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999Il y a une tendance historique générale, qui fut développée à partir des années 1950 lorsque la construction de l'Europe devenait impérative : l'idée que, d'une façon générale, on pouvait conclure à la non-responsabilité spécifique de l'Allemagne dans le conflit de 1914-18. Cette idée née de l'analyse historique renouvelée aux impératifs politiques du temps rencontrait effectivement l'attitude nouvelle qui était d'exonérer l'Allemagne de cette responsabilité pour permettre la réconciliation (la responsabilité de la deuxième guerre mondiale étant transférée par hyper-diabolisation assurée aux nazis-Hitler, eux-mêmes séparés du peuple allemand, et, bien entendu, rien à voir avec l'Allemagne démocratique post-1945).
Cette campagne se poursuit aujourd'hui avec l'aide des historiens britanniques, qui y ajoutent une référence implicite actuelle. Ces historiens (John Keegan en est l'exemple-type) sont des historiens militaires, préoccupés de quincaillerie et, plus récemment, de sociologie du soldat. Cela conduit à amasser des tonnes de documentation sur l'horreur indicible du conflit où, évidemment, le fantassin allemand souffre autant que l'anglais (et autant que le fantassin français d'ailleurs, mais on en parle moins), et, comme lui, est aussi peu responsable de cette guerre. Par assimilation et paresse de l'esprit, on comprend qu'il est aisé de rejoindre la thèse générale de type pan-européen new age, selon laquelle la guerre de 1914-18 est une fatalité monstrueuse où nul n'a vraiment de responsabilité décisive.
[Pour les Anglais type-Keegan, le prolongement actuel est aisé, et bien sûr complètement différent de, sinon opposé à la tendance née dans les années 1950. Cette interprétation de la guerre où il n'y a que des souffrances et ni responsables, ni vraiment de signification politique finalement, cette guerre réduit à rien la politique de l'engagement continental du Royaume-Uni et son alliance avec la France durant le conflit. Certains de ces historiens britanniques vont encore plus loin : Nail Ferguson dit que le Royaume-Uni aurait du ne pas entrer en guerre, la France aurait été battue (cela ne fait pas un pli, selon Ferguson), l'Allemagne aurait dominé le continent et se serait révélé comme une puissance très fréquentable. Transposée aujourd'hui, cette approche garde l'“enseignement” de la vertu du non-engagement européen de UK et recommande de laisser tomber la voie européenne au profit de l'isolement britannique, c'est-à-dire, transcrit en termes réalistes, au profit du fameux “grand large”. On ne s'étonnera pas de constater que tous ces historiens sont aujourd'hui particulièrement guerriers, encensent GW et la machine de guerre US et ne rêvent que d'écraser Saddam. Tout est dit, car ainsi écrit-on l'histoire aujourd'hui.]
Consubstantielle à cette approche générale, il y a la thèse des « Guns of August » : l'idée que le conflit de 1914 lui-même, aboutissement d'une fatalité où personne n'est responsable, répond dans sa phase finale à un enchaînement mécanique du poids des armes où plus personne ne peut rien. Il y a le cas russe, en pointe mais pas du tout le seul : ayant mobilisé, les Russes ne peuvent revenir en arrière. La guerre est une fatalité de ce temps historique, nous le regrettons bien mais aucun pays, aucun régime, aucune conception du monde, aucune dynamique politique n'en est responsable. C'est la thèse qu'expose in fine, en l'appliquant à la situation actuelle de la crise irakienne, un article du site australien Age.com, du 21 décembre 2002, pris ici comme exemple. Le passage qui se réfère à cette idée est le suivant :
« We are trapped in “the guns of August” scenario. Just as in 1914, every finger is on the trigger, every war plan is in place. The momentum seems unstoppable unless France and Russia have the energy or will to block the US. The cost of US Special Forces and CIA personnel in northern Iraq, the billions of dollars being burnt up patrolling the no-fly zones in both the north and south of the country, the cost of maintaining tens of thousands of forces in the region, is unsustainable. »
Un autre article récent reprend cette thèse, peut-être de manière plus critique mais il s'agit bien de la même idée. Il s'agit de l'article de Matthew Engel, du 17 décembre dans the Guardian, publié sous le titre de « Ready for the battle », d'ores et déjà cité dans une de nos chroniques F&C, celle du 23 décembre, et avec quelques rapports avec la question traitée ici ; Engel explique qu'il s'est créé à Washington une sorte de mécanique étrange, une sorte d'auto-création, ou d'auto-obligation poussant vers la guerre, et que cela ressemble effectivement au mécanisme de la guerre de 1914, mais, celui-là (celui d'aujourd'hui) tout à fait artificiel. (Nous faisons, quant à nous, intervenir le phénomène du “virtualisme” comme explication centrale ; on le voit dans notre chronique F&C, on le voit ici et on le verra, de façon plus élaborée, dans la rubrique Analyse du prochain numéro de notre Lettre d'Analyse de defensa.) Matthew Engel :
« The energy behind this enterprise has such power that it has long been difficult to imagine the circumstances in which it wouldn't happen. Behind the Bushies' enthusiasm for war, the political timetable is creating the same sense of inevitability as the railway timetable in 1914. If the US lost the winter window of climatic opportunity and waited another year, it would allow a new post-Gore Democratic frontrun ner (irrelevant whether it's a hawk like Lieberman or a dove like Kerry) to paint Bush as indecisive. Round here, that is the unthinkable.
