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2 avril 2008 — Le sommet qui s’ouvre à Bucarest est une rencontre essentielle et peut-être décisive pour l’OTAN. Notons aussitôt que la même chose est dite de tous les sommets de l’OTAN, depuis 1990-91.
La même chose était dite pour le sommet de l’OTAN à Rome, à l’automne 1991. Au cours d’une des séances, le président des USA George Bush-père s’était levé et avait posé une question inattendue. Il avait demandé à tous les autres chefs d’Etat et de gouvernement s’ils désiraient que les USA restent en Europe. Certains comprirent effectivement la question dans son sens le plus large: désiraient-ils que les USA restent membres de l’OTAN et que l’OTAN continue à exister? On se récria et l’incident fut clos. L’OTAN continua à exister, et les Américains à demeurer en Europe. Puisque c’était le cas, Richard Holbrooke, l’adjoint de la secrétaire d’Etat Madeleine Albright, mit les choses au point en signant dans Foreign Affairs, en 1996, un article dont le titre suffisait à résumer l’esprit: «American Is an European Power». Les conditions de la survie de l’OTAN étaient clairement réaffirmées puisqu’en étant présentés comme “an European Power” de cette façon qui en prend lestement à son aise avec la géographie et l'histoire, les USA ne pouvaient être que la première.
Une fois de plus, comme dans le cas de tous les sommets de l’OTAN au moins depuis la fin de la Guerre froide, la réunion de Bucareste est effectivement présentée comme essentielle, voire existentielle. A mesure que le temps passe, que les problèmes s’accumulent sans être résolus, que les déséquilibres de l’Organisation ne cessent de s’affirmer, le caractère essentiel, voire existentiel de ces réunions ne cesse de se confirmer. Il n’y a rien d’original là-dedans. Aujourd’hui, tous les problèmes qu’affronte l’OTAN, qui ne sont pas nouveaux mais n’ont cessé de se développer, apparaissent de plus en plus insolubles, – comme à chaque réunion, – mais à celle de Bucarest un peu plus que lors des précédentes...
La réunion de Bucarest a lieu dans le palais de mégalomane qu’avait fait construire Ceaucescu, nommé Casa Poporului (traduction inutile), et qui n’était pas terminé à la chute du dictateur communiste. “Un choix étrange” pour une réunion de l’OTAN, remarque l’éditorial du Guardian de ce jour. Le titre de l’éditorial est: «In search of a mission» (“A la recherche d’une mission”). Il concerne l’OTAN et aurait pu être écrit pour le sommet de Rome de l’automne 1991, comme pour tous les autres qui suivirent.
Les deux problèmes les plus pressants que ce sommet doit envisager sont: la situation en Afghanistan et la volonté des Américains d’élargir l’Alliance à l’Ukraine et à la Géorgie, à laquelle s’opposent la Russie (hors de l’OTAN mais qui sera présente à la réunion de Bucarest), mais aussi nombre de membres européens de l’Alliance (Allemagne et France en tête). D’autres problèmes, moins “visibles” à Bucarest, sont tout aussi pressants et tout aussi diviseurs de l’OTAN. L’intention US de mettre en place un réseau anti-missiles en Europe (Tchéquie et Pologne) en est un. Dernière nouvelle en date à ce propos: les Anglais sont de plus en plus furieux que cette question soit traitée en bilatéral (USA d’une part, Tchéquie et Pologne de l’autre). Du côté allemand, l'atmosphère n'est pas meilleure, toujours à cause de ces négociations bilatérales impliquant les seules Tchéquie et Pologne alors que le dossier concerne la sécurité européenne dans sa globalité, et les relations de la Russie avec l'Europe dans son intégralité, – point d'une sensibilité extrême pour l'Allemagne.
L’éditorial du Guardian déjà cité ne fait que reprendre le catalague de quelques impasses qui affectent l’OTAN. Il ne propose aucune solution, sinon de repousser l’une ou l’autre décision à d’autres temps où il sera encore plus difficile d’y répondre sinon par une rupture, cela pour éviter au moins la rupture à ce sommet-là... La seule phrase qui tranche par sa netteté sur le reste, et contient donc une hypothèse claire et une psychologie en pleine évolution, est ce membre de phrase: «If Nato survives...» Le reste est de la littérature convenue et, pour cette raison paradoxale, elle vaut citation lorsqu'elle est comparée à la réalité des choses.
«...While the building they are meeting in had a clear purpose, the leaders of the 26 Nato countries and the thousands of officials accompanying them have no clear idea what the alliance is about.
»Geared to defend Europe from a land attack during the cold war, Nato has no agreed mission, doctrine or strategy with which to define itself. Is it a bulwark against a re-emergent authoritarian Russia? The Baltic and east European member states regard Nato as the cornerstone of their independence. For them membership is not a choice but an existential issue. For Germany, keen to forge a workable strategic relationship with Russia, it is anything but.
»Some members see it as a global organisation to combat global threats, but others are deeply sceptical. Nato's response to its difficulties in Afghanistan contains all of these elements. The French president, Nicolas Sarkozy, will buy goodwill at the Bucharest conference by announcing the deployment of 1,000 French combat troops in the east of Afghanistan. However, his quid pro quo is a greater role for civil and economic agencies. But is Nato best suited to perform the function of a muscular aid agency?
