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27 mars 2008 — C’est une étrange situation qui se développe simultanément dans deux pays présentant, par rapport à leur “mentor” US, des positions assez proches dans l'esprit. En un sens, on pourrait trouver quelques similitudes d’interprétation dans les développements en cours en Irak et au Pakistan, comme des conséquences de l’évolution de ces deux pays vers un régime “démocratique”, l’effet étant à la fois la perte de contrôle US et l’accroissement de la violence.
• Au Pakistan, la première conséquence de l’arrivée au pouvoir du nouveau Premier ministre Yousaf Raza Gilani avec l’installation de la nouvelle majorité issue de l’élection est une sévère mise en garde à l’encontre de Washington. Le nouveau pouvoir pakistanais veut une “nouvelle façon” d’affronter les extrémistes islamistes («...prioritise talking as well as shooting in the battle against Islamist extremism») et une cessation des pratiques US vis-à-vis du Pakistan. Ce que le Guardian traduit aujourd’hui par le titre « Pakistan's new leaders tell US: We are no longer your killing field». En gros, le nouveau pouvoir pakistanais dit aux USA: “nous ne sommes plus votre champ de tir au pigeon” et “dans la bataille contre le terrorisme, nous n’acceptons plus vos consignes unilatérales”.
«The Bush administration is scrambling to engage with Pakistan's new rulers as power flows from its strong ally, President Pervez Musharraf, to a powerful civilian government buoyed by anti-American sentiment.
»Top diplomats John Negroponte and Richard Boucher travelled to a mountain fortress near the Afghan border yesterday as part of a hastily announced visit that has received a tepid reception.
»On Tuesday, senior coalition partner Nawaz Sharif gave the visiting Americans a public scolding for using Pakistan as a “killing field” and relying too much on Musharraf.
»Yesterday the new prime minister, Yousaf Raza Gilani, said he warned President George Bush in a phone conversation that he would prioritise talking as well as shooting in the battle against Islamist extremism. “He said that a comprehensive approach is required in this regard, specially combining a political approach with development,” a statement said.
(...)
»The body language between Negroponte and Sharif during their meeting on Tuesday spoke volumes: the Pakistani greeted the American with a starched handshake, and sat at a distance.
»In blunt remarks afterwards, Sharif said he told Negroponte that Pakistan was no longer a one-man show. “Since 9/11, all decisions were taken by one man,” he said. “Now we have a sovereign parliament and everything will be debated in the parliament.”
»It was “unacceptable that while giving peace to the world we make our own country a killing field,” Sharif said, echoing widespread public anger at US-funded military operations in the tribal belt.
»“If America wants to see itself clean of terrorism, we also want our villages and towns not to be bombed,” he said.»
• En Irak, la situation évolue, elle, vers des affrontements entre chiites, ce qu’Alexander Cockburn décrit dans The Independent aujourd’hui comme “la menace d’une nouvelle guerre civile” entre le pouvoir central (chiite) et les milices chiites ou “armée du Mehdi” menées par al Sadr, ou des éléments de ces forces:
«A new civil war is threatening to explode in Iraq as American-backed Iraqi government forces fight Shia militiamen for control of Basra and parts of Baghdad.
»Heavy fighting engulfed Iraq's two largest cities and spread to other towns yesterday as the Iraqi Prime Minister, Nouri al-Maliki, gave fighters of the Mehdi Army, led by the radical cleric Muqtada al-Sadr, 72 hours to surrender their weapons.
»The gun battles between soldiers and militiamen, who are all Shia Muslims, show that Iraq's majority Shia community – which replaced Saddam Hussein's Sunni regime – is splitting apart for the first time.
»Mr Sadr's followers believe the government is trying to eliminate them before elections in southern Iraq later this year, which they are expected to win.»
Les Américains sont en bonne partie derrière cette tentative d’éliminer une partie du pouvoir chiite (les radicaux d’Al Sadr) qui leur reste fondamentalement hostile. Ils se défendent de cette interprétation: «“This is not a battle against the [Mehdi Army] nor is it a proxy war between the United States and Iran,” said a US military spokesman, Major General Kevin Bergner. “It is [the] government of Iraq taking the necessary action to deal with criminals on the streets.”»