» The government's relish for war suffuses the whole city, yet I have caught no sign of it anywhere outside Washington. Other observers, like Tim Garton Ash, report the same phenomenon. Living here, one begins to feel, after a while, the way hostages do: the Stockholm syndrome sets in. Deep down, one may know the cause is ludicrous, but it so dominates the whole of one's life that after a while the victim gets sucked in and starts thinking these people have a point (I speak as someone who caught himself using the word “gotten” in conversation the other day, which suggests total brainwashing). »
Nous revenons ici à notre observation des conditions d'engagement du conflit de 1914-18. Nous publions ci-après un extrait d'un travail général que nous réalisons actuellement, — une étude comparée de deux “pan-expansionnismes”, des deux seuls pan-expansionnismes de l'histoire selon notre sentiment, le pangermanisme et le pan-américanisme. Ce passage concerne effectivement le déclenchement de la Grande Guerre.
Ce passage s'inscrit également dans un chapitre qui montre l'enthousiasme extraordinaire de l'Allemagne pour la guerre, un enthousiasme de type culturel comme le montre de son côté Modris Eksteins dans son livre Le Sacre du Printemps, que nous citons abondamment dans ce même chapitre.
« Nos deux pan-expansionnismes ont des correspondances qui vont par-delà les mers. C'est le rythme, la 'vie intense', la force dynamique du modernisme, et puis voici la culture, et pas n'importe laquelle évidemment, la culture audacieuse, créatrice, avant-gardiste et déstructurante, — surtout cela, avec sa vertu déstructurante ; cette culture caractérisée par la vertu déstructurante, qui est à la fois lourde, effrayante et contraignante comme un rouleau-compresseur, et, en même temps, qui est une subtile chimie qui va accomplir la fusion nécessaire du matérialisme et de la spiritualité en un emportement post-moderniste. C'est plus que jamais flucht nach vorne (la fuite en avant). C'est la fusion extraordinaire entre la puissance colossale de la modernité industrielle, la Technik qu'affectionnent les Allemands (comme, bientôt, les Américains vénèrent la technologie, c'est la même chose et le parallélisme se poursuit), et de l'autre côté la spiritualité de l'élan de l'Empire, de l'élan naturellement pangermaniste. Nietzsche ricane de cette contradiction bien allemande, la marche forcée à la spiritualité et le développement très matériel de la puissance de la Technik, et il ne doute pas que la victime sera l'esprit (Geist) allemand. Comment ne pas croire que l'on va vers un choc, une rupture, une catharsis, — et que cela sera la guerre parce que la guerre fait l'affaire, et même, encore plus, qu'il n'y a que la guerre qui fasse l'affaire ? Même les témoins du temps, sans rechercher une explication conceptuelle d'un événement qui n'est pas encore accompli, rendent compte d'une impression qui en est proche simplement en constatant l'évidence quotidienne qui se développe sous leurs yeux : “Il y a un autre facteur important, auquel en Allemagne nous ne prêtons pas toujours attention, écrit Rathenau au prince von Bulow, retour d'Angleterre au printemps 1909 : c'est l'impression que fait l'Allemagne vue du dehors ; on jette le regard sur cette chaudière européenne (c'est moi qui souligne [écrit von Bulow, en commentaire de la lettre de Rathenau]), on y voit, entourée de nations qui ne bougent plus, un peuple toujours au travail et capable d'une énorme expansion physique ; huit cent mille Allemands de plus chaque année ; à chaque lustre, un accroissement presque égal à la population des pays scandinaves ou de la Suisse ; et l'on se demande combien de temps la France, où se fait le vide, pourra résister à la pression atmosphérique de cette population.”
