Potemkine à Disneyland

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Potemkine à Disneyland


21 juin 2008 — “Nous l’avons tant aimé”, pourraient dire les stratèges occidentaux, surtout européens et habitués des quartiers otaniens d’Evere, à propos du système anti-missile Ballistic Missile Defense in Europe (BMDE). Nous y avons tous cru, – “nous”, c’est-à-dire Washington, l’OTAN, les Européens, les anciens vassaux du Pacte de Varsovie, les Russes, – jusqu’à nous-mêmes, à dedefensa.org… Nous avons tous cru que le projet anti-missiles US, sous la forme du programme BMDE, ouvrait une crise stratégique centrale en Europe. La chose est en train de se dégonfler comme une baudruche, comme un village-Potemkine revu vite fait façon Disneyland.

Nous avions tous des excuses car la crise, après tout, pouvait être réelle. D’ailleurs (soyons prudents), elle pourrait le redevenir, et puis il ne faut jamais désespérer. En attendant, le système BMDE est en train d’apparaître pour ce qu’il est: un montage exclusif du complexe militaro-industriel US, machiné au départ par les relais d’influence type-Bruce Jackson, évidemment poussé par l’industrie d’armement US, avec le rouleau-compresseur de la bureaucratie du Pentagone derrière, applaudi par les zélés alliés de la “nouvelle Europe” type-Rumsfeld. Tout ça pour ça, comme dirait Lelouch.

(Il faut être précis. Les premiers jalons du système BMDE en tant que tel, en tant qu’artefact virtualiste (un comble que nous nous sommes escrimés à prendre pour vrai) destiné à l'Europe de l'Est, remontent à 2002 lorsqu’une délégation US conduite par John Bolton visita cette même Europe de l'Est d’une façon semi-clandestine, c’est-à-dire semi-officielle. Bolton agissait-il en tant que chef des services de désarmement et de contrôle des armements (!) au département d’Etat ou en tant que représentants de certains de ses amis et groupes d’influence, néo-conservateurs liés à l’industrie d’armement? Quoi qu’il en soit, cette démarche lança le système BMDE, quasiment sur la base d’une initiative individuelle sinon “privée”, Bolton ayant le relais de Wolfowitz au Pentagone.)

On a lu hier les dernières nouvelles de la chose. Le système BMDE est en train de se désagréger en lambeaux divers… Résumons:

• Les “alliés” européens, c’est-à-dire les pays de l’ancienne Europe communiste devenue “nouvelle Europe”, rechignent désormais sérieusement jusqu’à des perspectives où une rupture n’est plus exclue. Ils ont mesuré l’avantage des promesses du Pentagone par comparaison antagoniste aux troubles intérieurs que les bases du système BMDE vont entraîner. Le problème ici est clairement la confrontation du virtuel communicationnel avec la réalité du “poids” d’installations bien réelles, qui nécessitent à la fois un engagement concret et une occupation physique du territoire national. En d’autres termes, c’est peu de choses, et vite oubliées, que de signer une lettre collective soutenant la guerre en Irak, comme firent les dirigeants de l’ancienne Europe de l’Est en 2002; c’est une chose pesante et contraignante que de permettre l’installation d’une base militaire avec toutes ses contraintes à long terme et les engagements politiques qui l’accompagnent. Du coup, pour justifier un tel engagement, les garanties demandées sont de moins en moins politiques et de plus en plus financières, – on passe de la soumission où la force est toujours victorieuse au rapports financiers où le plus faible peut exiger et entend obtenir beaucoup, immédiatement. Les exigences de la Pologne (une aide de $20 milliards sur 10 ans), notamment, sont impossibles à satisfaire; leur irréalisme ressemble bien à une surenchère tactique destinée, soit à obtenir le pactole (très improbable), soit à rompre sans en prendre la responsabilité politique.

