Du contrat rompu au noeud gordien

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Du contrat rompu au noeud gordien

22 mars 2008 — Nous revenons sur la nouvelle que nous développions dans notre Bloc-Notes, hier, concernant l’extension de la thèse de Joseph Stiglitz sur le lien direct entre le coût de la guerre en Irak et la crise financière et économique qui frappe l’Amérique.

Nous avons parlé à plusieurs reprises de cette idée qui nous paraît fondamentale, notamment le 8 mars et le 17 mars. Le rapport strictement économique entre les deux événements que fait Stiglitz est surtout important par les perspectives qu’il ouvre du point de vue psychologique, beaucoup plus que par ses aspects comptables ou techniques qui n’ont qu’une importance marginale. Ces perspectives sont de plus en plus concevables dans la mesure où la perception de l’idée de Stiglitz a été très forte, qu’elle est intervenue au moment où, effectivement, la crise économique aux USA acquiert une importance aussi grande que la crise de la guerre en Irak. Le lien entre les deux événements est alors d’autant plus évident. Là aussi, la perception joue un rôle capital.

Dans notre note déjà signalée, nous nous attachions au cas de Richard Vague, présenté le 20 mars sur le site The Washington Note, soulignant l’intérêt qu’il s’agisse d’une personnalité venue du monde des affaires aux USA (républicain modéré, co-fondateur et CEO de First USA Bank). Vague poursuit le thème-Stiglitz en insistant sur un de ses aspects pratiques, par ailleurs évident, mais en en renversant les facteurs prioritaires. Il n’y a aucune nouveauté dans les facteurs présents dans cette question mais une simple modification du point de vue et de la perspective: “la crise économique actuelle aux USA ne sera pas résolue tant que la guerre en Irak se poursuivra”. Le problème de la guerre en Irak devient ainsi un problème intérieur américain, d’une façon bien plus pressante, bien plus grave et bien plus centrale, et surtout d’une substance différente qu’en aucune autre occasion, y compris celle, fameuse et souvent sollicitée, de la guerre du Vietnam. (La guerre du Vietnam s’était ajoutée, comme argument supplémentaire, à un conflit intérieur très vif déjà existant. Ce n’est pas elle qui créa directement cet affrontement. En quelque sorte, elle devint un appendice extérieur, une démonstration in vivo d'un problème intérieur)

Pour rappel, quelques mots de Richard Vague:

«The U.S. economy will not start truly getting better until we stop spending on this war. That should be page one and line one on any national agenda. Yet while congress enacts programs and candidates make promises that will at best have marginal economic impact, we continue to squander a quarter of a trillion dollars or more each year in Iraq.

»The Democrats, whose job it should be to bring this war's end, are instead lulled by polls that show that the economy has surpassed the war as voters' greatest concern – thus missing the fact that our current woes stem directly from the $3 trillion being spent in total on Iraq.

»This war is one of few, if any, that have been prosecuted without tax support, and it instead has proceeded in the wake of a tax cut. (Full disclosure – I loathe tax increases and instead wish the war had never been fought.) Rather, this war has been financed by a massive increase in debt and by printing reams of new money, thus bringing inflation--which Reagan rightly called the cruelest tax.

»The rapid rise in energy and food prices and decline of the dollar against the world's other currencies are in part evidence of this. Any market economy is subject to intermittent economic shocks – in my lifetime there have been the S&L crisis, the oil embargo crisis, the internet bubble, and now the subprime crisis, to name just a few. The difference this time is that the war has depleted our capacity to respond, and will therefore double the financial anguish...»

Nous parlions dans notre note d’un “lien potentiellement révolutionnaire” établi ainsi, pourtant par le simple développement de la logique présentée par Stiglitz. Le développement de la logique de Stiglitz nous conduit vers un constat effectivement à potentialité révolutionnaire: ce qui est vrai pour le passé l’est encore plus pour l’avenir immédiat. Ce constat conduit à son tour à envisager une conclusion au-delà de l’observation de Vague, qui concerne la politique fondamentale de sécurité nationale des USA.

«C’est établir un lien potentiellement révolutionnaire, d’abord en mariant intimement la stratégie et l’économique; ensuite, plus précisément en affirmant in fine: l’actuelle politique expansionniste et belliciste implique la ruine de l’Amérique. Il s’agit évidemment d’une idée révolutionnaire de mise en cause indirecte des ambitions impériales des USA, qui n’avait cours jusqu’ici que dans des milieux dissidents.»

Il faut compléter ces idées importantes par une autre idée, plus conjoncturelle que structurelle celle-là, qui concerne le débat politique en cours aux USA autour de l’élection présidentielle. Il s’agit également d’une remarque de Stiglitz, faite en commentaire de la sortie du livre dont il est co-auteur sur le coût de la guerre en Irak, et dont nous nous étions fait l’écho le 28 février (avec le point important souligné par nous en gras): «A lot of people didn't expect the economy to take over the war as the major issue [in the American election,] because people did not expect the economy to be as weak as it is. I sort of did. So one of the points of this book is that we don't have two issues in this campaign – we have one issue. Or at least, the two are very, very closely linked together.»

