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142619 juillet 2008 — Depuis le discours de Medvedev de Berlin, le 5 juin dernier, l’ensemble occidental, l’Europe en particulier, est placé devant une situation nouvelle. Le président russe réitère régulièrement le thème de ce discours originel, en général ou en détails, selon les occasions. L’idée russe d’un grand traité de sécurité européenne, amorçant in fine une nouvelle structure de sécurité européenne et euro-atlantique, est devenue l’axe principal de la diplomatie russe.
Après avoir renouvelé cette proposition le 15 juillet, dans son discours au corps diplomatique, Medvedev l’a encore développé le 16 juillet, lors de sa rencontre avec le président de la république italienne Giorgio Napolitano. Novosti en a fait rapport dans une courte dépêche, qui nous rappelle la substance de la proposition.
«“Nous jugeons utiles les propositions formulées récemment suggérant de convoquer un sommet paneuropéen qui permettrait de lancer l'élaboration d'un traité juridiquement contraignant sur la sécurité européenne (...). Tous les Etats de l'espace euro-atlantique pourraient y participer en qualité d'Etat souverain”, a indiqué [Medvedev] à l'issue d'un entretien avec le président italien Giorgio Napolitano.
»M. Medvedev a indiqué avoir abordé avec son homologue italien une série de dossiers internationaux tels que la situation au Proche-Orient, en Afghanistan ou en Iran. “Nos approches de ces problèmes sont similaires ou identiques”, s'est-il réjoui.
»Lors de sa visite en Allemagne, en juin dernier, le président russe avait formulé l'idée d'un traité juridiquement contraignant sur la sécurité en Europe, proposant d'organiser à cette occasion un sommet paneuropéen.»
Est-ce une surprise? Il reste que les pays européens, et l’UE, prennent très sérieusement cette proposition. On a déjà observé cette situation, qui marque un élément nouveau d’importance en Europe. Les Français et les Allemands, notamment, sont très intéressés par la proposition russe. D’une façon plus générale, on doit observer que les Occidentaux constatent qu’ils se trouvent, dans le cadre continental actuel, dans une impasse qui a, avec la crise géorgienne, un indubitable caractère d’urgence.
Derrière la rhétorique du double, et même du “triple langage”, on comprend évidemment que la crise géorgienne constitue un cas insoluble dans l’état actuel des choses sinon dans l’affrontement, avec le caractère explosif et extrêmement dangereux qui va avec. La crise géorgienne expose crûment le nihilisme de la politique occidentale, d’inspiration nettement US, consistant à pousser sans arrêt son expansion sécuritaire vers l’Est, en soutenant tous les acteurs anti-russes, en général secondaires et irresponsables. La Géorgie constitue “la ligne rouge” dont les Russes n’acceptent pas le franchissement.
Sur quoi repose la poussée sécuritaire occidentale, qui a pris au fil des ans, indubitablement, lorsqu’on additionne les initiatives occidentales ou soutenues par l’Occident (expansion de l’OTAN, les “révolutions de couleur”, le réseau BMDE), un caractère alimentant évidemment la perception que cette poussée est agressive? Essentiellement sur une dialectique anti-russe complètement héritée de la Guerre froide, et aussi novatrice que cela. La justification avancée du caractère déplorable, voire maléfique, du régime russe, est complètement pervertie par la propagande, voire le virtualisme qui l’animent du côté occidental, au point où certains peuvent se demander si cette politique n’est pas une simple provocation avec l’habillage à peine sérieux de la dialectique de la démocratisation. Il en résulte que la politique occidentale révèle très vite ce qu’on croit être ses caractères agressif, expansionniste et irresponsable, poussant à la conclusion que le seul but central de cette politique serait de mettre la Russie à la raison, par un moyen ou un autre, y compris celui de la violence. C’est une situation absurde et dangereuse.
