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1585A la mi-mai, le Wall Street Journal a révélé que l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) préparait une révision fondamentale de sa prospective de l’alimentation en pétrole («[IEA] is preparing a sharp downward revision of its oil-supply forecast»). Le rapport annuel de l’AIE, prévu pour novembre prochain, est d’ores et déjà caractérisé, toujours selon le WSJ, par le constat d’une probable nécessaire révision radicale vers la réduction des fournitures pétrolières disponibles («future crude supplies could be far tighter than previously thought»). Le WSJ précise assez curieusement que les prévisions plus optimistes de 2007 de l’AEI se sont avérées fausses parce que basées sur la demande et non sur l’offre.
Le 27 mai, Georges Monbiot commente, dans le Guardian: l’AEI «had based them on anticipated demand, rather than anticipated supply. It resolved the question of supply by assuming that it would automatically rise to meet demand, as if it were subject to no inherent restraints.» Ainsi, poursuit Monbiot, en est-il du gouvernement britannique qui estime que le prix du baril va redescendre à $70 et qui base cette prévision sur ces mêmes prévisions de 2007 de l’AEI.
C’est dans cet état d’esprit très révisionniste et très alarmiste qu’un expert américain, Robert Hirsh, interviewé par MSNBC le 23 mai, annonce que le prix du gallon de super à la pompe aux USA, actuellement de $4, va grimper à $15 «within a few years» à cause du tarissement des réserves. Dans un long article sur “la crise globale du pétrole”, The Independent résume, le 25 mai également, la situation de la prospective: «Pessimists believe that production has passed its peak. Optimists say it may be 20 years or so away – which would give us some time to prepare – but are now muted. [...] Chris Skrebowski, editor of ‘Petroleum Review’ and once an optimist himself, believes that the world is now in “the foothills of peak oil”. Prices may ease a bit over the next few years, but then the real crunch will come. The price then? “Pick a number!”.» Le prix de $200 le baril, donné comme prévision par Goldman Sachs au début mai, est désormais accepté comme un classique pour 2009-2010.
Tout le monde n’accueille pas ces prévisions avec désolation. Il y a toute une école de pensée qui, au contraire, s’en réjouit. C’est justement le cas de George Monbiot, dans l’article cité. Pour lui, l’augmentation du prix du pétrole est une bénédiction parce qu’elle pousse à la réduction de plus en plus forte de la consommation de l’énergie. Monbiot développe cet argument au cœur d’une appréciation très critique du comportement du gouvernement britannique, qui veut lutter contre les émissions de CO2 et qui, en même temps, veut lutter contre la récession en faisant indirectement la promotion de la consommation d’énergie et en réclamant un pétrole moins cher:
«The government claims that it is seeking to reduce carbon dioxide emissions, by encouraging people to use less fossil fuel. Now, for the first time in years, its wish has come true: people are driving and flying less. The AA reports that about a fifth of drivers are buying less fuel. A new study by the Worldwide Fund for Nature shows that businesses are encouraging their executives to use video conferences instead of flying. One of the most fuel-intensive industries of all, business-only air travel, has collapsed altogether. In other words, [the] restrictions on supply – voluntary or otherwise – are helping the government to meet its carbon targets. So how does it respond? By angrily demanding that [these restrictions be removed] so that we can keep driving and flying as much as we did before.»
Cet affrontement de conception n’est pas anecdotique. Il est central, au contraire, dans l’analyse qu’on doit faire des réactions des pays consommateurs face à la crise pétrolière, dans sa spécificité actuelle qui est la montée très rapide du prix du pétrole. De ce point de vue, il s’agit d’une situation extrêmement inédite, qui mélange les crises et va susciter des antagonismes grandissants.
La comparaison vient souvent sous la plume, de la situation présente avec le “choc pétrolier“ des années 1970 (passage du prix du baril, en 1973, de $4 à $15, notamment sous la pression de l’Iran du Chah). En 1970, la logique était purement économique, y compris dans l’incitation à faire des économies d’énergie. Le “choc” était uniquement économique à partir d’une crise politique (volonté d’affirmation des pays producteurs): comment les économies occidentales pourraient-elles absorber une telle augmentation du coût de leurs importations?
