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21 juin 2008 — Le président de la République française a incontestablement dominé le sommet de Bruxelles des 19-20 juin, – sommet de crise suite au “non” irlandais. Ce fut un “sommet de chaos” et il est donc logique, en vertu de ce qui précède, d’avancer l’hypothèse que ce fut un “chaos sarkozien”.
Le “non” irlandais a permis de faire ressurgir tous les antagonismes feutrées, les contradictions dissimulées, les arrangements douteux de l’UE. Le premier jour (le 19) avait vu une mise en accusation futile et grotesque du gouvernement irlandais, duquel on exigeait finalement qu'il fît rapidement et sans délais changer d'avis son peuple pour que ce peuple eut un avis qui correspondît aux conceptions grandioses des élites européennes. Puis, très vite, il apparut que le bouc-émissaire intérieur (le Premier ministre Cowen) ne faisait pas le poids pour porter toute la responsabilité de la crise dont on comprend bien qu’elle dépasse l’Irlande. L'on joua au jeu des responsabilités extérieures. Ce fut le démarrage de règlements de compte échevelés où le vrai visage de “leur Europe” put être observé à loisir.
C’est alors qu’on assista à la transformation, aujourd’hui sans surprise, de Sarkozy. Le Président de la République française, perçu en France comme un impeccable européen pro-américaniste (ceci équivalent à cela, semble-t-il), prêt à sacrifier les spécificités et l’indépendance françaises aux forces dominantes des conceptions idéologiques libérales, se transforma en “européiste” presque nationaliste et dans tous les cas cassant, projetant au niveau européen quelques-uns des intérêts et conceptions de la France, notamment des affirmations protectionnistes et anti-globalisation. Les divisions européennes sont alors apparues au grand jour, en fonction des réactions des uns et des autres. Les échanges furent souvent brutaux, loin des platitudes diplomatiques courantes.
On observe principalement deux axes de rupture.
• L’affrontement sur l’élargissement. Sarko, soutenu par Merkel, n’en veut plus tant que le traité de Lisbonne n’est pas ratifié et mis en œuvre. C’est, ressorti dans des conditions extrêmes et oiseuses, mais tout de même significatives d’un affrontement de conceptions, la querelle “approfondissement” versus “élargissement”. Sarko s’est heurté de front avec les nouveaux pays de l’Est: la Tchéquie, qui ne veut plus ratifier Lisbonne, la Pologne qui menace d’en faire autant par la bande (le président polonais annonçant qu’il ne signerait sans doute pas la ratification), la Slovénie qui a pris fait et cause pour ces deux positions, et ainsi de suite.
Sarkozy: «Pour l'élargissement il faut l'unanimité, je trouverais très curieux que l'Europe ait du mal à se mettre d'accord sur ses institutions et qu'elle soit d'accord pour admettre un 28e, un 29e, un 30e membre.» La référence au “28è” Etat membre désigne clairement la Croatie, qui devrait terminer ses négociations d'adhésion à l'UE d'ici fin 2009 et espère adhérer l'année suivante. Un diplomate européen commente : «Tactiquement, ces menaces s'adressent aux Tchèques et aux autres eurosceptiques très enclins à élargir l'UE. Le président Sarkozy leur dit “vous ne pouvez pas avoir le beurre et l'argent du beurre”.» Les pays de l’Est ont riposté de diverses façons, et le Premier ministre polonais a résumé cette riposte: «L'opinion selon laquelle le référendum en Irlande rend la perspective européenne pour la Croatie, la Serbie ou l'Ukraine impossible est inacceptable.» C’est le ministre polonais des affaires étrangères Sikorski qui semble être allé le plus loin; pour lui, ces attaques prennent leur source dans l’élargissement de 2004 (les nouveaux pays de l’Est). La logique de cette polémique conduit effectivement à une mise en cause de l’élargissement de 2004, et des pays de l’Est qui sont adeptes d’une Europe de libre-échange et pas tellement plus.