L’absurdité et la dangerosité de cette situation sont mises en évidence justement par une crise qui implique la Géorgie, un petit pays où règne un régime absolument corrompu relevant du simple banditisme postmoderne, manipulant pour son compte, qui semblerait être pour le compte de l’Occident, une situation présentant un réel danger de guerre avec la Russie. L’enjeu dépasse désormais d’une façon monstrueuse les données immédiates de la menace de conflit.
La proposition Medvedev semble avoir déchiré le voile qui couvrait jusqu’alors la réalité des charmes étranges de notre “triple langage”. Désormais, elle devient une référence essentielle pour ceux, peut-être plus nombreux qu’on ne croit, qui veulent entamer un processus de rétablissement de l’équilibre, de la normalisation des relations et de la sécurité en Europe. Il existe désormais une poussée sérieuse pour tenter de susciter, du côté occidental, une réponse positive, ou exploratoire dans un sens positif, à la proposition Medvedev. «Le problème, pour l’instant, est que personne ne veut encore prendre la responsabilité de lancer formellement le processus d’exploration de la proposition russe, explique une source européenne. Néanmoins, des suggestions commencent à apparaître. On pourrait par exemple concevoir que, dès septembre, des réunions informelles se tiennent entre délégués des gouvernements et organismes européens pour élaborer une réponse commune constructive.»
Dans ce concert où l’on a l’impression des musiciens réglant leurs instruments avant une éventuelle partition, les Américains ont une place à part. Ils sont à la fois complètement hors de cette situation (discrédit de l’administration Bush, élections), à la fois négativement présents par la pesanteur de leur présence stratégique et de l’activisme de certains centres de pouvoir incontrôlés qui continuent à pousser à la déstabilisation de la situation, à la fois désireux selon certains courants nouveaux de participer à la détente de la situation, et donc éventuellement de considérer avec intérêt cette éventuelle initiative vers les Russes.
En matière de relations internationales, nous serions tentés d’apprécier les choses selon la référence simple des tendances fondamentales, en accordant à ces relations une spécificité propre hors de l’exclusivité de l’action des acteurs humains individuels; cette spécificité renvoyant effectivement à une dynamique naturelle de la mécanique du monde, répondant aux pesanteurs de forces diverses. Nous parlons pour cette raison de deux courants (plutôt que des “écoles” ou des “conceptions”, où les affaires se compliquent à la mesure de la complication des appréciations théoriques de l’esprit humain) pour caractériser ces relations, s’opposant bien sûr. Il s’agirait simplement d’un courant structurant et d’un courant déstructurant. Le premier recherche l’équilibre et la stabilité, le second provoque le déséquilibre par la contestation des situations en place justifiée par l’affirmation d’une primauté. Le premier suggère des arrangements d’harmonie, le second affirme des prépondérances engendrant des affirmations de supériorité. Nous restons volontairement muets sur les motifs, les arguments, les idéologies, etc., car là justement réside la complication qui brouille tout, en général derrière des manœuvres de propagande jusqu’à des situation virtualistes.
Il nous paraît évident que, depuis 1990-91, l’Occident, ou plutôt l’appareil transatlantique, conduit ou laisse aller en Europe une politique de déstructuration orientée vers l’Est. Cette politique est-elle pensée en tant que telle? Il y a des arguments pour une réponse positive, d’autres pour une réponse négative. Nous pensons qu’à l’origine il y a un réflexe de survie de l’appareil atlantiste (l’OTAN avec le soutien US), privé de sens avec la fin de la Guerre froide, et réagissant selon la mécanique de “la fuite en avant” ou le principe de “qui n’avance pas recule”. Là-dessus se sont greffées des conceptions, des intérêts, des ambitions, des théories, des circonstances, etc.
