Evidences cachées, contradictoires et irrésistibles

Faits et commentaires

   Forum

Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 4250

Evidences cachées, contradictoires et irrésistibles

4 août 2008 — Nous rassemblons quelques éléments pour poursuivre une réflexion générale, plus ou moins visible dans la succession de nos analyses, sur la situation du “système” et sur les possibilités de changement.

• Citons d’abord un lecteur, en commentaire de notre F&C du 30 juillet, sur le complexe militaro-industriel US et sur Robert Gates. Ce lecteur nous conseille de relire Peter Dale Scott (The Road to 9/11) et de nous référer au COG, – ou “Continuity Of Government”. Notre lecteur avance l’hypothèse que Gates fait partie du COG et que, partant, il ne peut être un réformiste pouvant mettre en cause le système. De même, dit-il, si Obama ne veut pas mettre en cause le système, il ne pourra pas être un “Gorby de l’Ouest” (référence évidemment à Gorbatchev).

«…Car en effet la question peut alors se poser :Gates fait-il partie du plan COG (Continuity of Government), ou au contraire devrait-il être vu comme un réformateur?

»Même type de question que pour Obama en somme. Est-il un produit du système qu'il ne remettra pas en cause fondamentalement, ou bien est-il un Gorby de l'ouest ?»

• Un autre élément que nous voulons proposer à nos lecteurs se rapporte à de très récentes déclarations de Obama, reparti en campagne, cette fois à Springfield dans l’Illinois (l’Etat dont il est le sénateur). Il s’agit d’une dépêche d’AP, reprise par RAW Story le 30 juillet, rapportant notamment cette parole d’Obama: «It's too risky not to change.» Puis d’autres citations et interventions du candidat démocrate, ainsi que des précisions sur l’atmosphère de la campagne.

«“These anxieties seem to be growing with each passing day,” Obama said on a campaign swing in this economically ailing battleground state. “We can either choose a new direction for our economy or we can keep doing what we've been doing. My opponent, John McCain, thinks we're on the right track.”

»That elicited boos from some of the 1,500 people who filled a Springfield high school gymnasium. When an AP-Ipsos poll asked the “right track, wrong track” question this month, 77 percent said they thought the country was on the wrong track. The same poll set President Bush's approval rating at 28 percent. Both were records for the AP-Ipsos survey.

»“It's true that change is hard, change isn't easy,” Obama said. “Nobody here thinks that Bush or McCain has a real answer for the challenges we face so what they're going to try to do is make you scared about me.”»

De Gorbatchev à Obama, en passant par Gates

Ce qu’on nomme “le système” a réellement investi le monde, avec la perte de contrôle du pouvoir qui s’ensuit pour les représentants de l’espèce, en l’occurrence les “hommes politiques”. Lorsque vous prenez les grands discours des dix-vingt dernières années des secrétaires à la défense US, vous ressentez toujours la même impression: celle d’un homme à l’extérieur de l’ensemble bureaucratique, “techno-humain” qu’il prétend diriger, luttant contre cet ensemble dont il est en théorie le chef, tentant de trouver un biais, un passage, une voie pour y entrer enfin, y exercer une traction, s’arc’bouter pour entreprendre un effort de restructuration dont on devine qu’il se transformerait vite, s’il réussissait, en un bouleversement qui pourrait entraîner une dynamique incontrôlable. (Etrange dilemme? Aujourd’hui le monstre est incontrôlée, demain une action de réforme brutale pourrait précipiter vers une autre dynamique incontrôlable? Dilemme de la couleur du temps.) Jusqu’ici, aucun succès, aucune voie n’a été trouvée.

En présentant la proposition Medvedev pour une nouvelle architecture paneuropéenne et transatlantique à l’OTAN le 28 juillet, l’ambassadeur russe Dimitri Rogozine a employé le néologisme de “technologisme” pour qualifier certaines actions occidentales en Europe que les Russes critiquent, – que ce soit l’élargissement de l’OTAN ou le système BMDE. Il faisait allusion à une sorte de “déterminisme technologique” qui serait le moteur caractéristique de la “politique” occidentale, qui serait en fait la simple description d’une situation où le système, assemblage de “système de systèmes” plus ou moins humains ou bureaucratiques, dont les références sont essentiellement technologiques, a bel et bien pris le pouvoir. (Confirmation.) La soi disant politique est alors l’entraînement de la simple dynamique de son poids, investissant sans buts politiques les domaines qui l’intéressent. La définition est absolument acceptable; elle montre que les Russes, instruits par l'expérience, comprennent bien des choses.

