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12 juin 2008 — Au fait, vous ne le saviez peut-être pas, mais George Bush est en Europe. Il regrette d’avoir paru parfois fort abrupt dans ses intentions guerrières. Les éminences européennes ont rencontré l’ex-président (pardon : le président) américaniste. Le président russe Medvedev vient de passer à Berlin, soulevant des gloussements de plaisir. L’ambassadrice des USA à l’OTAN dit des choses bien étranges («odd, very odd», dit une source euro-atlantique, mise en présence des déclarations de Victoria Nuland).
Que se passe-t-il? Pas de réponse. En attendant, voyons les pièces du dossier dont on ne sait s’il faut songer à le plaider d’une façon ou d’une autre, et s’il s’agit d’un “dossier” d’ailleurs.
• Donc, GW Bush volait vers l’Europe, avant de s’y poser, et il a occupé son voyage en laissant entendre qu’il avait exagéré en jouant les “va-t’en guerre” avec l’attaque de l’Irak. Il dit ses regrets au Times de Londres : «“I think that in retrospect I could have used a different tone, a different rhetoric.” Phrases such as “bring them on” or “dead or alive”, he said, “indicated to people that I was, you know, not a man of peace”.»
• En même temps, apparaissent dans les agences, sur certains sites, dans certains journaux (tout cela, US), des articles qui ne cachent pas combien l’Europe a pris d’ascendant, combien elle devient aujourd’hui une concurrente des USA. Par exemple, cette analyse de l’influent Jim Walker, de UPI, du 10 juin, qui fait une évaluation comparée des deux “puissances” (si l’on peut désigner l’Europe comme une “puissance”); il est remarquable dans cette comptabilité, pour un média de cette importance, que la situation carcérale aux USA soit reprise, et notamment, et justement, appréciée comme un facteur faussaire de la véritable situation de l’emploi aux USA.
«…Bush has presided over a historic shift of American wealth and financial influence to other countries. Most U.S. commentators focus on China, but the real beneficiary of the Bush era has been Europe, whose share of world exports has risen from 40.8 percent in the year 2000 to 42.1 percent in 2006.
»During the Bush presidency the European Union has become the world's largest economy. The EU now has a GDP of some $16 trillion, about 10 percent larger (at least in dollar terms) than the GDP of the United States.
»Europe accounts for 64 percent of global foreign direct investment outflows and almost 50 percent of inflows. Some of those European investments are doing very well in the United States, where Europeans are overwhelmingly the largest foreign investors, their presence jumping from $332 billion in 1995 to $1.31 trillion in 2006. Earnings of European-owned affiliates in the United States have risen six-fold in the past five years, to $89 billion a year.
»Despite the sneers by Bush administration officials at the rigid European labor markets and higher European unemployment, Europe added 3 million new jobs in 2006, while the United States added just 2.3 million. And while on paper the U.S. unemployment level of 5.2 percent might look better than the European Union average of 8.2 percent, factor in the 2.3 million Americans in prisons and the unemployment figures level out. The EU prison population is just over 360,000. The U.S. incarceration rate is 762 per 100,000 people, nine times higher than Germany's rate of 88 per 100,000.»
• Que faut-il faire de Bush? Personne ne semble très bien savoir, du côté européen. Nous nous sommes laissés dire qu’à la veille du sommet, mardi, entre Bush et les dirigeants des institutions européennes (Barroso, les Commissaires aux relations extérieures, au commerce, etc.), deux des principaux interlocuteurs des Américains avaient donné des consignes exactement inverses pour la constitution du dossier qui devait les diriger dans cette rencontre. L’un des cabinets avait fait préparer un dossier pour la rencontre où la consigne était : “Pas un seul mot contre Bush”; l’autre avait fait préparer un dossier pour la rencontre où la consigne était: “Est bon tout ce qui peut marquer notre différence et ne marquer aucune indulgence pour Bush”.
