Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
1079On doit continuer à être confondu par le contraste entre l’habileté tactique brillante de Sarkozy et son vide stratégique abyssal, presque par refus de la pensée stratégique. Cela correspond à l’air du temps, privilégiant jusqu’à l’éradication complète le “people” sur l’homme politique et l’action sur la pensée. Le cas Sarkozy est encore éclairé lors de la visite de GW Bush à Paris, vendredi dernier, à la lumière notamment d’un commentaire du Times, du 14 juin. Le commentaire, qui ne manque ni de lucidité ni d’une certaine amertume, constate par conséquent la perte d’influence des Britanniques auprès des USA.
Quelques mots du Times…
«President Bush heralded a “new era of transatlantic unity” when he arrived in France yesterday, with the location of his speech as significant as its content. By choosing Paris for what White House officials described as “the centrepiece” of his week-long farewell trip to Europe, Mr Bush sought to put the seal on a dramatic transformation in relations with France since President Sarkozy was elected last year.
»Britain, which for so long has acted as a sometimes rickety bridge across the Atlantic, no longer has such strategic diplomatic importance. President Bush is spending two nights in Paris, but only one in London tomorrow — when he will have a private dinner with Gordon Brown after seeing the Queen. Much of his trip to Britain will be devoted to the relatively parochial issue of Northern Ireland before he heads home.
»While the Prime Minister has shied away from being seen as too close to the American President — the British Embassy in Washington, for instance, operating under strict orders to maintain a low profile — the French President has quite deliberately donned the mantle once worn by Tony Blair, defiantly — even triumphantly — talking up his love for all things American. Yesterday a US diplomat called Mr Sarkozy the “axis on which our relations with Europe will turn”, adding that his “penchant for action rather than reflection” suited Mr Bush’s own temperament.»
Le reste du commentaire est une longue balade admirative sur le brio de Sarkozy, réussissant à se placer et à s’imposer comme “meilleur ami de Washington”, évidemment au détriment des Britanniques. Tom Baldwin et Charles Bremner, les deux auteurs de l’article, vont jusqu’à mettre en évidence l’aisance avec laquelle Sarkozy parle avec dureté aux Américains sur certains sujets, sans s’attirer la moindre rebuffade: «Indeed, Mr Sarkozy has told Mr Bush bluntly that he must do more to tackle climate change, as well as being sharply critical of US trade policy and what he sees as Washington’s deliberate devaluing of the dollar. The bond between the two leaders is so strong that the White House sees such instances as challenges rather than a source of division.»
Tout cela décrit une tactique remarquablement conduite de la part du président français, une tactique basée sur des méthodes que comprennent les experts américanistes. Beaucoup d’exclamations, d’affirmations éclatantes, concernant des choses simples exposées par des appréciations en forme de slogans. Les deux auteurs citent un diplomate US qui leur a confié que Sarkozy va devenir «the axis on which our relations with Europe will turn», qui explique que son «penchant for action rather than reflection» se marie parfaitement avec le caractère de monsieur Bush. Certes, et l’on peut aussi observer, pendant qu’on y est, qu’il y a parfois des compliments dont on se passerait bien…
Pas Sarkozy, sans nul doute. La description de son entregent et de son habileté dans ses relations avec l’actuel président US rend compte d’un sens tactique aigu et d’une grande capacité d’exploitation de la technique des communications, de la technique “people” de préférence aux arguments politiques, de l’exclamation à défaut d’explication. La nuance ne l’embarrasse pas. Lorsqu’il s’exclame, à propos de l’Afghanistan, qu’il faut se battre jusqu’à la victoire finale car on ne doit pas céder aux “tortionnaires” («We cannot give into torturers»), on ne peut qu’approuver tout en se demandant de qui il parle, – puisque certaines bonnes âmes pourraient aussitôt penser à Guantanamo, aux vols de la CIA et à quelques prisons fameuses d’Afghanistan. Parvenir à se faire passer pour le grand “meilleur allié” de Washington en Afghanistan alors que les Britanniques portent, aux côtés des forces US, la charge principale de cette guerre désastreuse, a de quoi rendre bien amers les susdits Britanniques.