Que font les hommes, soi disant “hommes politiques” ou assimilés, au cœur de ce système? Quelle est leur responsabilité, leur duplicité? Nous avons bien du mal à envisager une réponse nette ou une réponse tranchée. A la lumière des expériences historiques de cette sorte (dont le communisme soviétique, simple esquisse de notre situation) mais aussi de ce que nous percevons aujourd’hui du fonctionnement du système, nous pensons qu’on trouve, en général, dans le personnel humain qui se place ou qui est placé au service du système des acteurs qui paraissent fermes et assurés tant que le système semble fonctionner de manière cohérente, mais qui se révèlent de plus en plus incertains, avec des attitudes de plus en plus contrastées et “doubles”, à mesure que le système accumule des circonstances déstabilisantes. Il y a aussi, cela apparaît surtout dans les périodes d’extrême exaltation, quelques robots ou quelques fous sans aucun état d’âme, prêts à suivre aveuglément le système, avec zèle et entrain; mais ils sont vite repérés et souvent rapidement épuisés; il semble bien que l’heure de “nos fous” est passée, après la période d’extrême exaltation de la séquence historique ouverte le 11 septembre 2001. (Les “fous”, – Cheney, les neocons – lesquels commencent à passer un sale quart d’heure puisqu’ils sont désormais la cible de Juifs Américains, las d’être assimilés à cette bande.) Le reste, c’est-à-dire l’essentiel, est donc fait de ce qu’on désignerait comme des hommes évidemment soumis au système, à la machine, mais qui se révèlent de plus en plus incertains, avec un espace mental et des penchants psychologiques qui les conduisent à des moments critiques, voire pour certains des moments de colère, – peut-être, des moments de révolte? Ce sont ces moments qu’il faut tenter de distinguer, avec l’appréciation de leurs effets possibles.

Lorsque notre lecteur parle de “Gates, homme du COG”, il y a nécessairement du vrai mais ce n’est qu’une partie de la réalité. Le “COG” lui-même n’est qu’en partie un “complot”; il est aussi une disposition classique, presque officielle, de l’Amérique de la Guerre froide, farcie de cette sorte de structures mi-officielles mi-clandestines. L’histoire des secrétaires à la défense est édifiante à cet égard. Même un Rumsfeld est un “homme double”, entre son discours du 10 septembre 2001 et son comportement très fortement suspect à l’égard des projets clandestins divers de l’establishment de sécurité nationale, tout au long de sa carrière et autour du 11 septembre, puis au cœur de la guerre contre l’Irak et de la mirobolante “guerre contre la Terreur”. Outre que nous ne sommes pas des juges, il nous semble raisonnablement impossible de poser un jugement précis et sans appel sur ces hommes, d’autant plus que nous nous trouvons dans l’“ère psychopolitique”, qui est nécessairement l’époque de la communication, avec une “réalité” soumise à une relativisation extrême, – pour ne rien dire de la “vérité”.

Il n’y a pas d’alternative de type “est-il ceci ou bien est-il cela” (“qui n’est pas avec nous est contre nous”). Il n’y a pas un Obama qui est “un produit du système qu'il ne remettra pas en cause fondamentalement, ou bien […] un Gorby de l'ouest”. Voyez Gorbatchev; à l’origine, lorsqu’il accède au pouvoir le 9 mars 1985, il est “un produit du système”; d’ailleurs il ne cessera jamais de l’être tout à fait et son intention ne sera jamais de détruire le système; à côté de cela, il est Gorbatchev, l’homme qui agit de l’extérieur du système, contre le système, et qui dynamite le système, qui le pulvérise, comme aucune attaque d’une force complètement extérieure n’aurait pu le faire. (C’est pourquoi la façon dont Gorbatchev lui-même raconte son épopée est souvent décevante, incertaine; c’est pourquoi, aujourd’hui encore, certains font de Gorbatchev un homme-complot du KGB, qui tenta de restaurer la puissance de l’URSS; ce n’est d’ailleurs pas faux, en un sens, dans le sens de l’intentionnalité de Gorbatchev; dans un autre sens, l’affirmation est ridicule car ce qui nous importe est le résultat historique de son action tel que nous l’observons, et ce résultat est absolument révolutionnaire. Inutile de dire qu’entre les deux versions interprétant Gorbatchev, nous apprécions, avec la considération à mesure, que l’une relève de l’anecdote obsessionnelle et l’autre de la grande Histoire.)

