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15479 avril 2008 — Nous revenons sur notre Bloc-Notes du 8 avril, concernant les jugements d’experts sur le site de National Interest, sur le sommet de l’OTAN à Bucarest. Nous avions essentiellement signalé Ted Galen Carpenter et Anatol Lieven pour la “crudité” de leur langage dans la dénonciation de la politique qu’a illustrée le sommet. Termes crus en effet, qui tendent à marteler l'image brutale de l'identification de cette politique à un état d’esprit enfantin (leurs titres: «The Babysitter’s Club» pour Carpenter et «Three Faces of Infantilism...» pour Lieven).
Pour rappel, – pour justifier l’emploi du mot “crudité” et bien situer notre propos qui est d’observer que ces jugements portent essentiellement sur la substance de la politique, beaucoup plus que sur ses choix et orientations. La critique des choix et orientations n’est ici qu’un moyen pour attaquer la substance du processus psychologique qui conduit à ces choix et ces orintation.
Carpenter:
«...It is baffling why NATO (and especially the United States as the leader of the alliance) would want to take on such members. That is a policy that verges on masochism.
»NATO is fast becoming a parody of itself. It is increasingly a combination political honor society and geopolitical babysitting club...»
Lieven:
«Leaving aside domestic political calculations in the United States, what this whole process reflects is the profound infantilism of many of the Western attitudes concerned. In the United States, the infantile illusion of omnipotence, whereby it doesn’t matter how many commitments the United States has made elsewhere—in the last resort, the United States can always do what it likes; in much of Western Europe, the infantile syndrome of dependence on the United States, nurtured by a profound desire not to have to think and act in an adult fashion concerning the needs and costs of European defense; and in Eastern Europe, an infantile obsession with historical grudges against Russia.»
Nous attachons beaucoup d’intérêt et d’importance à cette crudité qui exprime une forte conviction, aussi bien qu’à une attaque du langage dont l’objectif se déplace de plus en plus vers la forme de la politique, beaucoup plus que vers ses choix. Certes, les choix de la politique sont jugés désastreux. Mais on comprend qu’implicitement, c’est le processus intellectuel (et, en fait psychologique, voir plus loin) qui y conduit qui est mis en question, la forme de plus en plus pervertie tenant lieu de substance:
“In the United States, the infantile illusion of omnipotence...”, “in much of Western Europe, the infantile syndrome of dependence on the United States...”, “...an infantile obsession with historical grudges against Russia” (Lieven).
Effectivement, la crudité, voire la violence persifleuse et méprisante du langage, si elles sont contenues dans les bornes de la justesse et de la clarté de l’expression, deviennent aujourd’hui des obligations du commentaire. Nous n’avons pas affaire à des architectures intellectuelles mauvaises ou faussaires mais habiles, dont il nous faudrait démonter le mécanisme pour éclairer la malignité et la fausseté; nous avons affaire à une absence d’architecture, au monolithisme non construit, à l'évidence d'une construction sans le moindre esprit, au béton même de l’absence de construction qui sont les caractéristique d’un amoncellement systémique puissant mais extrêmement grossier jusqu'au nihilisme architectural.
C’est contre cette dureté primaire et sans aucun sens qu’il faut frapper. Contre le nihilisme d’une politique qui est et se complaît à être, par essence, absence de politique, et qui ne peut être que cela, une dose d’imprécation dans l’attaque est nécessaire pour donner sa force à cette attaque; si vous voulez, il faut un peu de cette violence du langage comme il fallait, pour attaquer un château-fort, lancer un premier effort violent pour mettre en place les échelles permettant d’escalader son enceinte de protection.
C’est un signe excellent et prometteur que des commentateurs de ce calibre (Lieven, par exemple, est une signature reconnue, qu’on retrouve aussi bien dans le Financial Times que dans l’Intenational Herald Tribune) se jugent autorisés, et même plus, qu’ils jugent comme une nécessité d’employer une partie de leur commentaire, la forme de leur commentaire, comme une attaque contre la forteresse. C’est le signe que l’esprit libre et critique commence à saisir cette vérité fondamentale, plus ou moins consciemment et plus ou moins par intuition, que notre politique générale n’est plus le fruit développée, qu’il soit éclatant ou vénéneux, d’une pensée mais le produit standard et automatisée d’un système. Nous sommes placés devant la “fordisation” de la pensée politique, par allusion au “fordisme” qui porta à son sommet la technique et la conception de la production en série aveugle, sans aucune intervention critique à partir du modèle standard d’origine.
