La souris du mois d’août

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La souris du mois d’août


9 août 2008 — D’une façon générale, il ne fait guère de doute, dans les appréciations des uns et des autres, que la Géorgie a déclenché le conflit en Ossétie du Sud. Cette reconnaissance, à l’Ouest, est contrainte ou gênée, parfois furieuse ou simplement réaliste, mais elle est surtout inévitable. Qui plus est, l’appréciation de l’action géorgienne n’est pas vraiment laudative, du point de vue froidement réaliste.

On donne ici l’analyse du Times, ce jour, parce qu’elle nous semble bien révélatrice. Le Times est loin d’être défavorable à la Géorgie, sa ligne éditoriale est animée d’une hargne anti-russe exemplaire pour les exigences de la vertu occidentaliste et américaniste courante, ses écrits relèvent en général d’une dialectique classique de la Guerre froide, – comme si nous y étions encore. Ce qu’écrit le Times est, dans ce cas, d’autant plus notable.

«It looks, in retrospect, like a ruse that went badly wrong. After days of heavy skirmishing between Georgian troops and Russian-backed separatist militias in the breakaway republic of South Ossetia, Mikhail Saakashvili, the Georgian President, went on television on Thursday evening to announce that he had ordered an immediate unilateral ceasefire. Just hours later his troops began an all-out offensive with tanks and rockets to “restore constitutional order” to a region that won de facto independence in a vicious civil war that subsided in 1992. (…)

»Mr Saakashvili, who took office in 2004 promising to restore Georgian rule over South Ossetia, appeared to have misjudged Moscow’s resolve, perhaps calculating that Vladimir Putin would not dare to respond militarily while he was in Beijing for the opening ceremony of the Olympic Games. (…)

»Upset by Georgia’s pursuit of Nato membership and angered by the West’s support for Kosovo’s unilateral declaration of independence from Serbia this spring, Moscow responded fast and with force. Russian fighter planes reportedly attacked military and civilian targets inside Georgia. Units of the 58th Army, including scores of tanks and armoured personnel carriers, rolled southwards across the Russian border into South Ossetia.»

Cette analyse d’une erreur de calcul du président Saakachvili est en général partagée par d’autres analystes britanniques, qui paraissent les plus avancés et paradoxalement les moins contraints de la communauté des experts occidentaux dans leur appréciation de la situation. La cause de l’erreur de Saakachvili pourrait bien être du genre psychologique classique pour cette sorte de dirigeant d’opportunité mafieuse, assumant que le soutien US, l’image de la puissance US, bref le spectacle virtualiste de la force sous toutes ses formes, feraient la différence. Le site Danger Room, s’arrêtant à l’importance du soutien et de l’aide militaires US à la Géorgie, rapporte cette confidence du ministre des affaires étrangères d’Abkhazi, Sergei Shamba, dès 2006: «The Georgians are euphoric because they have been equipped, trained, that they have gained military experience in Iraq. It feeds this revanchist mood… How can South Ossetia be demilitarized, when all of Georgia is bristling with weaponry, and it’s only an hour’s ride by tank from Tbilisi to Tskhinvali?»

Le Guardian d’aujourd’hui donne quelques réactions d’autres experts britanniques sur la situation. La thèse d’une “erreur de calcul” de Saakachvili (et des USA, par conséquent) est effectivement dominante: «Tom de Waal, of the Institute for War and Peace Reporting and an expert on the region, said: ''Clearly there have been incidents on both sides, but this is obviously a planned Georgian operation, a contingency plan they have had for some time, to retake [the South Ossetian capital] Tskhinvali. Possibly the Georgians calculated that, with Putin in Beijing, they could recapture the capital in two days and then defend it over the next two months, because the Russians won't take this lying down.”» Le Guardian conclut pour ce cas : «If Georgia calculated that Russia would be inhibited by Putin's presence at the Olympics, that soon backfired.»

Le plus intéressant dans cet article est certainement l’analyse qu’offre Jonathan Eyal, le directeur des études du RUSI (Royal United Services Institute). Eyal montre bien à la fois le penchant irrésistible de soutien des milieux anglo-saxons pour la Géorgie, pour partie par posture anti-russe avérée, et, plus récemment, et plus nettement depuis l’attaque contre l’Ossétie du Sud, l’agacement grandissant des mêmes Anglo-Saxons/Occidentaux à l’égard du comportement de Saakachvili. (Voir notre Bloc-Notes du jour.)

Les affaires sérieuses commencent

Avec la Russie, ex-URSS bien entendu, il y a un cas d’aveuglement très persistant et préoccupant des Occidentaux. On croirait leur pensée paralysée par la symbolique de la Guerre froide, et la révérence pour le statut moral et la stature de puissance légitime des USA qui accompagnaient cette puissance. L’aveuglement ne débouche sur rien d’autre qu’une politique unilatérale, basée sur le slogan, la contradiction d’une force abusive qui n’est même plus réelle et d’une peur incongrue qui est basée sur l’obsession, – une politique à la fois déraisonnable et sclérosée, qui va d’échec en échec malgré, ou à cause de l’étalage de la puissance vaniteuse et de la vanité de la puissance. Dans ce cas également éclatent les contradictions occidentales, placés devant les échecs d’un système proclamé en théorie comme immunisé contre l’échec.