La situation est traduite d’une façon un peu ironique par le Times, qui publie aujourd’hui une interview informelle qu’il a eue avec le président GW Bush sous le titre formellement juste mais à la formulation effectivement ironique: «President Bush: Iraq violence is a “positive moment”.» Puis cette forte péroraison, où il apparaît que GW entend que l’enlisement US en Irak reste une part importante du “legs” qu’il laisse à son pays.
«President Bush gave warning yesterday that Iraq’s “fragile situation” required the US to maintain a strong military presence there, even as he defended the withdrawal of British troops from Basra, the scene of heavy fighting in recent days.
»In an interview with The Times, he backed the Iraqi Government’s decision to “respond forcefully” to the spiralling violence by “criminal elements” and Shia extremists in Basra. “It was a very positive moment in the development of a sovereign nation that is willing to take on elements that believe they are beyond the law,” the President said.
»Asked if British troops had retreated to the relative safety of the Basra airbase too hastily last year, Mr Bush said that the pullback had been “based upon success” in quelling violence, adding that he remained grateful for the contribution made by British Forces from “day one” of the war.
»Mr Bush, who had spent the morning being briefed on Iraq by the Pentagon before an imminent announcement on US troop levels, said that despite “substantial gains” since the US military surge began last year, much work was needed to “maintain the success we’ve had”.
»There has been speculation that he plans to hold the current level of troops at about 140,000 through the autumn and possibly beyond in the hope he can bind in his successor — be it a Democratic or Republican president — to his Iraq strategy.
»Mr Bush insisted yesterday that decisions would not be made by those who “scream the loudest” in calling for troops to come home. Instead, in his interview with four international journalists, including The Times, he said: “I understand people here want us to leave, regardless of the situation, but that will not happen so long as I’m Commander-In-Chief.”»
Faut-il insister pour trouver un qualificatif qui décrive la position de la polititique US dans “l’arc de crise” de cette région moyenne-orientale, ici de l’Irak au Pakistan? Faut-il avancer le mot “pathétique”? On nous opposera les calculs savants des stratèges et les desseins complexes mais avisés des grandes visions (type “Grand Jeu”) pour soutenir l’argument de la présence US, ou de l’influence US en Irak et au Pakistan. Un regard plus simple est de constater qu’il est très difficile d’imaginer un bourbier plus catastrophique que cette étrange coïncidence rassemblant les développements pakistanais et irakiens. La signification symbolique est forte.
Quoiqu’il en soit des avatars, manoeuvres, complications, etc., il reste que les deux situations au Pakistan et en Irak s’équivalent par la définition formelle, par rapport à ce qui a précédé, de l’installation et de l’action de la démocratie selon les conceptions US (occidentales). Les sous-entendus sur “les marionnettes” (des USA en général) et les manipulations (US en général) ne changent rien à l’affaire. Le pouvoir pakistanais et le pouvoir irakien ont été installés selon des processus voulus comme démocratiques par rapport à ce qui précéda, et le résultat est double:
• Une orientation anti-américaniste.
• Une instabilité et un désordre accrus.
Le constat est que l’orientation démocratique, dans ces pays qui ne sont pas “de tradition démocratique” ou “de tradition occidentale” pour employer les termes d'usage dans les salons, engendre deux effets contradictoires qui sont la tentative de réaffirmation de la souveraineté et le risque de l’instabilité. (Le pouvoir irakien a déjà montré qu’il savait prendre ses distances des USA, selon ses intérêts nationaux propres.) On dirait bien entendu que ces deux tendances sont complémentaires dans un degré variable: on cherche d’autant plus à réaffirmer la souveraineté que le risque d’instabilité est grand. L’effet est bien évidemment d’une réaffirmation contre le “mentor” qui a poussé vers la démocratie, c’est-à-dire les USA, pour lesquels le principe de la démocratie est effectivement si précieux qu’il doit d’abord, lorsqu’il est appliqué chez les autres, garantir les intérêts de la nation-phare de la démocratie, – c’est-à-dire les USA eux-mêmes. Le “mentor” ne prend pas de gants et traite la souveraineté de celui qu’il pousse à devenir démocrate avec une légéreté qui a parfois le poids des attaques unilatérales et non autorisées de l’USAF en territoire pakistanais; ce faisant, il accroît directement et indirectement le désordre.
