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13 juin 2008 — Obama candidat, les bonnes âmes sortent du bois. Le texte qu’a publié Madeleine Albright le 12 juin dans l’International Herald Tribune, est un appel aux armes, – ou un “appel aux (bonnes) âmes”, pour ceux qui goûtent les jeux de mots ambigus mais néanmoins significatifs. Madeleine Albright est l’une des inspiratrices et praticiennes à la fois de la “doctrine de l’interventionnisme éclairé”. En Europe, on trouve comme correspondant, au garde à vous et prêt à répondre à l’appel, le diplomate et éclairé ministre des affaires étrangères français Kouchner. Il s’agit de la cohorte des libéraux de gauche, américaniste tendance-Pentagone, aux USA et dans les terres extérieures, partisans de l’usage de la force pour raisons humanitaires (les “libéral hawks”).
Albright, d’abord ambassadrice des USA à l’ONU, ensuite première femme à occuper le poste de secrétaire d’Etat, est l’auteur de plusieurs boutades restées dans les mémoires.
• A Colin Powell, alors général et président du Joint Chief of Staff, en 1993: «What’s the point of you saving this superb military for, Colin, if we can't use it?» (“A quoi sert, mon cher Colin, d’avoir une si superbe armée si l’on ne s’en sert pas ?”)
• Ceci, datant de 1996, que nous reprenons intégralement de Wilkipédia (français), un des actes de bravoure de communication de Madeleine d’Albright: «En 1996, lors d'une interview accordée à Leslie Stahl dans le magazine de CBS intitulé ‘Sixty Minutes’, elle déclare à propos des sanctions contre l'Irak et de la mort supposée d'un demi-millions d'enfants : “Je pense que c'est un choix difficile mais c'en est le prix.” (“I think this is a very hard choice, but the price – we think the price is worth it.”). Elle déclarera par la suite avoir regretté cette réponse mais maintiendra tout son soutien aux principes des sanctions commerciales internationales.» Précisions sur ses regrets: «I must have been crazy; I should have answered the question by reframing it and pointing out the inherent flaws in the premise behind it. … As soon as I had spoken, I wished for the power to freeze time and take back those words. My reply had been a terrible mistake, hasty, clumsy, and wrong. … I had fallen into a trap and said something that I simply did not mean. That is no one’s fault but my own.» (d’après ses mémoires, Madam Secretary, 2003). En 2005, à nouveau, cette réponse dans une interview: «I never should have made it, it was stupid.» Point final, dit-elle.
• Cette déclaration et ce qui suit sont fort intéressants. Ce que regrette Albright, c’est d’avoir dit ce qu’elle a dit, dans les circonstances où elle l’a dit. Elle s’est laissée prendre au piège (“I had fallen into a trap”); quant au “… said something that I simply did not mean”, on devra observer l’ambigüité du propos puisque, par ailleurs, elle renouvelle en cette circonstance comme en d’autres la nécessité de l’interventionnisme et, de causes en effets, la nécessité des sanctions contre l’Irak, c’est-à-dire l’inévitabilité des 500.000 enfants morts. C’est un à-côté qui vaut d’être noté: avec cette réponse, Albright ne démentait pas, bien au contraire, le chiffre alors contesté de 500.000 enfants irakiens morts indirectement des suites des sanctions (plus depuis, il va sans dire, les sanctions ayant poursuivi leur bonhomme de chemin, en attendant la guerre); à aucun moment, depuis, elle ne l’a contesté puisqu’elle n’a regretté que la forme abrupte du propos. Son “erreur”, finalement, fut de se laisser prendre “au piège” de la vérité et d’avoir répondu par la vérité elle-même: la doctrine et la morale valent bien, en 1996 et pour ce cas, 500.000 enfants morts. Qui n'en a jamais douté?
…En attendant, l’âme demeure chaste et pure comme on le voit avec le texte dont nous parlons aujourd’hui. Ce que nous dit Albright, c’est que, malheureusement, l’esprit de l’“interventionnisme humanitaire” recule. La Birmanie en est la dernière et malheureuse démonstration : «The Burmese government's criminally neglectful response to last month's cyclone, and the world's response to that response, illustrate three grim realities today: Totalitarian governments are alive and well; their neighbors are reluctant to pressure them to change; and the notion of national sovereignty as sacred is gaining ground, helped in no small part by the disastrous results of the American invasion of Iraq.»