Aujourd’hui, la situation est complètement différente, comme on l’a vu avec les citations de l’argument de George Monbiot. Le phénomène en cours, qu’on a déjà rencontré à d’autres propos, est celui d’une marche vers l’intégration de crises systémiques spécifiques jusqu’ici séparées et cloisonnées, et dissimulant ainsi les contradictions qu’elles expriment. (On a vu le phénomène avec l’intégration des crises du coût de la guerre en Irak et de l’économie US, des crises du prix du pétrole et du dollar.)
Ici, il s’agit de l’intégration de la crise du pétrole, qui est in fine la crise de l’épuisement de cette ressource derrière la crise du prix du pétrole, et de la crise de l’environnement dans sa composante de l’émission de CO2 favorisant le réchauffement climatique. Comme on l’a vu, c’est une intégration contradictoire. Monbiot, qui ne cesse de ferrailler contre la pollution de l’environnement, affiche sans la moindre ambiguïté sa satisfaction de voir le prix du pétrole grimper, et les mesures d’auto-restriction de la consommation, au niveau individuel ou collectif, suivre naturellement. C’est l’exemple type du cas de “la sagesse par l’obligation économique”: l’un des aspects du système (coût de l’énergie grimpant selon la loi centrale du marché de l’offre et de la demande, avec les diverses manœuvres de spéculation) s’oppose brutalement à un autre aspect du système (besoin croissant d’énergie pour renforcer la croissance, jugée d’autant plus nécessaire pour lutter contre une crise économique perçue dans sa dimension universelle).
La particularité supplémentaire de cette crise, qui la différencie d’une façon encore plus décisive de la référence des années 1970, est que les tendances naturelles évidentes poussent les nécessités économiques (besoin d’énergie pour la croissance) vers une position de plus en plus faible devant le caractère inéluctable de ce qui est perçu comme la réduction des réserves pétrolières. Cette dimension était absente de la crise des années 1970, sauf dans certains milieux scientifiques très restreints et dans certains milieux politiques alors très marqués (les écologistes).
Le fameux discours de 1977 de Jimmy Carter, où le nouveau président réclamait une mobilisation général pour lutter contre la consommation d’énergie, concernait essentiellement la “sécurité énergétique” des USA. Il s’agissait d’assurer l’indépendance de cette puissance, et la référence historique choisie par Carter (l’urgence de la situation étant comparée à celle de l’attaque contre Pearl Harbor) concernait la sécurité. Pour autant, le résultat fut bien faible et, dès les années 1980, la consommation recommençait à augmenter de manière exponentielle.
Avec la crise actuelle, il s’agit d’une situation différente, de type eschatologique parce que le système, et les hommes qui en assurent la gestion, ne disposent plus du contrôle de la situation à cause de leur impuissance par rapport à certains facteurs fondamentaux. La crise dépend d’un facteur naturel puissant, qui va s’affirmer de plus en plus dans la perception jusqu’à dominer tous les autres, qui est la perspective de l’épuisement de la ressource naturelle. Cette perspective est désormais incontrôlable.
On se trouve désormais au cœur du caractère essentiel de notre système, qui est aussi sa faiblesse fondamentale, qui est de s’appuyer sur des moyens de développement qui sont promis à l’extinction. Leur caractère non-renouvelable est de plus en plus fortement perçu au rythme et dans les conditions où nous les consommons. Cet aspect systémique de la crise nourrit aussitôt et très puissamment l’argument inverse venu de la crise climatique: pourquoi s’acharner à consommer une matière promise à l’épuisement, qui alimente par ailleurs une autre crise systémique, également eschatologique, d’une gravité fondamentale?
Expert réputé en matière pétrolière, consultant et conseiller à la Banque Mondial et auprès de l’Unido (Industrial Development Organisation) de l’ONU, le Dr. Mamdouh Salameh a confié ses appréciations sur les perspectives de la situation de la crise pétrolière, le 25 mai à The Independent. Salameh estime que la guerre en Irak porte une lourde responsabilité dans l’augmentation accélérée du prix du pétrole. «The invasion of Iraq by Britain and the US has trebled the price of oil, costing the world a staggering $6 trillion in higher energy prices alone.»