• A Berlin, avant l’arrivée de Bush, le Russe Medvedev est venu emporter l’adhésion des Allemands. Il est venu proposer rien de moins qu’un schéma qui pourrait suggérer à certains le rappel de quelque chose comme “l’Europe de l’Atlantique à l’Oural” poursuivant et “complétant” l’euro-atlantisme actuellement en place. Walker résume la chose pour nous…
«Dmitry Medvedev, who announced in Berlin on the eve of Bush's arrival that “Atlanticism has had its day and we need to talk about unity between the whole Euro-Atlantic area from Vancouver to Vladivostok.”
»In short, the Atlantic Alliance (better known as NATO) should be replaced by something broader and more vague that gives Russia that same privileged role at the European table that the United States has long enjoyed. And to rub the point home, Medvedev told his enchanted audience in Berlin that the reconciliation between Russia and Germany was “just as important for the peaceful future of Europe” as the post-1960 reconciliation between France and Germany.»
• Pendant ce temps, l’ambassadrice des USA à l’OTAN profite de ses dernières semaines à Evere pour laisser parler son cœur. (Victoria Nuland, femme de l’historien néo-conservateur Robert Kagan, est elle-même classée néo-conservatrice.) Elle parle à RIA Novosti, le 10 juin, et dit deux choses étranges («odd, very odd»): que la Russie serait tellement mieux, et l’OTAN, l’Europe et la fratrie transatlantique avec elle, si elle entrait dans l’OTAN comme membre de la grande famille; que l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN, qui inquiète tant la Russie, ce n’est pas pour demain, mais pour plus tard, “pas avant plusieurs années”…
«“Speaking as a mom and as a strategist and a lifetime student and friend of the Russian people, I would love to live in a world where Russia wanted to be a NATO member and Russia had met the very high standards that NATO sets for openness, democracy, reform, rule of law that new NATO members must meet,” Victoria Nuland said in an interview with RIA Novosti and the Argumenty i Fakty weekly.
»She stressed that she was expressing her personal opinion, adding that former Russian president Vladimir Putin had previously ruled out NATO membership for Russia.
(…)
»On the issue of Ukraine and Georgia's membership, she said they were not ready to join NATO yet. Ukraine and Georgia failed to secure membership of an action plan paving the way to accession to the bloc at a NATO summit in spring, but were told the decision would be reviewed in December. “There is not a single NATO member who would say today that Ukraine and Georgia are ready to be NATO members,” she said.»
…Au fait, on pourrait ajouter l’Irlande, qui vote aujourd’hui, qui pourrait suspendre le sort de l’Europe, déclencher une crise de plus si le “non” l’emportait, laquelle serait nécessairement une crise bienvenue comme elles le sont toutes parce que la caricature d’ordre et d’organisation qu’on fait passer pour l’Europe mérite une contestation populaire sans discontinuer. Le résultat tomberait dans une Europe, – l’entité prise dans son sens le plus large, au-delà du domaine institutionnel de l’UE, – dont on remarque qu’elle est entrée dans une séquence agitée et sans orientation marquée.
Aucun enseignement politique, dans le sens d’une orientation politique, ne peut être retiré des divers événements qu’on a mentionnés ci-dessus. Leur confrontation suggère le désordre, l’incertitude et l’agitation, bien plus qu’elle ne dessine une orientation quelconque. L’enseignement de cette situation est ailleurs; il est du domaine de la structure des relations internationales, des politiques, ou plutôt de la perception qu’on en a. L’enseignement est alors celui de l’extraordinaire fragilité de la réalité apparente à laquelle nous sommes conviés à nous soumettre depuis plusieurs années. La plupart acceptent cette soumission, quelques-uns y rechignent.