» Certes, le schéma qu'on a déjà identifié à propos de la Prusse sur la voie d'unifier l'Allemagne se confirme au centuple. C'est la force progressiste du modernisme qui fournit le moteur, et un modernisme si complètement spiritualisé qu'aucun obstacle naturel, aucun obstacle allemand, aucun obstacle que constituerait un vrai conservatisme allemand ne peut le contrecarrer. A nouveau, l'Allemagne est totalement pangermaniste, et bien au-delà des théories fumeuses de ceux qui s'étiquettent effectivement pangermanistes et tracent des cartes complètement farfelues sur leur identification du domaine germaniste. Le but fixé est tout ce qu'on veut sauf fixe, il est spirituel, il est extérieur à elle (à l'Allemagne), à son domaine géographique, il est extensible à l'infini, il est à portée de main et il est impossible à saisir, il est la récompense suprême et la chimère ultime tout ensemble. Il déchaîne l'Empire de toutes ses attaches spatiales et temporelles. Alors, tout devient possible, jusqu'à cette fusion sublime d'où naîtra un monde nouveau, l'homme nouveau, une dimension nouvelle de la civilisation.
En 1933, l'excellent Jules Isaac (des fameux livres scolaires Isaac et Malet) consacra une étude détaillée aux origines de la guerre. Il écrivit, parce que l'historien était aussi témoin, et même acteur, et que, retour de la guerre, il devait cela à son ami Albert Malet, tombé en Artois en 1915. “Quand le nuage creva en 1914, quel était le sentiment dominant parmi nous [en France] ? La soif de revanche, le désir longtemps contenu de reprendre l'Alsace-Lorraine ? Tout simplement, hélas, l'impatience d'en finir, l'acceptation de la guerre (quelle naïveté et quels remords !) pour avoir la paix. L'historien qui étudie les origines de la guerre ne peut négliger ce côté psychologique du problème. S'il l'examine de près, objectivement, il doit reconnaître que, depuis 1905 (à tort ou à raison), on a pu croire en France que le sabre de Guillaume II était une épée de Damoclès.” Les Français sont partis à la guerre poussés par le fatalisme de leur pessimisme, où il y avait la perception de ce qu'on sentait de fatalité dans la venue de cette guerre, avec cette puissance allemande montante, ce dynamisme destructeur des autres, ce rêve allemand, cette métaphysique allemande, cette culture post-moderniste déchaînée, peut-être même, au bout du compte, sans vraiment en vouloir à l'Allemagne, sans la tenir pour responsable (comme on dit d'un adolescent qu'il lui faut faire ses bêtises avant d'en venir aux responsabilités de sa maturité). (Ce pessimisme français est effectivement répandu, on le rencontre par exemple dans le Journal intime de Jacques Bainville pour la première année de guerre, 1914-15. La France partit en guerre “pour en finir”, mais sans croire vraiment à ses chances parce que, au fond d'elle-même, elle était contrainte à cette guerre, et, par conséquent, elle ne la vivait pas comme une compétition.) Encore une fois, quelle différence avec l'Allemagne. Vraiment, ces deux pays ne font pas la même guerre. »
Sans proposer l'idée d'une similitude de circonstances, il nous importe de montrer ici que la thèse de l'enchaînement fatal menant à la guerre 1914-18 est une facilité donnée à une thèse politique bien actuelle, et drôlement intéressée. Il nous importe de montrer, dans le cas de l'article de Age.com, — et sans mettre en cause les intentions de l'auteur de l'article, — que cette même thèse reprise pour le conflit irakien n'a de valeur qu'intéressée, éventuellement pour exonérer les États-Unis de leur responsabilité écrasante de vouloir la guerre comme des fous, d'une façon qui fait s'interroger sur l'équilibre psychique. (Nous ne mettons pas en cause l'article de Age.com, d'autant plus que, sur le même site, le même jour, est publié un article qui nous dit tout différent de cet enchaînement mécanique inéluctable : que la guerre n'est pas pour demain puisqu'elle est programmée pour mars, qu'on verra bien les choses à ce moment. Tout cela, bien à l'image de la folie de ce temps historique, — le nôtre.)
D'autre part, l'article de Matthew Engel est plus intéressant pour déplacer notre appréciation vers l'aspect psychologique. Engel nous fait mieux sentir l'aspect de montage, d'auto-intoxication, d'ivresse, avec notamment son excellente comparaison avec le “syndrome des otages”, cela conduisant à cette question : Washington n'est-elle pas prisonnière d'elle-même, de sa folie, de son ivresse, de sa représentation virtualiste du monde ? (Engel cite dans son article l'article d'un de ses confrères du même Guardian, Timothy Garton Ash. C'est un article auquel nous nous sommes nous-mêmes intéressés, et auquel nous renvoyons nos lecteurs au travers du lien vers notre F&C du 13 décembre qui reprend cette référence.)