»The wisest decision Nato will take at this summit will be to defer, for at least a year, a decision on whether to set Ukraine and Georgia on the path to membership. If Nato had a hard time in the Balkans, it should think several times before involving itself in the Caucasus, where oil, religion and centuries of conflict meet, explosively, in the mountains. And it should be wary of becoming entangled in the identity problems of Ukraine, a significant portion of whose population is hostile to Nato – unless, of course, it wants to guarantee that the next president of Russia remains a hardline nationalist. If Nato survives it will need to blur its edges, not recreate lines of division in terrain with which it is deeply unfamiliar.»
A côté de ces divers constats qui n’ont l’air d’être que des répétitions de choses sempiternelles depuis des années, voire de bien plus d’une décennie sans que la gravité en soit pour autant absente, il y a l’observation que ce sommet de Bucarest connaît un climat nouveau d’urgence. Peut-être est-ce la première fois que cette affirmation, jusque-là répétée pour répondre au jeu des pressions médiatiques, pénètre les psychologies: le sort de l’OTAN est désormais en jeu, et c’est maintenant la principale préoccupation de l’Organisation.
Jusqu’ici, c’étaient les diverses questions pressantes qui affectent l’Organisation qui constituaient l’essentiel des sommets. Les esprits se refusaient d’aller à la conclusion inévitable. Aujourd’hui, cette conclusion inévitable est présente sous forme de question dans les esprits: l’OTAN peut-elle survivre longtemps dans les conditions chaotiques qui la caractérisent? Même le double, voire triple langage qui caractérise autant les manifestations officielles de l’OTAN que les entretiens eux-mêmes ne suffira plus à dissiper ce poids psychologique qui pèse désormais sur tous. La cause conjoncturelle immédiate de cette évolution est certainement la position extrême prise par les USA sur la question de l’adhésion de l’Ukraine et de la Géoergie, s’ajoutant à la pression constante de la situation en Afghanistan.
Mais ce sont en vérité tous les problèmes de l’OTAN qui viennent à maturité, ceux qu’on a déjà évoqués et aussi les autres, ceux qu’on avait l’habitude d’escamoter ou de délayer. L’un de ceux-ci est la question des rapports de la France avec l’OTAN. Le Monde de ce jour note qu’un débat sur “le retour complet de la France dans l’OTAN” s’est ouvert en France, – débat bien risqué pour l’orthodoxie des pensées, car il risque de mettre à jour tant de choses non-dites, – débat nouveau et bienvenu dans un pays qui a vécu pendant quarante ans derrière une apparence d’indifférence publique sur la question, comme si la question était réglée et la réponse entendue. Cela permettait à chacun d’imaginer à son goût de quelle réponse il s’agissait. Le quotidien français “de référence” observe à propos des diverses propositions et intentions françaises (envoi de 1.000 hommes en Afghanistan, retour conditionnel de la France dans l’OTAN, défense européenne):
«Le président américain devrait remercier le chef de l'Etat français de son geste de solidarité envers l'OTAN, et souligner que Washington ne voit que des avantages aux progrès de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), autrement dit de la défense européenne, comme le demande Paris. Les termes du marchandage qui se poursuit depuis plusieurs mois entre les deux capitales seront ainsi officiellement posés. Le reste dépendra de nombreux facteurs, dont les moindres ne sont pas la volonté des Américains de traduire des promesses verbales en actes, et la capacité de M. Sarkozy à convaincre les Français – et leur classe politique – qu'il n'a pas lâché la proie pour l'ombre.
»Si, au cours du semestre de la présidence française de l'Union européenne, qui commence le 1er juillet, Washington n'a pas favorisé le déblocage d'un véritable Centre de planification et de conduite des opérations militaires européennes, cela voudra dire que Paris n'a aucun intérêt à reprendre “toute sa place” au sein de l'OTAN, comme le souhaite Nicolas Sarkozy.»
En d’autres termes: le débat technique et politique est posé, tout le monde fait bonne mine mais rien, absolument rien n’est résolu et le plus dur commence. D’un point de vue technique et politique, il n’y a aucune garantie de réussite de cette opération et, au contraire, bien des possibilités du contraire. C'est un langage inhabituel de réalisme pour Le Monde, qui montre l'intensité du climat (psychologie là aussi) à Paris.
Pour autant et pour cette fois, la question des rapports de la France avec l’OTAN pourtant en pleine crise n’est pas un point central de crise de l’OTAN mais une crise parmi d’autres. Cela mesure l’évolution de la situation dont, soudain, le sommet de Bucarest apparaît comme un point de révélation et de fixation.
Ainsi en va-t-il de toutes les crises aujourd’hui au coeur de l’OTAN, qui, toutes, atteignent leur point de fusion, celui-là où elles ne peuvent plus être ignorées. De cette façon atteint-on l’essentiel que nous signalions plus haut: “le sort de l’OTAN est désormais en jeu, et c’est maintenant la principale préoccupation de l’Organisation”. Cet état d’esprit est sans aucun doute la caractéristique la plus remarquable, et la plus inattendue par rapport à ce qu'on en pensait il y a quelques semaines, du sommet de Bucarest.
Il n’en sera pas fait mention dans le communiqué final parce que sommes dans le domaine de la psychologie. C’est l’habitude, les communiqués n’ont pas pour fonction de nous faire part des états d’âme en cours. Mais, après Bucarest, on peut raisonnablement avancer l’hypothèse que les choses seront différentes, – quelque chose d'essentiel aura changé dans la perception de la question (de la crise) de l’OTAN. Cela n’est que logique. L’environnement général de crise systémique qui bouleverse toutes les grandes interrogations de la civilisation occidentale ne peut éviter à cette alliance que commence le stade suprême de la crise permanente qu’elle est devenue depuis la fin de la Guerre froide.