Dans cette mécanique, la Russie est l’objectif évident, l’ambition mais aussi le terminus du mouvement. Pour donner sa cohérence idéologique ou morale au mouvement, il a fallu charger la Russie de l’image habituelle du réfractaire, habité ou habillé c'est selon de tares diverses. L’épisode de la destruction des vestiges des structures communistes durant les années de “capitalisme sauvage” d’origine US machiné avec le relais eltsinien, de 1991 à 1998, échappe à ce schéma. Une Russie devenue capitaliste et Etat-client du capitalisme-gangster exporté des USA n'aurait pas correspondu au schéma continental de type otanien. C’était un “accident” machiné par l’américanisme, mais un américanisme sans conscience de l’enjeu transatlantique, qui ne sauvait pas l’OTAN ni l’appareil transatlantique. Considéré objectivement, le mouvement de survie de l’OTAN avait besoin d’un Poutine pour justifier par une fable d’affrontement le mouvement vers l’Est. Cela fut fait, là aussi avec l’aide de l’américanisme agissant dans un autre domaine, cloisonné de l’investissement capitaliste des années 1991-98 (l’américanisme n’a jamais reculé devant les contradictions internes et l’éclatement en centres de pouvoir parfois concurrents, c’est même sa marque de fabrique). En ce sens, pour être sauvé, l’appareil transatlantiste avait besoin d’une Russie se relevant des cendres corrompues jusqu’à la moelle de l’eltsinisme, pour que sa poussée vers l’Est fût justifiée par un objectif puissant. A cause de la spécificité de la situation, cette dynamique comprenait donc, à côté du facteur déstructurant qui la définit, un aliment pour une défense structurante. En favorisant indirectement et sans doute inconsciemment un certain renforcement de l’“objectif”, l’appareil transatlantique a effectivement favorisé une nouvelle Russie. La perception d’une pression, voire d’une attaque injustifiée de l’appareil transatlantiste a puissamment aidé Poutine à relever la puissance russe.
Cette sorte de dynamique déstructurante n’est irrésistible et concluante que si elle passe finalement à l’acte, c’est-à-dire si elle s’avère franchement agressive et impérialiste en poussant jusqu’à l’agression lorsque la matière résiste. Ce n’est le cas ni du système transatlantique, ni de l’OTAN (ni des USA, en un sens, parce que la bureaucratie américaniste est trop prudente pour seulement envisager une aventure contre la Russie). Au contraire, à mesure que la dynamique avançait et commençait à s’épuiser, la Russie érigeait une résistance de plus en plus ferme.
On se trouve aujourd’hui au point final de cette logique. Le système transatlantique approche des frontières de la Russie et la Russie est désormais prête à riposter. La politique déstructurante est elle-même au terme de sa logique, qu’il n’est pas question de transformer en une action concrète. Dans ce cadre, la proposition Medvedev prend toute sa valeur en sollicitant des forces adverses au courant déstructurant, jusqu’à l’intérieur du système transatlantique et de l’OTAN elle-même, qui ne s’étaient pas manifestées jusqu’alors pour des raisons d’opportunité.
Si la proposition Medvedev est rencontrée, on bascule dans une logique absolument différente. Cette fois, ce sera la logique structurante qui sera en marche. Elle mettra en procès tout ce qui a été fait jusqu’ici dans le sens déstructurant (l’OTAN élargie, le MBDE, etc.). Elle tendra à structurer une architecture nouvelle où l’Est et l’Ouest seraient intégrés. La perspective va loin… Réflexion d’un fonctionnaire de la Commission au sortir d’un séminaire où l’on avait beaucoup parlé de la proposition Medvedev : «Mais si on y répond et si on crée quelque chose de nouveau selon ces lignes, alors l’OTAN ne sert plus à rien?» Enoncée sous forme de question, cette phrase est en fait un constat.
Bien entendu, d’autres questions et questions-constats naissent d’une telle analyse, dont la position et la réaction des USA ne sont pas les moindres. On verra. On se contente ici d’observer la possibilité apparue soudainement d’un changement profond en Europe.
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