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84314 juillet 2008 — S’il est une explication des tirs plus ou moins virtuels de missiles plus ou moins virtuel des Iraniens les 9 et 10 juillet qui nous agrée, c’est bien celle de l’influence sur le prix du pétrole. S’il est une théorie du complot qui nous convainc par son charme exotique, c’est bien celle de la manipulation des marchés par Shahab-3b . L’explication, abracadabrantesque in illo tempore, convient parfaitement à ce temps a-historique et abracadabrantesque. Qu’elle soit vraie ou pas ne nous importe pas; observons simplement qu’elle est logique, d’une logique folle qui est la notre aujourd’hui.
Mais laissons la parole aux experts sérieux, ceux à qui on ne la fait pas parce qu’ils ont l’habitude de travailler sur des choses concrètes et logiques. Les experts parlent par l’intermédiaire du New York Times du 11 juillet 2008 :
«The missile firings on Wednesday and Thursday shook the oil markets, helping drive up the price of crude to a record of more than $147 a barrel on Friday from $136 on Wednesday. That rise, if sustained, would mean billions of added dollars for Iran, one of the world’s top oil exporters.
»Graham Allison, director of the Belfer Center for Science and International Affairs at the Kennedy School of Government at Harvard, estimated that the oil price increase would add up to $25 million a day to Iran’s economy and wondered if that was accidental or deliberate.»
A part cela, on connaît la succession des événements. Nous passâmes des cris d’orfraies du monde washingtonien après le premier tir, suivi du second, en passant par les déclarations du robot-Rice qui garantit la défense US des alliés, celles de Gates moins avisé qu’à l’habitude affirmant la nécessité plus grande que jamais des anti-missiles, aux clins d’yeux des découvreurs de caviardage électroniques de photos, aux explications exotiques (complot pour le prix du pétrole) un peu gênées et avancées de toute urgence lorsqu’il apparaît que la technologie des missiles tirés est assez rustique quoique tout de même supérieure à celle des V2 (on parle des missiles réellement tirés, les autres étant très bons). Puis, on parle d’autre chose.
Les montages divers autour de cette affaire sont largement connus, à commencer bien sûr par la manipulation numérique des photos montrant les tirs de missiles. Concernant ceux-ci, les missiles, de nombreuses incertitudes, approximations, incertitudes, etc. Comme d’habitude aujourd’hui, dans cette sorte d’événement, la clarté de la chose baigne dans un clair-obscur plein de sous-entendus.
Reprenons plus en détails l’article du New York Times déjà cité. Il synthétise le propos sur cet aspect de l’affaire.
«The half-truths, the analysts said, included not only a doctored photo of a salvo firing but also misleading statements about the range of the largest missile and two videos that made the firings seem more numerous and fearsome than they really were.
»“Deception was rampant,” said Charles P. Vick, an expert on the Iranian missile program at GlobalSecurity.org, a research group in Alexandria, Va. “The bottom line is that the Iranians are tweaking our noses.”
(...)
»Aside from the theater of the missile firings and the prospect of windfall oil revenues, Mr. Allison said, “the question is, Does this represent any significant advance in any relevant military capability to do any damage? And I think the best judgment is, no.” The Iranians, he added, “have a history of puffing out their chests and pounding on them.”
»Analysts said an Iranian photograph released Wednesday that showed four missiles heading skyward had been digitally altered to make three firings look like four. The image appeared on the front pages of many newspapers and Web sites. Thursday, the Iranians released a photo showing what appeared to be the same scene, but with a grounded missile that may have failed.
»Descriptions of the big weapon in the extravaganza were also misleading, the analysts said. Iran’s Arabic-language Al Alam television said the Shahab-3 had a range of 2,000 kilometers or about 1,250 miles. Many news reports carried that description.
»Analysts said that extended range was true of the Shahab-3b. But the missile that the Iranians actually fired Wednesday, they added, was a less advanced model known as the Shahab-3a, which has a range of about 1,500 kilometers, or roughly 900 miles.
» “They do systematically try to exaggerate the range,” Geoffrey E. Forden, a missile expert at the Massachusetts Institute of Technology, said of Iranian descriptions of the Shahab. But he noted that the Shahab-3a could still “hit Israel.”»
Il faut dire que cette question sous-jacente est un peu dans tous les esprits qui se sont intéressés à cette “campagne” de tir de missiles iraniens: faut-il en trembler de peur ou en rire avec mépris? En général, après les deux premiers jours qui ont vu des attitudes inspirées par la mobilisation hystérique (“trembler de peur”), la seconde suggestion l’emporte; les uns et les autres, c’est-à-dire particulièrement les experts qui en connaissent un rayon, convaincus par l’abondance des montages et autres polissonneries. Ce commentaire de recensement du Courier International du 11 juillet fait donc l’affaire:
«Au final, le lancement est donc un succès mitigé pour l'armée iranienne, et un échec total en matière de manipulation de l'information puisque la presse de la planète entière, du Financial Times à Asharq al-Awsat, se rie aujourd'hui de la naïveté de la communication officielle de Téhéran.»
Les questions, à double tiroirs et à multiples facettes, qui s’imposent alors sont de cette sorte: qu’est-ce qu’un “succès”, et pour qui, et un “échec”, et pour qui, dans une telle affaire? Qu’est-ce que les Iraniens ont intérêt à ce que nous croyons à leur égard, – la chose étant objectivement considérée, c’est-à-dire quelles que soient leurs intentions? (Ceci est important : notre évaluation porte sur une situation “objective”, sans rapport nécessaire avec les manœuvres iraniennes, les intentions et les calculs iraniens et ainsi de suite.)
