’a pas été politique, la bataille sur le choix a de fortes chances de l’être, elle, avec une très forte intensité. C’est à ce point que l’on pourrait reconnaître l’habituelle évolution américaniste, ou l’habituelle capacité d’adaptation aux circonstances de l’américanisme.

Il s’agirait alors effectivement du choix irresponsable pour la sécurité nationale d’un “French aircraft”. (Ne voyez aucune contradiction avec ce qui précède tant la “réalité” américaniste est d’une plasticité à ne pas croire: dans ce cas, la nationalité d’origine même légèrement trafiquée, l’achat hors-USA, etc., redeviennent des facteurs essentiels de la présentation, qui sont clamés et proclamés.) L’argument est déjà là, évident, qu’il serait temps de prendre des mesures de protection des capacités de la sécurité nationale. Avec le mot “protection”, on forge celui de “protectionnisme” bien entendu, qui est de grande vogue outre-Atlantique par ces temps de récession et d’année électorale. Le Congrès va s’occuper de cela et la majorité démocrate ne va pas manquer de fournir à son candidat à la présidence une aide substantielle, indirecte ou directe c’est selon, contre l’imprudent McCain, celui qui a permis qu’un concurrent soit opposé à Boeing. Désormais, on aura EADS et les Français à l’œil. Fin de séquence.