Gates est un homme du COG? Soit. C’est, plus sûrement encore, un homme de la CIA puisqu’il en fut le directeur. Et alors? Comme le KGB en son temps, la CIA est également “double”, d’ailleurs comme tout service de renseignement sérieux (MI6, DGSE, etc.). Il est connu que le KGB, d’une part était l’héritier et le prolongement de la matrice du système policier sanglant de liquidation de masse du temps de Lénine-Staline, la succession (dans l’ordre) Tchéka-Guépéou-NKVD qui installe le Goulag et machine la “Grande Terreur”, la Iéjovtchina de 1936-39 (du nom de Nicolas Iéjov, chef du NKVD de la période). D’autre part, le KGB était connu pour ses tendances libérales et réformistes, parce qu’il était par fonction et nécessité le plus ouvert des services du système sur la réalité hors-système. Evidemment, le parrain de Gorbatchev était Iouri Andropov, l’ancien président du KGB, lequel KGB supervisa les diverses invasions répressives (Hongrie 1956, Tchécoslovaquie 1968) et organisa la répression des “dissidents”; lequel Andropov était aussi un réformateur qui propulsa Gorbatchev, qui tenta d’empêcher l’invasion de l’Afghanistan, qui prépara l’ouverture de Gorbatchev vers Reagan. La même situation existe pour la CIA, qui organise les camps de torture et, en même temps, machine une NIE 2007 qui sabote la politique belliciste contre l’Iran. Gates est un homme de la CIA, – et alors?

Obama n’est pas un “Gorby de l’Ouest”, – not yet éventuellement, – qui le sait? Il n’empêche que certains propos, comme ceux que nous citons («It's too risky not to change») sont du pur Gorbatchev, ou, dit autrement, du pur Roosevelt. (Obama vaut par l’analogie FDR plutôt que par l’analogie JFK, celle-ci tribut de l’ignorance consternante, de la sottise militante et des phantasmes des commentateurs, soi-disant “spécialistes des USA” et autres philosophes médiatiques, type-Philippe Labro, qu’on trouve aujourd’hui en Europe, spécialement en France.) Si nous avons cité ces interventions d’Obama, c’est parce qu’elles montrent que le démocrate se trouve dans la situation incertaine que nous tentons de décrire, face à une Amérique elle-même dans l’incertitude psychologique, l’anxiété que nous tentons également de décrire parce qu’elle est un fait psychologique fondamental («“These anxieties seem to be growing with each passing day”»). Face à l’Histoire qui se déchaîne, pris dans ce système d’une puissance auto-bloquante inouïe et d’une puissance déstructurante inouïe (les deux à la fois), disposant d’une information aussi universelle qu’insaisissable dans son sens, nous ne croyons ni au complot général, ni à la révolte générale; nous croyons à l’incertitude, à l’anxiété (pour ceux qui sont dans le système comme pour nous), face à un déguisement si fou de la réalité qu’il finit par déstabiliser ceux-là même qui y participent. L’incertitude et l’anxiété sont les portes entr’ouvertes sur l’inconnu, c’est-à-dire aussi vers des actions inattendues, imprévues et soudain irrésistibles. Il est bon d'accepter ces traits psychologiques pour ce qu'ils sont: un poids certes, mais aussi une clef éventuelle.

Nous sommes dans un temps où plus rien d’assuré ne peut être dit sur l’essentiel des activités humaines. La seule chose assurée est la présence de ce système qui a échappé à tout contrôle et qui impose sa puissance à la fois déstructurante et nihiliste. Nous en sommes tous, nécessairement, ses complices et ses victimes; nous ressentons tous, à un degré différent et avec une force plus ou moins élevée, cette lassitude qui nourrit d’une façon cyclique la tentation de la soumission et cette énergie qui fait renaître régulièrement la résolution de la révolte. (La vraie différence est dans la conscience plus ou moins ouverte, plus ou moins fermée que nous avons de notre situation. Certains n’en ont aucune, certains l’ont exacerbée.) Aujourd’hui, tout peut arriver, y compris que Gates, ci-devant “homme du COG” et certainement “homme de la CIA”, soit maintenu à son poste en janvier 2009 et lance des actions qui déstabilise Moby Dick. (James Carroll demanda en 1998 au secrétaire à la défense William Cohen ce qu’il ressentait à son poste; Carroll transcrit ainsi la réponse de Cohen qui aime les images littéraires, Cohen à qui il arrive d’écrire des poèmes: «Il compara le Pentagone à un Moby Dick anarchique et frénétique, et lui-même à un capitaine Achab assommé, expédié sur le dos du cachalot blanc qui fonçait...»)

Nous sommes à une époque où, évidemment, Obama élu serait un homme récupéré, devenu totalement conforme au système; où, évidemment, Obama élu pourrait devenir un “Gorby de l’Ouest”… Nous sommes à l’époque des évidences cachées, contradictoires et potentiellement irrésistibles.