L’enjeu principal de l’affaire est finalement assez simple. Il est raisonnable, – c’est-à-dire l’humeur mise hors de nos arguties énervées et propagandistes, – de considérer que l’Iran ne doit pas chercher l’affrontement militaire direct; simplement, ses intérêts ne l’y poussent pas. Aux USA, par contre, éventuellement en Israël, certaines fractions extrémistes attendent une provocation, une montée de la tension ou une inflation de la menace iranienne pour tenter de forcer leurs gouvernements à une action contre l’Iran. Par conséquent, tout ce qui tend à réduire, aux meilleures conditions possibles pour l’Iran, l’apparence de la “menace” iranienne est de l’intérêt des Iraniens. Dans ce cas, l’interprétation “il faut en rire” (éventuellement avec mépris) est la bonne pour les Iraniens. De ce point de vue, l’interprétation, avec le quasi échec des tirs de missiles, d’une opération (notamment de communication) catastrophique de la part des Iraniens est infondée. La mise en évidence d’une faiblesse technologique et militaire tend à réduire la force de l’argument anti-iranien dans le bazar des évaluations occidentales. (Cela vaut d’autant que cette faiblesse n’est que dans un domaine de la puissance militaire, et l’on sait que ce n’est pas celui où l’on craint le plus les Iraniens. C’est dans les actions de G4G, de guerre “non-conventionnelle”, qu’on les craint les plus. Ces actions n’ont rien à voir avec les missiles balistiques.)
De notre côté, du côté occidental, nous ne comprenons rien dans ce sens, avec une constance qui ne cesse de surprendre dans le chef de la confirmation du cloisonnement de nos esprits. Affublé d’un étonnant complexe de supériorité, nous commentons exactement en sens contraire à propos des Iraniens, d’une même voix, pour le même événement, en disant à deux jours d’intervalle: “la menace iranienne est terrible, ils ont le feu du ciel à la disposition de leur volonté maléfique de destruction”, puis “ces Iraniens rétrogrades sont à des siècles derrière nous, ils ont des casseroles en fait de missiles“. (La même dialectique est employée pour les Russes, – c’est-à-dire contre les Russes. Dans le premier cas, notre supériorité est morale: les Iraniens [les Russes] sont méchants au contraire de nous et ils ont des armes terribles pour manifester cette méchanceté; dans le second cas, notre supériorité est technologique et prouve notamment notre haut degré de civilisation: les Iraniens [les Russes] sont nuls, des barbares, et nous sommes par conséquent les plus brillants.)
Tout cela comble d’aise, peut-être et même sans doute, le domaine psychologique si important de l’occidentale auto-satisfaction de soi (pléonasme qui a sa justification) mais contribue un peu plus à massacrer le piètre crédit restant de nos jugements, de nos appréciatinons et de nos évaluations. Devant cet épisode rocambolesque des missiles iraniens, que reste-t-il, aujourd’hui, de la logique sarkozyste de «la plus grave [crise] qui pèse sur l'ordre international»? Que reste-t-il, aujourd’hui encore, de la logique pentagonesque en faveur de la BMDE? Certes, nous sommes moralement si brillants et technologiquement si avancés que nous avons pris l’habitude de ne pas nous encombrer de la charge de la logique. La pirouette ne peut durer qu’un temps, dans des temps qui vont très, très vite.
Pour notre compte, notons encore ceci: l’épisode des missiles iraniens confirme une fois encore l’extraordinaire relativité de l’information aujourd’hui, et, encore plus, de l’art étrange de l’évaluation. En trois jours, on passe de l’évaluation d’une menace apocalyptique du monde de la plus haute technologie à l’évaluation d’une tentative risible des barbares du Moyen Âge de figurer dans l’art de la guerre du XXIème siècle. Que connaissons-nous des iraniens, nous qui prétendons les connaître en les désignant comme une menace épouvantable, qu'il nous faille un caviardage de photos de tirs de missiles pour modifier de fond en comble une évaluation de leur puissance? Il est plus que jamais nécessaire de mettre systématiquement en doute toutes les informations et les analyses venues de nos autorités et des experts assermentés et rémunérés du système.
Il ne faut rien attendre de décisif des pirouettes de la semaine dernière, autour des missiles iraniens. Elles ne nous disent rien du véritable équilibre des forces, sinon que la puissance s’exerce, d’une façon toujours affirmée, au niveau de la commmunication, du virtualisme et du montage, bien plus qu’un niveau de cette chose étrange qu’on nomme réalité. Il faut constater la poursuite de l’érosion des arguments occidentaux contre l’Iran, du niveau du crédit que l’on peut leur prêter; là aussi, crédit et prêt sont en crise, et l’establishment occidental ne cesse de compromettre tous les jours davantage son influence. (Ce n'est pas une mauvaise chose.) A plus long terme et du point de vue du réalisme politique, l’épisode va peser sur la crise (iranienne) en général et, surtout, sur ses annexes, dont le sort du BMDE (anti-missiles en Europe) est de loin le plus important. L’épisode va certainement contribuer à donner aux Polonais un argument de plus pour faire traîner la négociation avec les USA sur le BMDE. De Téhéran à Varsovie, comme le monde est petit.