A lire les différentes choses mentionnées ci-dessus, on se demande quelle forces réelle voire quelle réalité profonde ont la politique belliciste de Bush, les querelles transatlantiques à ce propos, la prétention des institutions européennes à établir ou à suggérer une politique commune pour l’ensemble UE, la tension avec la Russie (les missiles anti-missiles du système BMDE, l’élargissement de l’OTAN, notamment à la Géorgie), etc. On en viendrait à penser que tout cela pourrait aussi bien ne pas exister, ou pourrait être réglé en un tournemain jusqu’à disparaître comme par un tour de passe-passe.
Mais “tout cela” (l’Irak, les mésententes transatlantiques, la tension avec la Russie, le BMDE, etc.) a existé, existe et continuera à exister. Cet épisode de désordre plutôt sympathique tend à nous conforter dans l’idée que le personnel politique, essentiellement du côté occidental, sert de faire-valoir plus ou moins convenable à des “politiques” qui n’en sont pas mais qui sont plutôt la résultante de forces systémiques diverses, venues de différents centres de pouvoir et de pression aux intérêts divers. Les spécialistes des relations publiques que sont les “conseillers en communication” se chargent de communiquer leurs arguments aux hommes politiques. Ils (les hommes politiques) communiquent. Il n’y a guère plus à dire sur les “politiques” de ces dernières années, au niveau de la substance, de la pensée conceptuelle.
Cela conduit à émettre quelques hypothèses qui, elles aussi, confortent d’autres observations. Il n’y a, aujourd’hui, aucune politique occidentale, et pas plus de politique américaniste, mais simplement l’effet des pressions des forces et des pouvoirs divers. A la lumière de ce constat, il n’est pas étonnant, – par exemple mais exemple fameux, – qu’un lobby comme celui des néo-conservateurs avec Bruce Johnson comme meneur ait pu manipuler ce qui parut être alors une “grande politique” européenne pro-US, comme il le fit en 2002-2003, lorsqu’il “rallia” une poignée de chefs d’Etat et de gouvernements disponibles pour soutenir l’aventure américaniste en Irak.
L’ensemble occidental, US et Europe, est politiquement complètement émasculé. L’Europe, particulièrement et pour ce qui nous importe en premier lieu, constitue aujourd’hui un cas d’inexistence et d’impuissance politiques remarquables, simplement par état d’une situation et par pesanteur naturelle des structures en place. C’est un point important à constater, dans la mesure où il implique qu’il n’y a pas à proprement parler de politique de soumission aux USA, même si le comportement général revient effectivement à une situation de cette sorte. En ce sens, la situation euro-atlantique est à la fois plus simple et plus compliquée qu’elle ne paraît. Plus simple parce qu’il suffirait d’un homme politique ayant une position de direction, prenant conscience de cette situation et décidant d’agir, pour lancer une politique volontaire qui dénouerait nombre de “crises” politiques d’apparence insoluble et créerait, – par exemple mais bon exemple, – une politique inspiratrice d’une orientation européenne féconde. Plus compliquée parce qu’il n’existe aujourd’hui, en Occident dans le sens le plus large du mot, aucun homme politique capable d’une telle prise de conscience, qui nécessite d’abord conviction et bon sens, parce que le système ne laisse plus passer ce calibre-là. L’Occident est prisonnier de son système.
Dans ce cadre, on comprend qu’il faut s’en remettre aux événements qui sortent d’eux-mêmes du programme auquel “nous sommes conviés à nous soumettre depuis plusieurs années”. On comprend qu’un “non” irlandais, qui n’est considéré ici que comme l’hypothèse d’une circonstance bienvenue, sèmerait un aimable désordre qui aurait la vertu de la fécondité. Le désordre, là où il n’y a aucun ordre, pire, là où il y a la paralysie sous une apparence d’ordre qui garantit la pérennisation de l’impuissance, le désordre “à l’irlandaise” après le désordre “à la française” (mai 2005) aurait l’effet d’un salutaire coup de pied dans la fourmilière de plus. Tous nos vœux accompagnent les Irlandais aujourd’hui.
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