La cause principale, parmi les trois causes qu’énonce Madeleine par rapport à l’affaire birmane, est le retour en force, dit-elle, de la notion de souveraineté nationale. L'ennemi est identifié.
»A third reality is that the concept of national sovereignty as an inviolable and overriding principle of global law is once again gaining ground. Many diplomats and foreign policy experts had hoped that the fall of the Berlin Wall would lead to the creation of an integrated world system free from spheres of influence, in which the wounds created by colonial and Cold War empires would heal.
»In such a world, the international community would recognize a responsibility to override sovereignty in emergency situations - to prevent ethnic cleansing or genocide, arrest war criminals, restore democracy or provide disaster relief when national governments were either unable or unwilling to do so.
»During the 1990s, certain precedents were created. The administration of George H.W. Bush intervened to prevent famine in Somalia and to aid Kurds in northern Iraq; the Clinton administration returned an elected leader to power in Haiti; NATO ended the war in Bosnia and stopped Slobodan Milosevic's campaign of terror in Kosovo; the British halted a civil war in Sierra Leone; and the United Nations authorized life-saving missions in East Timor and elsewhere.
»These actions were not steps toward a world government. They did reflect the view that the international system exists to advance certain core values, including development, justice and respect for human rights.
»In this view, sovereignty is still a central consideration, but cases may arise in which there is a responsibility to intervene – through sanctions or, in extreme cases, by force – to save lives.»
Albright réserve l’essentiel de sa colère à George W. Bush et sa guerre en Irak. A cause de la guerre en Irak? (Et, semble-t-il, des à peu près un million de morts civils, non?) Pas sûr, pas sûr du tout. Elle dit ceci : «The Bush administration's decision to fight in Afghanistan after 9/11 did nothing to weaken this view because it was clearly motivated by self-defense. The invasion of Iraq, with the administration's grandiose rhetoric about pre-emption, was another matter, however. It generated a negative reaction that has weakened support for cross-border interventions even for worthy purposes.»
Puisqu’elle trouve l’attaque de l’Afghanistan tout à fait justifiée, et, par conséquent, on l’imagine, les effets qui suivirent et qu’on continue à observer aujourd’hui, on est justifié d’apprécier que ce qu’elle critique dans l’aventure irakienne de GW, c’est « the administration's grandiose rhetoric about pre-emption», et nullement l’attaque, ni, par conséquent “les effets qui suivirent”, etc. Ce que regrette Madeleine, c’est “Mon Amérique à moi”, – c’est-à-dire la bonne réputation perdue dans l’affaire; c’est-à-dire la mauvaise réputation dont s’est chargée la Grande République à cette occasion, à cause de la rhétorique bushiste et les clameurs néo-conservatrices. Pour le reste, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
D’où le soupçon qui nous vient.
John Pilger publie aujourd’hui, sur Antiwar.com, un texte qui fait le procès d’un Obama interventionniste : «Obama Is a Truly Democratic Expansionist.» Par “démocrate interventionniste”, dans lesquels il met pêle-mêle Truman, Johnson, Carter et Clinton (on pourrait y ajouter l’inspirateur, Woodrow Wilson, et le FDR seconde manière, à partir de 1936), Pilger retrouve la veine actuelle des “libéral hawks”, dont Albright est sans aucun doute un fleuron. C’est à cette lumière qu’il faut lire le texte de Madeleine Albright.
Elle termine non pas par un constat d’échec mais, justement, par ce que nous appelons un “appel aux (bonnes) âmes”: «The global conscience is not asleep, but after the turbulence of recent years, it is profoundly confused. […] At the heart of the debate is the question of what the international system is. Is it just a collection of legal nuts and bolts cobbled together by governments to protect governments? Or is it a living framework of rules intended to make the world a more humane place?»