La pauvreté exceptionnelle de la doctrine de l’expansion de la démocratie, inspirée par les néo-conservateurs et suivie par l’administration Bush, apparaît dans sa réalité. Loin d’être une manoeuvre d’une “vertu machiavélique” qu’elle se veut à l’origine (l’application du principe vertueux de la démocratie servant les USA) , elle aboutit à une manoeuvre d’une “sottise machiavélique”, – c’est-à-dire une manoeuvre engendrée par une analyse stupide qui prétend au machiavélisme. (La stupidité est, dans ce cas, dispensée par la vanité qui préside au jugement. On pourrait aussi parler d’hubris si l’on veut un jugement en apparence plus noble, mais l’on arrive aussi bien à une appréciation pathologique de la psychologie.) Le résultat est un désordre accentué et une révolte inévitable contre celui qui en est la véritable source.
(Toutes ces remarques qui sont dites pour l’américanisme valent plus largement pour l’Occident américanisée. Elles valent pour la “doctrine” officielle des Européens et de l’UE, qui s’appuient aveuglément sur la proclamation vertueuse de la démocratie.)
C’est bien le caractère principal du néo-impérialisme américaniste et occidental de l’après-Guerre froide, et surtout post-9/11. Hors de tout jugement moral dont on sait la plasticité selon les circonstances, cette politique est caractérisée par une sorte de sottise objective. L’usage de la force pour l’imposer n’a d’autre résultat que d’alourdir cette sottise.
Il est avéré que ce jugement qui vaut pour l’Irak et le Pakistan, vaut également pour l’Afghanistan, ou pour la politique iranienne de l’Occident. Il qualifie une politique appuyée sur la certitude américaniste et occidentale de la vertu du système occidental, certitude imposée à nos dirigeants politiques par une élite médiatique et virtualiste baignant dans le courant idéologique libéral qui paresse dans les eaux transatlantiques. (Les néo-conservateurs US n’ont de “conservateurs” que l’étiquette. Leur proximité des “liberal hawks”, notamment européens, est également avérée, comme on le voit avec leur popularité chez les intellectuels occidentaux, lesquels ont aussi bien soutenu l’attaque contre la Serbie que l’attaque contre l’Irak. C’est plus le triomphe de l’idéologie de l’expansion démocratique que celle d’un quelconque néo-colonialisme, même si le traitement des pays “démocratisés” relève parfois des méthodes coloniales.)
Quant aux résultats de cette politique sur le terrain, comme en Irak et au Pakistan, les esprits forts et réalistes pourront toujours arguer que “les marionnettes” restent des “marionnettes”, que tous ces dirigeants restent corrompus et par conséquent homme liges des USA. Cela est vrai mais cela ne compte pas pour l’essentiel des situations dans le contexte. La fonction de “marionnette des USA” est une sorte de situation de rente de tout dirigeant de bien deux-tiers des pays au monde aujourd’hui (notamment dans notre-Europe vertueuse). L’évidence et l’extension de la corruption font que la situation perd de son efficacité. D'autre part, l’écho médiatique des choses autant que le “devoir de vertu” de la fonction démocratique font que tout dirigeant “démocratique” doit rendre des comptes, médiatiques ou pas, à son électorat et à ses censeurs extérieurs (occidentaux et intellectuels médiatiques en général), parce que sa “légitimité” ne se mesure plus en canons de char (comme les bons vieux dictateurs d’un style dépassé qu’il remplace) mais en affirmations de souveraineté. Cette exigence médiatique se rapproche de plus en plus de la réalité à mesure que la situation est grave et pressante. A force de se proclamer anti-US pour la galerie, on le devient en vérité lorsque les événements vous pressent et interdisent le choix. (Quelle sorte d’événement? Une attaque contre un soi-disant Ben Laden, avec les “dommages collatéraux” qui vont avec, par l’aviation US en territoire pakistanais.)
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