La crise extérieure est devenue intérieure

L’idée de base que nos développions le 8 mars était moins la question spécifique du coût de la guerre ou des caractères de la crise aux USA, que celle du lien, – négatif et destructeur, certes, – entre la guerre et la crise comme étant une rupture du contrat à la base de la politique de sécurité nationale des USA. C’est ce que nous résumions sous le titre “le Complexe contre le système”. Le “contrat” initial (années 1945-1948) entre le système et le complexe militaro-industriel (CMI) était que l’établissement du CMI au centre de la politique étrangère US, la transformant en “politique de sécurité nationale” à finalité expansionniste et éventuellement belliciste, devait évidemment être productif et avantageux pour les deux contractants. La guerre en Irak, la comptabilité puis le lien direct guerre-crise observé par Stiglitz, actent la rupture du contrat, – typiquement, une “rupture abusive de contrat”. Les remarques de simple bon sens venu d’un homme du milieu des affaires, Richard Vague, ne font qu’établir la conséquence pour la poursuite des affaires... Comment continuer à “faire des affaires” alors que le contrat qui les régit est rompu?

Cette crise contractuelle conduit à un événement fondamental pour les USA, événement résumé par la remarque de Stiglitz selon laquelle on découvre, au long de la campagne électorale, que les deux thèmes qui avaient semblé se succéder n’ont fait en réalité que se fondre l’un dans l’autre. Le thème de la guerre en Irak n’a pas disparu, remplacé par le thème de la crise, mais il s’est élargi au thème de la crise qui s’est imposé, puis lui-même (la guerre) en devenant un de ses composants.

Là est l’événement fondamental pour les USA, où les thèmes intérieurs et les thèmes extérieurs ont toujours été soigneusement séparés, le plus souvent au profit des premiers. Même pendant la Seconde Guerre mondiale, comme le montraient les enquêtes d’opinion, la première préoccupation des Américains était le retour de la Grande Dépression, la victoire dans la guerre n’étant que la seconde; surtout, aucun lien spécifique n’était fait entre les deux événements, entre les deux priorités, alors qu’il eût dû paraître évident que la mobilisation de la guerre était l’événement qui avait sorti les USA de la Grande Dépression.

Nous parlons bien entendu de la perception du public. Aujourd’hui, l’événement fondamental, développé par Stiglitz comme un constat sur l’évolution des thèmes de la campagne, est que le public établit de lui-même un lien direct entre la crise (élément intérieur) et la guerre (élément extérieur). Ce lien est bien sûr négatif. Cela implique une évolution psychologique d’une très grande importance de la perception du public, qui avait jusqu’ici admis passivement la politique de sécurité nationale en tant que telle sans porter de regard critique spécifique sur elle. Désormais, cette politique en tant que telle, dont l’Irak est un des composants, est perçue d’une façon psychologiquement active comme un facteur fondamentalement négatif, qui nourrit la crise intérieure au point où ce facteur est devenu, d'une certaine façon, la crise intérieure elle-même.

Cela implique que, pour la première fois depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale (depuis la mise en place de la politique de sécurité nationale), existe une dynamique de mise en question, sinon en accusation, de cette politique de sécurité nationale. L’erreur tactique mais fatale expliquant cette transformation, c’est la guerre en Irak, mais plus généralement la transformation d’une politique expansionniste en une politique hégémonique avec le corrollaire fondamental que l’outil de cette hégémonie (la puissance US) s’est avéré complètement faussaire et n’a pas donné la seule chose qui pouvait sanctifier cette politique: l’établissement effectif très rapide de l’hégémonie.

Avec cette perspective de mise en question de la sécurité nationale, on se trouve devant la perspective de la possibilité d’une mise en cause de tous les fondements du système de puissance des USA. L’immense difficulté pour les USA de se sortir de la guerre en Irak, quel que soit le futur président, mesure ce que sera la constante et rapide aggravation de cette mise en question (puisque, comme dit Vague, «The U.S. economy will not start truly getting better until we stop spending on this war»). La profonde tragédie où s’enfonce le système est bien, en effet, qu’un “Plan B” (retrait immédiat d’Irak) semble impossible à mettre en place rapidement, et plus encore à être exécuté. De ce point de vue, GW Bush est certainement le plus grand président destructeur de l’histoire des USA. Le noeud gordien où il a ficelé la puissance US semble impossible à dénouer comme c'est logique et, bien sûr, l’on voit mal quel dirigeant aurait assez de force ou de puissance pour le trancher, par une retraite forcée, éventuellement au risque de faire de cet acte une défaite catastrophique.