• L’affrontement de facto sur la question du libéralisme, de la globalisation et du protectionnisme. C’est de loin le plus vif et il a opposé d’une façon personnelle, polémique, voire violente (essentiellement de la part de Sarkozy), le président français et le Commissaire au commerce de la Commission européenne Peter Mandelson. Sarko a mis en cause Mandelson comme étant une des premières causes indirectes, – non, la première cause indirecte du “non” au référendum en Irlande, à cause de la politique qu’il suit dans les négociations de Doha de réduction de la production agricole de l’UE. Bien entendu, en attaquant Mandelson sur ce point, Sarko défend une position archi-française, prouvant en passant, d’une façon assez plaisante et ironique, 1) que la France et l’Irlande sont bien proches sur ce dossier essentiel, et 2) que le “non” irlandais pourrait aussi bien être, après tout, un “non” français.
En français dans le texte, et pour rappel, les déclarations de Sarko jeudi soir, alors qu’il juge «invraisemblable» un accord de libéralisation du commerce avec le volet agricole qu’on imagine, après le “non” irlandais.. «La question de l'OMC a été une question clairement évoquée dans le débat irlandais. Si on veut accroître la crise irlandaise, il n'y a qu'à en remettre une couche là-dessus, et continuer sur un accord complètement déséquilibré à l'OMC… […] Il serait totalement invraisemblable qu'on continue à vouloir négocier un accord où nous n'avons obtenu rien sur les services, rien sur l'industrie [...] et qui conduirait à une baisse de 20% de la production agricole, dans un monde où il y a 800 millions de personnes qui meurent de faim. Franchement, il y a une seule personne qui est de cet avis, c'est Peter Mandelson, et ce n'est pas la position de la France. Je le dis de la façon la plus claire, pour nous, sur ces bases là, c'est non.»
Mandelson, pourtant en général venimeux et impératif comme seuls savent l’être les Anglo-Saxons ultra-libéraux et amis de Blair, a répondu mi-figue mi-raisin; peut-être avec une semi ironie british mais sûrement avec une semi crainte bureaucratique d’une présidence française commençant le 1er juillet et au cours de laquelle il ne faudrait pas qu’il soit en trop mauvais termes avec Sarko. Par ailleurs, il y a un addendum qui renvoie à une certaine incompréhension des Britanniques, qui ont l’image, en partie forgée par eux-mêmes, d’un Sarko très pro-britannique, libéral, moderniste chic, ami de Blair, et qu’ils retrouvent aux sommets de Bruxelles en guerrier du protectionnisme pire que Chirac, complètement adepte des “fromages qui puent”, de la tradition et autres délices du terroir dont on sait le fumet anti-libéral.
Néanmoins, il a bien fallu que Mandelson réagisse. Il l’a fait par l’intermédiaire du Times-de-Murdoch, ce 21 juin, ce qui nous vaut la version English-speaking de l’incident, sous le titre très french-speaking de «J’accuse: Peter Mandelson rounds on Nicolas Sarkozy»…
«Peter Mandelson today accuses Nicolas Sarkozy of seeking to exploit the image of starving African children in order to resist trade reform and prop up French farmers’ jobs.
»Britain’s Trade Commissioner criticised the French President in an interview with The Times after Mr Sarkozy sought to pin the blame for the Irish referendum “no” vote on Mr Mandelson and his trade policies.
»Mr Mandelson accused Mr Sarkozy of being “disingenuous” by linking the former Cabinet minister’s trade policies to starvation in the developing world. He also said that Mr Sarkozy’s swipe was “unbecoming” of the man who in ten days will take over the EU’s rotating presidency.
»The deepening row between the two came as EU nations split into two bitterly opposed camps at their summit in Brussels. Already divided over the Irish rejection of the Lisbon treaty, they also fell apart over how to tackle spiralling food and fuel prices.
»Gordon Brown backed Mr Mandelson over trade, putting him in the liberal camp with the Swedish and Dutch, against Mr Sarkozy’s drive to tackle food shortages with heightened protectionism and subsidies.
»Mr Sarkozy’s jibe at Mr Mandelson came when he was asked whether he blamed José Manuel Barroso, President of the European Commission, for Ireland’s “no” vote. He said: “A child dies of starvation every 30 seconds and the Commission wanted to reduce European agriculture production by 21 per cent during World Trade Organisation talks. This was really counter-productive.”
»Explaining the Irish vote, he said that voters had been worried about euthanasia, abortion and trade, bluntly adding “Mandelson”.
»Mr Sarkozy then made plain his personal dislike for Mr Mandelson’s approach to the Doha round of world trade talks, the latest in a series of personal public attacks.