Alors là, oui, devant ces constats, — plus que jamais, nous empruntons notre thèse et l'amenons à notre époque. Prenez la phrase de Rathenau de 1909 et actualisez-là, en changeant les noms des pays, les circonstances, etc, pour ne garder que l'aspect psychologique et en comprimant le temps comme c'est le cas dans la crise actuelle, et renforçant cet effet de bouillonnement psychologique : « Il y a un autre facteur important, auquel en Allemagne nous ne prêtons pas toujours attention: c'est l'impression que fait l'Allemagne vue du dehors ; on jette le regard sur cette chaudière européenne, on y voit, entourée de nations qui ne bougent plus, un peuple toujours au travail et capable d'une énorme expansion physique ; huit cent mille Allemands de plus chaque année ; à chaque lustre, un accroissement presque égal à la population des pays scandinaves ou de la Suisse ; et l'on se demande combien de temps la France, où se fait le vide, pourra résister à la pression atmosphérique de cette population. »
La thèse des “Guns of January-February”, ou des “Guns of March” si la guerre traîne encore, par référence aux « Guns of August », est une thèse complètement intéressée. Effectivement, à défaut d'argument, de
La différence, n'est-ce pas, est que cela ne tient pas la route pour l'essentiel, qui est la dimension tragique de l'événement : Saddam n'est pas plus le Kaiser Guillaume qu'il n'est le chancelier Hitler, question puissance, ambition, poids géopolitique, capacité idéologique et ainsi de suite. Le fait est que Saddam n'est qu'un moucheron par rapport au reste qui veut sa peau, tandis que Guillaume et Hitler étaient des monstres de puissance qui ébranlaient le monde, et toutes les explications persiflantes de Rumsfeld et méprisantes de Perle sur les “armes de destruction massive” irakienne ne changent rien à l'affaire. Cela nous ramène au cas du “reste qui veut sa peau”, spécifiquement au cas de Washington emportée dans son déséquilibre pressant et virtualiste.
Certes, nous parlons de virtualisme à propos de Washington. Nous relevons ce que nous décrivions dans notre F&C du 23 décembre comme une « contradiction qui apparaît formidable entre l'emportement belliciste, l'appréciation que tout ce qui n'est pas la guerre comme perspective est “unthinkable”, et d'autre part une pusillanimité de plus en plus visible, avec notamment la poursuite des querelles fratricides internes, dans la préparation de cette guerre ». D'autres sources mettent en évidence ce contraste entre l'affirmation belliciste et l'attitude réelle, d'une prudence et d'une retenue parfois surprenantes, comme Brandon O'Neill sur le site Spike, et jusqu'à des analyses comme celle d'Alan Bock, estimant qu'il y a une une véritable politique concertée, ce qui est beaucoup moins notre sentiment.
Mais si nous parlons de virtualisme, il n'y a plus vraiment contradiction : le virtualisme est la création d'un univers artificiel à la place de l'univers de la réalité, une réalité fabriquée à la place de la réalité ; rien de plus normal qu'inconsciemment, on repousse toute possibilité que cette situation virtualiste, effectivement créée à Washington soit confrontée à la réalité avec les risques que cela comporte, — et la guerre est bien cette réalités, et elle est un risque considérable. Par “risques” nous n'entendons pas les pertes, ou la défaite, mais bien des événements qui bousculent l'ordre de la construction virtualiste.
Au contraire, une autre analogie qu'on a déjà rencontrée sort renforcée avec cette réflexion qui ramène l'administration GW à une comparaison avec la période d'avant la guerre 1914. C'est l'analogie avec l'Allemagne impériale qui nous conduisit à la guerre, que nous avons déjà évoquée à différentes reprises, que d'autres auteurs ont eux-mêmes évoquée (le plus intéressant à cet égard est le “Dr. Werther”, dont nous évoqué la thèse dans notre rubrique Notes de Lecture). L'analogie porte essentiellement sur la crise de la psychologie, moins sur les événements, et pas du tout sur la notion d'enchaînement automatique du à la mobilisation. (Nous ne croyons pas un instant que la concentration de forces US autour de l'Irak, d'ailleurs réduite pour l'instant par rapport au but affiché, crée un automatisme, ni qu'elle constitue une dépense insupportable imposant une guerre comme justification. Cette concentration fait partie du cadre général d'activités politico-militaires extrêmement fortes de la part des USA depuis plusieurs années. Il y a déjà eu des concentrations de forces autour de l'Irak sous Clinton, sans que l'issue en soit un conflit, notamment à l'automne 1999.)