Nous ne sommes pas devant un système politique intellectuellement maléfique et consciemment élaboré comme tel mais devant un système non-politique dont le maléfice se trouve justement dans le fait qu’il n’élabore plus aucune politique. Il n’est même pas question d’oppression ou de censure actives (un Lieven peut écrire dans les organes les plus “autorisés” du système). Nous sommes devant un machinisme de la pensée, c’est-à-dire une pensée réduite exactement à son contraire. Dans ce cas, effectivement, l’attaque du langage est la force la plus efficace; la crudité de certains mots, le jugement abrupt contre l’évidence du conformisme et de l’abdication de la pensée, un certain goût de la polémique, sont des armes qui doivent être employées. Aujourd’hui, la force du langage est l’arme principale, et l’audace de son emploi est la véritable dynamique de la critique, – une dynamique qui est potentiellement de la dynamite. D’une certaine façon, nous avons moins à craindre une police de l’esprit pour nous interdire certaines idées, qu’une auto-censure qui nous interdirait de dénoncer l’évidence. Le machinisme de l’esprit que nous attaquons, c’est d’abord l’abdication de notre liberté en “toute liberté”, l’exercice dynamique mais passif de “la servilité volontaire” de notre pensée présentée comme une vertu.
...D’où il ressort que l’ennemi central dans ces temps eschatologiques, c’est la corruption. Entendons-nous aussitôt et avec la plus grande force: la corruption psychologique et nullement la corruption vénale. L’argent a sa place, certes, comme il l’a toujours eu. Mais aujourd’hui, elle est là pour renforcer la corruption psychologique, la corruption de la psychologie, une corruption presque inconsciente, presque automatique, qui évite tout sentiment de culpabilité en écartant pour l’esprit l’exercice de sa propre critique sur lui-même. La plupart des fonctionnaires et hommes politiques qui exécutent cette politique, à part quelques rares cas d’esprits éclairés capables de saisir l’absurdité de sens de la situation ou quelques cyniques qui réalisent cette situation mais poursuivent son exécution, agissent d’abord par des automatismes de psychologie qu’ils justifient ensuite ou tentent de justifier individuellement par des affirmations de conviction et des arguments de raison. Ces affirmations et ces arguments ont une solidité très faible en raison du caractère absolument artificiel de cette “conviction” et de cette “raison”.
Cette corruption psychologique est par définition inconsciente. Le conformisme se forme aujourd’hui dans l’inconscient des automatismes de la psychologie, par le moyen de la contrainte de la communication aboutissant notamment au “groupthinking”, au virtualisme. C’est l’outil de l’intelligence qui est corrompu, et non l’intelligence. Il y a là, effectivement, une agression systémique contre l’intelligence, ou l’intelligence se trouve enfermée dans le système. Sans aucun doute, l’OTAN, qui est l’occasion de notre propos, est un beau cas, parce que c’est un cas privé de toutes les références fondamentales de la politique, – la légitimité, la souveraineté notamment. Tout homme politique plongé dans le bain de l’OTAN y est investi par une irresponsabilité plus ou moins grande. Certains projets actuels de l’OTAN montrent sans la moindre dissimulation, avec une crudité égale à celle du langage qu’il faut employer pour les attaquer, leur totale absence de sens politique (leur nihilisme politique). Le réseau anti-missiles US objet de tant de vains débats soi-disant stratégiques est aujourd’hui ouvertement qualifié dans des débats bureaucratiques internes d’administrations nationales européennes ou même de l’OTAN, par des officiers généraux en fonction, comme «une entreprise du complexe militaro-industriel US pour accroître son emprise commerciale et ses revenus» (selon une source militaire d'un pays européen qui participe aux travaux de l’OTAN sur la question). «Pourquoi personne ne dit cela en Europe et à l’OTAN?», – voilà une interrogation que nous entendons souvent et que nous nous faisons éventuellement à nous-mêmes, – mais la réponse nous paraît très vite évidente.
L’unanimité de l’OTAN sur cette question est une unanimité par abdication intellectuelle complète, cette abdication étant le produit direct de la corruption psychologique que nous décrivons plutôt que d’une abdication de la pensée elle-même par servilité. Le résultat appparent est le même mais l’attaque contre cette attitude doit être adaptée, et très différente de ce qu’elle serait contre une abdication consciente de la pensée par servilité. Les effets de cette corruption psychologique sont la perte du sens individuel de la responsabilité collective, facilité notamment par la perte des références courantes et puissantes de la responsabilité politique. Répétons-le: “Ces affirmations et ces arguments ont une solidité très faible en raison de leur caractère artificiel”, c’est-à-dire de leur automatisme fondée sur la seule corruption de la psychologie. L’attaque d’un langage critique employant une expression forte est un moyen de briser cette faible résistance en forçant la pensée de certains à réagir contre cet automatisme qui leur est imposé par la corruption automatique de leur psychologie. La crudité du langage qui introduit l’argument contraire à celui qu’impose la corruption de la psychologie peut effectivement avoir raison de la fragilité de cet argument contraint et qui n’a aucune force intellectuelle. Il s’agit d’opposer la force du langage d’attaque à la force de la corruption psychologique, – force contre force, et nous disons même force brute contre force brute (de l'expression américaniste “brute fore”), – mais celle de l’attaque du langage a pour elle la légitimité d’une conviction juste tandis que celle de la corruption psychologique a contre elle l’absence de conviction de la tromperie automatique qui l’impose. Mettre a jour par la force du langage le caractère d’emprisonnement conformiste de cette psychologie corrompue donne une force très grande aux arguments offensifs ainsi exprimés.
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