» “It would be highly unrealistic to keep wanting to negotiate a deal . . . which would cut farm output by 20 per cent while 800 million people are dying of hunger,” he said. “Frankly, there is only one person who thinks like that and it is Peter Mandelson.”
»Friends of Mr Mandelson said last night that he was concerned that France, which takes over the EU’s rotating presidency on July 1, might be seeking to use the Irish “no” vote to sink the Doha trade talks. Mr Mandelson featured heavily on posters calling for the Lisbon treaty to be rejected, an attempt by “no” campaigners to play on fears that Irish farmers would lose out from his liberal trade policies.
»Speaking to The Times, Mr Mandelson insisted that he admired Mr Sarkozy. “I do not take this personally but it was not a very elegant intervention and not really becoming of the incoming EU presidency,” he said.
» “He seems to be trying to pin the blame on the European Commission for the outcome of the Irish referendum. He cannot single out Mr Barroso, the Commission president, and so I seem to be the next best thing.”»
Sarko, Nicolas-Sarkozy pour les journalistes bien en cour à Paris, est par conséquent ce personnage étonnant qui déploie, à côté d’une médiocrité de pensée assez rare et d’un comportement d’une incontinence rare pour la dignité de sa fonction, des éclairs de fureur qui vont dans le bon sens de secouer l’horrible prunier sur lequel sont perchées nos élites globalisées et le reste, – et où lui-même se perche en général. Se payer Mandelson, si l’on peut et ose dire, cet archétype de l’arrogance anglo-saxonne et libre-échangiste, vivant comme un nabab sur un pied de grand luxe (à la Commission, Mandelson est le roi des faux-frais et des notes de frais fastueuses), voilà une bonne action qui sera difficilement pardonnée à ce Président de la République.
On ne doit pas croire qu’il s’agit simplement d’humeur et de caprice sans lendemain. Mandelson sait désormais qu’il est serré à la culotte, si l’on peut et ose dire, pendant les six prochains mois, cruciaux pour les négociations de Doha. Il lui sera difficile de refaire le coup de Sir Leon Brittan, en 1993, allant signer quasiment incognito, un accord central avec les USA dans le cadre du GATT engageant les Européens sur la voie de la capitulation habituelle.
Les manières furieuses de Sarko, ses méthodes dictatoriales d’affirmation autoritaire, comme s’il était déjà président de l’UE et décidé à le rester, ont également la vertu, non pas de rassembler un troupeau qui ne peut être rassemblé que sur un plus petit commun dénominateur destructeur de toute possibilité d’affirmation européenne, mais de détruire le consensus gélatineux qui sert de face bien-pensante à l’UE. Il fait cela sans le vouloir, en croyant même qu’il obtiendra l’inverse, – une sorte de “l’union par la force” plutôt que “l’union fait la force”. Il s’attire des répliques furieuses, qui font sortir du bois ceux qui s’y dissimulent en général pour festoyer. Ainsi en est-il pour Mandelson et sa bande libre-échangiste. Ainsi en est-il des pays d’Europe de l’Est qui vivaient jusqu’ici dans l’illusion ronronnante et vertueuse de l’élargissement acquis, et qui sont obligés de s’affirmer publiquement ennemis de tout ce qui peut être considéré comme projet politique dans le développement de l’Europe.
Pendant ce temps, forcé à un embryon d’unité par le spasme général de ce sommet chaotique, ces mêmes Européens se payent, sous la direction décidée et hispanique de l'Espagne, une insolence gravissime à l’encontre de Washington, laquelle insolence a complètement pris de court ce même Washington. La chose, on vous l’annonce, ne sera pas oubliée là-bas lorsque les Européens viendront proposer au successeur de Bush la grande alliance qui fait rêver les Européens (Sarko en premier, on goûtera l’ironie).
C’est bien, il faut persévérer. Encore deux ou trois sommets de cette façon et il ne restera plus grand’chose, ni de l’Europe à 27+, ni du traité de Lisbonne. Sarkozy pourra rejeter la faute sur les Anglo-Saxons, qu’il adore par ailleurs et qui sont ces modèles, et sur les pays d’Europe de l’Est, qu’ils respectent par ailleurs parce qu’ils sont des amis de Washington. Le chaos européens, entre tous ces gens qui font assaut de pro-américanisme et se crêpent le chignon comme des “groupies” en folie, finira par accoucher de matins inattendus, comme par inadvertance. Un jour, nous nous réveillerons Européens.