Salameh estime que le prix du pétrole serait aujourd’hui de l’ordre de $40 le baril si cette invasion n’avait pas eu lieu. Pour lui, l’Irak est le seul pays avec des réserves importantes, alors que tous les autres ont atteint ou atteignent leur point culminant de production: «Production in eight of the others [world’s biggest producing countries] – the US, Canada, Iran, Indonesia, Russia, Britain, Norway and Mexico – has peaked, [Salamah] says, while China and Saudia Arabia, the remaining two, are nearing the point at of decline.»
Ces appréciations sont intéressantes, mais sont-elles impératives? Qui peut dire quoi d’assuré sur les réserves pétrolières encore disponibles et sur les capacités de production? Monbiot a donné des exemples de complète incertitude à cet égard, notamment pour ce qui concerne l’Arabie Saoudite. Il écrit (comme s’il s’adressait au roi Abdallah d’Arabie): «I know that the true state of your reserves is a secret so closely guarded that oil analysts now resort to using spy satellites to try to estimate the speed of subsidence of the ground above your oil fields, as they have no other means of guessing how fast your reserves are running down.»
Au reste, l’exemple rappelé par le même Monbiot de l’AEI établissant, en 2007 encore, sa prospective de la production pétrolière sur la demande et non sur l’offre est intéressant pour ce qu’il faut penser de la prospective des réserves pétrolières. Certains auteurs estiment que l’augmentation du prix du pétrole est un véritable montage spéculatif, qu’au contraire les réserves sont abondantes.
La vérité simple, venue du constat courant, est que ce domaine est un champ sans fin pour la manipulation, l’interprétation, la dissimulation, etc. La vérité est que la puissance des communications est telle aujourd’hui qu’elles ouvrent effectivement le champ à toutes ces manœuvres, où il est devenu impossible de distinguer la vérité, où la vérité est devenue une valeur relative soumise à la dictature de la perception, comme conséquence de la perception. La vérité est une vérité “par défaut”, le concept absolu de “vérité” s’est complètement relativisé et devient une variable en constant changement. Finalement, la vérité est qu’aucune vérité ne pourra être établie à cet égard, qui puisse être acceptée sans discussion par la perception, encore moins imposée.
C’est un point capital, car c’est un point qui commence à être de plus en plus évident pour la psychologie générale de cette crise. L’accélération de la crise suscite un torrent de prévisions contradictoires, avec la perception complémentaire grandissante que ces prévisions sont entachées de manipulations dans tous les sens, – même si l’une ou l’autre s’avérerait juste ou fondée, même si “la” vérité se trouve quelque part.
Le phénomène consolide l’appréciation de l’impossibilité d’une prévision juste ou fondée, même si la raison voudrait écarter avec fureur un tel constat d’échec. Dans ce cas, dans le contexte général où nous nous trouvons, dans l’état de pression grandissante que nous imposent les diverses crises, dans la tension générale qui en résulte, la psychologie réagit en se retranchant dans une vision nécessairement pessimiste. C’est un réflexe de prudence, de sagesse, de fatalisme, de simple humeur ou d’hystérie, – qu’importe; mais c’est un réflexe inévitable et naturel à la psychologie humaine. Par conséquent, la perception de l’avenir à cet égard privilégie le pire et engendre l’idée de l’accélération de la crise.
Ce processus nous indique que tout se passe comme si la crise du pétrole accélérait en substance et que la perception passait de la crise du prix du pétrole à la crise plus fondamentale de l’extinction des ressources pétrolières. La crise pétrolière entre pleinement dans le champ systémique en devenant eschatologique, c’est-à-dire en échappant de plus en plus au contrôle humain de sa perception à cause de la mise en question de nos capacités prévisionnelles à partir du doute grandissant qui caractérise désormais les prévisions concernant les réserves pétrolières. L’intérêt du phénomène est de voir un facteur humain extrêmement incertain et complexe comme l’est le discrédit des prévisions sur les réserves pétrolières et les réactions de la psychologie intervenir massivement pour accélérer un processus de reconnaissance d’une réalité aussi forte et aussi importante que la crise pétrolière considérée en tant que crise systémique.
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