• Le Congrès US a de plus en plus son mot à dire à mesure que le projet progresse en termes budgétaires précis, permettant des interactions précises sur son évolution et sa structure. Il le dit d’autant plus volontiers qu’il voit le vent tourner au niveau politique, avec la fin du mandat Bush. Cela signifie pour lui qu’il peut reprendre des prérogatives qu’il a abandonnées pendant des années, sous la pression du “patriotisme” imposé par 9/11 et ses suites. Il s’agit essentiellement de prérogatives budgétaires, à partir desquelles il peut réaffirmer son poids politique, et notamment son emprise sur le Pentagone. Le BMDE est perçu comme un projet spécifique de l’administration Bush, pour toutes les meilleures raisons du monde, et avec notamment une charge politique et stratégique considérable (même si faussaire). Il devient donc, de plus en plus, un souffre-douleur en tant qu’objet de manipulations, comme moyen d’attaquer et l’administration, et le Pentagone avec lequel l’affrontement se précise. D’où des réductions arbitraires ou des affectations budgétaires conditionnelles qui ligotent de plus en plus le Pentagone et l’enferment dans un cadre épouvantablement contraignant. (Par exemple: les crédits de $232 millions de démarrage de la construction des bases en Tchéquie et en Pologne ont été gelés jusqu’à la signature d’accords avec ces deux pays.)

• Le Pentagone est en crise. Il ne peut plus tenir ses promesses parce qu’il est désormais, de plus en plus, l’otage et le prisonnier budgétaire du Congrès (essentiellement pour tout ce qui ne concerne pas les “guerres extérieures”). Dans ses démarches auprès des “pays-hôtes”, il songe essentiellement aux effets de ces démarches au Congrès. Le cas du Pentagone montre combien l’affaire de la BMDE est en train de devenir une affaire complètement interne à la crise washingtonienne et à la crise du Pentagone. Le Pentagone est pris dans un cercle vicieux: il ne peut obtenir l’accord des “pays-hôtes” que s’il présente l’investissement d’ores et déjà acquis et cet investissement est suspendu par le Congrès, lié à la signature effective de ces accords. De plus en plus, le puissant Pentagone, à qui rien ne résiste dans la “nouvelle Europe”, est soumis à la pression, tactiquement agressive, souvent agrémentée de sautes d’humeur, d’un Congrès en passe de redevenir tout puissant.

• A la lumière de ces développements, le cas stratégique du BMDE devient de plus en plus improbable, voire ridicule, tandis que la seule chose stratégique sérieuse, la réaction des Russes, présentent de plus un solde négatif de moins en moins supportable (réorientation militaire, pressions politico-militaires, etc., contre les “pays-hôtes”, l’OTAN et les USA sans même la contrepartie des bases). On est en train de donner aux Russes une justification pour réaffirmer leur prépondérance et leur puissance militaire dans la zone pour un avantage (le BMDE) qui menace de disparaître très vite, – mais dont on ne peut dire qu’il disparaît très vite, ou risque de disparaître très vite sous peine de faire s’effondrer directement le projet.

• Ainsi, le programme BMDE est-il devenu complètement le véhicule de la crise du Pentagone et des effets de cette crise dans les relations avec des pays alliés sur lesquels le Pentagone comptait beaucoup pour affirmer sa puissance aux portes de la Russie. En quelques mois, il a complètement changé de nature. L’argument stratégique d’une incroyable faiblesse virtualiste (les “missiles iraniens”) empêche de plus en plus qu’il soit inclus dans le domaine sacro-saint de “la guerre contre la terreur” et, par conséquent, le “désanctuarise” budgétairement. De crise “est-ouest”, il est devenu une crise washingtonienne avec une sous-crise avec les composants européens.

La crise qui existait et qui n’existe pas

La crise BMDE est exemplaire d’une époque. Elle pourrait être, elle a été, – elle pourrait redevenir une crise stratégique majeure. A côté de quoi, elle n’est littéralement plus rien de ce point de vue qui semblait être, il y a un an, sa caractéristique la plus spectaculaire et la plus mobilisatrice. Elle perd toute sa substance, par le fait assez simple qu’on découvre qu’elle n’a aucune substance.

A partir de ce dernier point (absence de substance), elle devient la parfaite illustration du système américaniste, avec comme caractéristiques:

• Une totale absence de conceptualisation stratégique. D’une certaine façon, nous pouvons aussi bien rejeter la fable des missiles iraniens promis pour dans 5-10 ans que l’analyse russe d’une mesure visant au déséquilibre stratégique nucléaire par l’installation d’un outil qui serrait prétendument capable d’annihiler, ou, dans tous les cas, de réduire substantiellement une capacité de frappe nucléaire stratégique russe. Bien entendu, l’affaiblissement de l’argument russe n’a, en la circonstance, qu’une importance marginale dès lors que le “village-Potemkine” est mis à jour.