Le conflit de l’Ossétie du Sud aujourd’hui est l’effet de cette tendance générale. Quelles que soient les événements locaux, les tensions régionales, les ambitions nationales, les manœuvres, les responsabilités ici et là dans ces conflits dont la complication renvoie à la référence des Balkans, il reste qu’il faut observer d’abord la grande tendance continentale et transatlantique qui a dominé les affaires européennes depuis la fin de la Guerre froide. Il s’agit d’une tendance expansionniste sans aucune autre justification que la dynamique de la puissance, appuyée sur une dialectique humanitaro-agressive, arrogante, manipulatrice, faite à la fois d’une propagande de la classe médiatique du jour et de références à un passé (la Guerre froide) dont l’histoire continue à être elle-même écrite par une autre propagande, notre propagande de l’époque. L’élargissement de l’OTAN, les projets d’y inclure la Géorgie et l’Ukraine, les accusations “humanitaires” contre la Russie, la grotesque affaire du réseau BMDE (anti-missiles), les “révolutions de couleur” montées de toutes pièces par une alliance entre des groupes de pression US privés et des équipes corrompues installées au pouvoir des anciens pays de l’Europe communiste, tout montre le déséquilibre grossier de cette politique occidentale prisonnière d’un système de puissance aveugle. Depuis 1989-91 et les promesses faites alors à Gorbatchev et aussitôt violées (maintien de l’OTAN en l’état contre la réunification allemande), l’Ouest a recherché un déséquilibre de pression selon une logique de système qui ne s’embarrasse d’aucune évaluation des conséquences de son action. Il a complètement ignoré les principes fondamentaux de la diplomatie créatrice pour établir des équilibres harmonieux à partir des réalités historiques, – et, certes, la “nation russe” est l’une des plus anciennes parmi les réalités historiques européennes. Le terme de tout cela, c'est, notamment et principalement aujourd'hui, la bagarre en Ossétie du Sud et en Géoprgie.

Voici donc, ce même aujourd’hui, l’Ouest déchiré entre la nécessité de promouvoir l’apaisement dans un conflit où il devrait avoir la neutralité de la puissance extérieure mais influente, où il se trouve en réalité lié aux ambitions d’un bandit installé au pouvoir par les manigances américanistes, où il se trouve prisonnier de sa propre dialectique anti-russe que personne ne parvient à contrôler. Même la logique interne de sa politique absurde (soutenir la Géorgie contre la Russie) serait impossible à assumer par l’Ouest puisque sa puissance militaire de plus en plus réduite est totalement mobilisée par d’autres combats aussi vains. Il est rare de rencontrer une situation stratégique générale en plein bouleversement, autant caractérisée par l’absurdité et l’aveuglement, que celle de l’Ouest dans cette aventure. On finit par penser que Stratfor a raison: «The most important reaction will not be in the United States or Western Europe.» (Autrement dit: que “l'Ouest” aille donc jouer avec cette poussière, selon le mot de Montherlant.)

Les Russes ont décidé de riposter, y compris en Géorgie même. C’est pour eux à la fois une évidence et une obligation. Pouvait-on croire que la Russie accepterait sans trop s’agiter le coup de force d’un Saakachvili? A quoi pensent ceux qui conçoivent la politique occidentale? Disons la chose autrement: pensent-ils seulement et existe-t-il une “politique occidentale”? Dans cette affaire, la Géorgie a pris le rôle fameux de “la souris qui rugissait”, appuyée sur la certitude, elle-même alimentée par diverses agitations de groupes de pression US incontrôlés, à la fois de l’impotence russe et du soutien actif des USA. Ajoutons-y la finesse, également inspirée par ces mêmes groupes de pression, de lancer l’attaque le jour de l’inauguration des JO, selon l’idée que les Russes seraient paralysés par l’événement et laisseraient faire. Toute la construction de l’affaire, qui ne peut être réduite au seul Saakachvili mais qui ressort des “laboratoires de pensée” US délégués en Europe, repose sur la même perception virtualiste de la situation du monde, activée par des manipulations sans nombre prises pour des manifestations de la réalité.

Certains jugent que la Géorgie tient une place privilégiée dans la dynamique du Pentagone; ce n’est certes pas à la hauteur de la position d’Israël pour le Moyen-Orient mais c’est le même principe: constituer un foyer de puissance déstabilisatrice pour entretenir dans une vaste zone stratégique une tension permettant, paraît-il, aux intérêts du complexe de se placer. Cela va de la vente des armes (le BMDE) aux pipe-lines pétroliers et, bien entendu, à l’insécurité des frontières russes. Il s’agit toujours de la même mécanique déstructurante du désordre, ou de l’expansionnisme aveugle dont les effets menacent évidemment tout le continent (y compris l’UE) en y installant une tension permanente. L’impuissance conceptuelle des Européens à percevoir cette réalité est un phénomène d’une puissance et d'une persistance remarquables.

Avec l’affaire de l’Ossétie, on arrive au terme de la “politique” aveugle de l’Occident, consistant notamment à lier le destin de ses grands principes aux destins de quelques bandits locaux. On peut certes réagir en chantant les vertus de la démocratie, dont Saakachvili est un chantre avéré, par exemple sur une travée du stade olympique de Pékin, déguisé en dalaï lama. Cela ne suffira pas parce que la Géorgie est à la frontière de la Russie et qu’ainsi les affaires sérieuses ont commencé.