Reste la question principale: où mène tout ce brio tactique? La politique française semble réduite à des visions stratégiques complètement enfermées dans des soucis tactiques adaptés au court terme, aux moyens plutôt qu’aux fins. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de pensée, chose encombrante et inutile dans ces temps qui filent vite, donc il n'y a pas de stratégie originelle. Le retour de la France dans l’OTAN qui semble maintenant inéluctable est un bon exemple d’une stratégie guidée par une tactique et enfantée par la tactique (sinon l'effet), sans autre substance que l’exclamation de la chose en soi présentée comme une idée féconde. La seule explication de substance est que la décision tactique porte en elle sa vertu stratégique, ce qui laisse rêveur lorsqu’on voit l’état de l’OTAN alors que la dialectique française présente l’Organisation comme une sorte de Saint-Graal. Annoncer qu’on restera en Afghanistan jusqu’à la victoire finale n’explique pas pour autant dans quel but l’on s’y trouve et comment se fera cette victoire finale. L’enfermement dans un maximalisme anti-iranien permet de beaux discours et de belles formules mais fait s’interroger sur l’intérêt de la chose si, – lorsqu'un Obama arrivera à la présidence, bien décidé à entamer un dialogue constructif avec Téhéran (le sénateur républicain Hagel, qui pourrait tenir une place importante dans l’équipe Obama, a affiché récemment en public et sans crainte d’être démenti sa certitude que «si Obama est élu, c’est la voie qu’il suivra avec les Iraniens»). Les Européens, et les Français en premier parmi eux, vont se retrouver marginalisés dans leur maximalisme, le jeu se déroulant alors à trois: l’Iran, les USA et la Russie qui s’imposera comme le partenaire nécessaire en raison de son poids auprès de l’Iran. (La Russie exactement dans le rôle qu'auraient dû tenir les Européens s'ils avaient suivi leur politique naturelle.)
Tout est à l’avenant dans la politique française vis-à-vis des USA, comme dans la politique française générale d’ailleurs. L’absence de nuances renvoie sans doute à l’humeur indiscutablement pro-américaniste du président français, y compris lorsqu’il critique la position US (“qui aime bien châtie bien”). On ne peut tout de même écarter le fait que cette efficacité et ce brio s’exercent à l’égard d’un président (US) qui n’existe plus, et qui ne peut que bondir de joie lorsqu’il rencontre enfin, en Europe, un chef d’Etat qui le prend encore au sérieux; et à propos d’une politique US qui n’est qu’un résidu catastrophique des sept années épuisantes depuis 9/11, dont plus personne ne sait que faire. Que Sarkozy prenne ceci et cela tant au sérieux est habile pour le (très) court terme, – mais au-delà?
Finalement, Sarkozy agit comme s’il était son propre Premier ministre, – ce qui est d’ailleurs sa marque de fabrique dans toutes les affaires depuis qu’il est président, – occupé à traiter avec brio, toujours ce brio de circonstance, des affaires courantes et immédiates, – tandis que, derrière lui et un peu au-dessus de lui, le vrai président penserait aux choses sérieuses, notamment pour le cas qui nous occupe, à l’après-GW, à une éventuelle nouvelle grande politique, avec les USA ou pas, et ainsi de suite. La grande question est donc: y a-t-il un président qui pense derrière et un peu au-dessus du Premier ministre Sarkozy?
L’intérêt de cette affaire, on le trouvera effectivement lorsque le Premier ministre Sarkozy se tournera pour consulter le Président. Cela aura lieu dans six mois, dans un an, cela aura lieu lorsque le partenaire américaniste, s’il n’est pas emporté dans quelque tourmente et lorsqu’il se sera débarrassé de GW Bush, de ses ors et de ses séquelles, se dira qu’un “meilleur ami” du calibre de la France mérite qu’on lui demande des services précis, des engagements et toute cette sorte de choses, – comme il avait l’habitude de demander aux Britanniques.
Mis en ligne le 17 juin 2008 à 18H03
Forum — Charger les commentaires