• L’aspect virtuel du projet apparaît alors. On commence à mesurer clairement qu’il ne s’agit que d’une «entreprise industrielle du complexe militaro-industriel», selon le mot d’un général belge travaillant, à l’OTAN, sur le programme. Ce type de programme tient la route tant que sa réalité est dissimulée derrière un vernis stratégique auquel tout le monde est tenu de croire. Le vernis craque de plus en plus vite, en conséquence de tous les autres avatars décrits plus haut, les difficultés avec les “pays-hôtes”, l’action du Congrès, l’impuissance du Pentagone, etc. La fiction perd ses seules assises réelles qui lui donnaient un certain crédit; l’argument des “missiles iraniens” est si faibles que si les acteurs de la pièce se débandent au nom d’arguments qui n’ont pourtant rien à voir avec l’évaluation-fantôche des “missiles-iraniens”, cette évaluation apparaît néanmoins pour ce qu’elle est. Si plus grand monde n’y croit, sa réalité décroît à mesure.

• Une absence complète de pouvoir central. La chose n’est pas à développer tant elle est “centrale”, fondamentale et originelle à notre propos analytique du phénomène américaniste. Cette éclatement du pouvoir central (et non décentralisation du pouvoir) implique que des initiatives majeures couvrant tous les domaines de la sécurité nationale sont lancées au nom d’intérêts particuliers (dans ce cas, l’industrie de défense et la bureaucratie du Pentagone). Elles impliquent tous les centres du pouvoir intéressés dans la matière (sécurité nationale) et les obligent à couvrir l’initiative au nom d’une argumentation dont ils ne sont même plus capables de juger de la validité. Le rôle du département d’Etat dans l’affaire BMDE est absolument grotesque et mesure la décadence intellectuelle et de l’expertise de ce département. Jusqu’au début des années 1980, le département d’Etat avait sa propre analyse stratégique, souvent plus sophistiquée que celle du DoD et prenant, également souvent, le pas sur celle-ci. Aujourd’hui, le département d’Etat est absolument pathétique dans un rôle de faire-valoir et de “béni-oui-oui” des initiatives du Pentagone. Ne parlons pas de la Maison-Blanche, enfermée dans une bulle idéologique et appuyée sur le Pentagone. Le Congrès est restée effacé et lui, principalement, aujourd’hui, est en train de rattraper le déséquilibre de ces dernières années en faveur du Pentagone, – sans aucun doute jusqu’à l’affrontement.

Ces caractéristiques expliquent combien on peut tenir la crise du BMDE comme une occurrence de complète “virtualité stratégique”, qui est pourtant devenue une crise pour donner au projet un “poids stratégique”, c’est-à-dire une représentation stratégique à sa description virtualiste. Le cas du BMDE considéré comme tel est grotesque; mais dès lors qu’une crise éclate à son propos, il devient sérieux… Puis des circonstances intérieures (à Washington, mais aussi à Varsovie et à Prague) ébranlent la répartition initiale des pouvoirs. On en revient aux véritables causes du développement du BMDE et le montage virtualiste (la menace iranienne) et la crise qui s’en est suivie commencent à basculer. On voit donc à quoi se réduit cette crise à laquelle nous avons tous cru car elle a vraiment existé pendant un certain laps de temps; remarque qui implique que, dans certaines circonstances, pour l’instant peu probables mais les choses changent vite, elle pourrait renaître de cendres encore toutes chaudes.

Pour autant, cette crise, si elle s'achève effectivement dans la dissolution d'un artefact virtualiste, sera payée cher par ceux qui l'ont machinée. Le montage réalisé a engagé la puissance US en Europe, auprès des anciens pays d'Europe de l'Est. La crise a constitué un enjeu, une affirmation de puissance; si elle disparaît en même temps que le projet BMDE se dissout au Congrès et dans les tractations sur les bases, l'enjeu s'efface en montrant que la puissance US n'est plus un engagement consistant et durable. Cette crise qui n'aurait pas existé deviendrait une défaite politique et stratégique US tangible, perceptible notamment avec l'affaiblissement d'alliances avantageuses en Europe de l'Est.

Pendant ce temps, les Européens de l'Ouest et l’OTAN ont suivi la chose en spectateurs hagards, et continuent dans ce mode. Ils n’y ont rien compris et n’y comprennent toujours rien, sauf quelques remarques ici ou là de spécialistes trop spécialisés pour être entendus, et encore moins écoutés. (On pense à la remarque déjà citée du général belge.)