Le 15 février 1999, Madam Secretary avait fait un discours où elle justifiait de faire bon marché, dans “certains cas”, du principe de souveraineté nationale (celle des autres). Ce discours justifiait par avance l’attaque contre la Serbie à propos du Kosovo, et le bon marché qu’il fallait faire de la souveraineté nationale du pays de l’Hitler de circonstance (Milosevic). Elle définissait la transformation de la guerre selon cette appréciation que nous proposons par ailleurs: «Ainsi ne disons-nous pas qu’il y a eu “moralisation de la guerre” mais transformation de la guerre en “un outil de la morale” en même temps qu’en une “expression de la morale”. (Morale occidentale, cela va de soi.)»
Albright est plus que jamais partisane de cette démarche. Ce qu’elle propose, c’est que nous sortions de l’affreuse période bushiste; non pas des guerres de cette période mais de la présentation fautive des guerres de cette période; on la soupçonnerait même de trouver qu’il n’y a pas et qu'il n'y a pas eu assez de guerres (la Birmanie manque à l'appel, tiens), et qu’on pourrait faire mieux, beaucoup mieux, avec l’emballage-cadeau qui convient. Kouchner donnera un coup de main. Tous ces gens tiennent la souveraineté (des autres) pour valeur négligeable sinon usurpée, au regard de la morale exclusive et impérative dont ils sont les porte-paroles et les porte-voix. De ce point de vue, leur projet ne présente qu’une différence d’emballage et d’étiquette par rapport à celui de GW et de ses amis néo-conservateurs. (Mais l’on sait depuis longtemps que les néo-conservateurs viennent de la gauche libérale, certains d’encore plus loin, et que GW a pu lui-même être considéré comme d’esprit trotskiste, voire “jacobin” par certains, dans son maniement révolutionnaire, déstructurant et ennemi des identités et des souverainetés, du concept de démocratie.)
Ainsi décortiqué, le texte d’Albright ne peut mieux tomber. Il s’inscrit dans la logique supposée de la candidature Obama menant à une élection d’Obama, et un Obama à qui il faut donner des orientations de politique extérieure. On comprend lesquelles. Le texte d’Albright ne peut mieux tomber et il n’est pas innocent. Il annonce une offensive sérieuse du parti des “libéral hawks” chez les démocrates. Peut-être Obama n’est-il pas encore tel que le décrit Pilger mais tout ce parti voudrait évidemment qu’il le devienne le plus rapidement possible.
Madeleine nous invite à prendre date. C’est chose faite. L’enthousiasme “libéral de gauche”, aux USA et en Europe, pour un président Africain-Américain, si Obama l’emporte, sera vite transformé en une pression massive pour une politique libérale-belliciste. C’est notamment vital pour nos intellectuels, qui ont besoin de réconcilier leur soutien inconditionnel à l’activisme belliciste américaniste et pentagonesque avec une âme qui piaffe d’impatience de redevenir chaste et pure. Obama est-il tel que Pilger le décrit? Cela reste à voir, et, pour l’instant, nous nous en tiendrions à la thèse de l’énigme.
Il est évident qu’Obama est vu par les libéraux interventionnistes comme une occasion rêvée de retrouver la main, comme ils l’eurent dans les années 1990. Sans doute auraient-ils préféré Hillary, qui a, elle, déjà montré ses penchants dans ce sens (elle fut, avec Albright, la principale influence pour précipiter l’attaque de la Serbie en mars 1999). Pas trop de regrets tout de même, car Hillary a ces derniers temps perdu un peu trop de sa dialectique idéaliste-libérale pour une attitude très professionnelle type “homme d’Etat d’expérience”.
Cette campagne électorale va être un déchirement dans tous les sens, une bataille d’influence(s) comme on en vit peu, entre des tendances qui, pourtant, rêvent toutes de la même chose. L’on y trouvera confirmation, comme nous le fait savoir Madeleine Albright, que le système américaniste ne sait, ne peut et ne veut réellement rien imaginer d’autre que le militarisme pour accomplir l’espérance que l’humanité met en lui ; et que, réellement, GW ne fut pas un accident.
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