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9 janvier 2003 — C'est une curieuse circonstance, nous dit le Financial Times du 7 janvier 2003. Nous en convenons, puisque voici Javier Solana, habituellement ouvert, souriant, presque patelin, soudain devenu sérieux, voire d'une gravité complètement inhabituelle. Il nous parle des différences culturelles entre deux sociétés, aujourd'hui, maintenant, — l'une est religieuse et l'autre séculière, et cela lui cause bien des soucis. Ce n'est pas du tout que l'une est chrétienne et occidentale, et l'autre islamique et sur notre Orient ; changement de point de vue : l'une est la société américaine, l'autre la société européenne.
« And despite rhetoric about the values that bind both sides of the Atlantic, Mr Solana says Europe and the US are growing further apart. The reason, he says, is a “cultural phenomenon”, one that goes beyond the pattern of US foreign policy swinging between unilateralism and multilateralism. This time the unilateralist pendulum is different. It is, says Mr Solana, being swung by religion.
» The US was increasingly looking at things as if in a religious context. “It is a kind of binary model,”says Mr Solana, reverting to language he used when he was a professor of solid-state physics. “t is all or nothing. For us Europeans, it is difficult to deal with because we are secular. We do not see the world in such black and white terms.”Although well aware of the strength of the religious right in the administration, Mr Solana is surprised at how religion has permeated the White House's thinking.
Nowhere is this more obvious, he says, than in the language used by the Bush administration since the September 11 attacks: with us or against us, rogue states, axis of evil, right and wrong, good and bad.
» “The choice of language on the two sides of the Atlantic is revealing,” »
Sans aucun doute, répétons-le, voilà le plus frappant. Solana est connu comme un homme arrangeant, un homme de compromis au sourire qui arrange les choses. Il ne nous a pas habitués à de telles déclarations. Ce qu'il nous dit est si énorme qu'il n'y a guère eu de commentaires (il en viendra, plus tard, des USA, où l'on note et où l'on n'oublie pas cette sorte de déclarations venue de gens qu'on estime acquis à la cause commune, — et l'on sait ce que parler veut dire dans ce cas). C'est un signe de notre temps historique : lorsque des choses importantes sont dites, — et qu'est-ce qui peut être dit d'important, sinon dans les relations entre les USA et l'Europe, entre les USA et le reste du monde ? — on détourne la tête et on fait silence. C'est ainsi, — les Européens sont, avec l'Amérique, devant une énigme qui a parfois des tours si menaçants, qu'on préfère souvent retourner à des occupations quotidiennes lorsque la réalité se fait un peu plus visible.
Il n'empêche, ce qui est dit est dit et ce qu'a dit Solana est confondant. Cela vient au moment où Tony Blair, le fidèle Tony Blair, ne dit rien d'autre à ses ambassadeurs promptement réunis à Londres ; il leur dit qu'il y a une “crise américaine” et que, peut-être, elle est plus grave que la “crise du terrorisme”, jusqu'à cette évocation où le PM verrait bien « the world splitting into rival poles of power; the US in one corner; anti-US forces in another ». Et, dans cette division où « the US in one corner », c'est-à-dire les US seuls, il faudra bien que les autres se situent.
Ces déclarations extraordinaires, venant d'hommes qu'on peut soupçonner de bien des pensées impies mais certainement pas de l'impie parmi les impies (l'antiaméricanisme), signifient que, si personne ne commente tout le monde y pense, et qu'un sentiment identique ne cesse d'enfler dans les réflexions intimes.
Et Solana en rajoute. Il transcrit cette extraordinaire “différence culturelle” qu'il a débusquée en une réalité politique, qui concerne la crise qui requiert tous les jours notre attention. C'est même à ce propos que les réflexions gravissimes lui sont venues : l'homme de l'action politique et bureaucratique (l'“homme de terrain”, dit-on) en est venu à ses constats intellectuels sous la poussée de “la force des choses”. Le phénomène a pris son temps pour incuber. Il est désormais aussi solide que du roc. Il entérine une extraordinaire incommunicabilité pour des gens qui copinent et se jurent fidélité et bonheur en commun depuis un gros demi-siècle.
« For the Bush administration, [Solana] says, the September 11 attacks were an act of war and an expression of evil. Europeans, who unreservedly condemned them, saw the attacks through a different lens: as the most extreme and reprehensible symptom of political dysfunction, operating from within failed states such as Afghanistan.
» “What for the US is a war on terrorism, for Europe is the fight against terrorism,” he says. The Europeans, continues Mr Solana, have tried to persuade the US to move beyond this binary view of the world by going through multilateral institutions, in particular the United Nations, to explore and exhaust diplomacy before deciding to launch a military attack against Iraq.
» While that binary view has been compromised by North Korea — where in the face of outright aggression Mr Bush has chosen negotiation over confrontation — Mr Solana senses Washington will stick to its black and white world view. The moral certainty of religious America, he argues, is difficult to replicate in a largely secular Europe. A religious society, he theorises, perceives evil in terms of moral choice and free will while a secular society seeks the causes of evil in political or psychological terms.
» Just as important, the White House world view has enormous implications for foreign policy. It explains why US and European foreign policy — when the Europeans actually manage to achieve a united stance — are often so far apart. The US, for example, sees terrorism as the overriding threat to international security and order. This partly explains why the Bush administration, backed by an influential Israeli lobby, is unwilling to deal directly with Yassir Arafat, the Palestinian leader. Many in Washington see him as a terrorist; and the Europeans, by trying to keep a door open to the Palestinian leadership, are often accused of being anti-Semitic or even supporting terrorists.
» “We just have a very different political analysis over how to deal with Arafat or indeed Iran, where we try to pursue engagement rather than isolation,” says Mr Solana.
The differences go further. Europeans argue that terrorism is one of many threats that also include poverty, regional conflicts, diseases and climate change. And unlike the US administration, they also talk about conflict prevention, crisis management — such as in the Balkans — and sustainable development as ways to increase security. »
Le problème est d'une ampleur et d'une profondeur prodigieuses. Ce que dit Solana, in fine mais pas loin d'ouvertement, c'est que le “choc des civilisations” est bien West versus West. Et alors, que va-t-on faire ? Continuer comme si de rien n'était, en affichant nos soi-disant “valeurs communes”, usées jusqu'à la corde, dont la journaliste du FT (Judy Dempsey) fait une allusion avec une pudeur qu'on comprend, en passant vite fait sur le “concept”, et expédiant le tout sous une expression qui en dit long (« rhetoric about the values »).
Nous aurions bien des réserves sur la catégorisation offerte par Solana (une société religieuse versus une société séculière). Nous pensons qu'il faudrait appliquer à cette appréciation la finesse, le refus du “noir et blanc” dont Solana nous dit qu'ils sont l'apanage de l'esprit européen, qu'il n'y a pas un esprit religieux contre un esprit non-religieux, que la religiosité américaine laisse si terriblement à penser qu'elle mériterait qu'on s'y attache au-delà de la question de la religion, que le sécularisme européen laisse également à penser et qu'il y a là aussi matière à étude. Par contre, sur l'essentiel, sur l'opposition entre un état d'esprit absolu et un état d'esprit relatif, — certes, nous y sommes.
Nous n'avons pas fini d'entendre rouler le tonnerre que constitue, dans les milieux du pouvoir en Europe, la reconnaissance, progressive mais tragique, de ce qui est le principal, le seul problème de la crise de notre temps historique.