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Il faut lire l'éditorial de Carlton Meyer, éditeur du site G2mil, dans son édition de mai 2001. L'hypothèse principale qu'il soulève pour expliquer l'incident qui aboutit à l'aterrissage en catastrophe du EP-3E de l'US Navy sur l'île de Hainan, le 1er avril, est particulièrement intéressante: provoquer une crise qui mettrait en évidence l'importance des porte-avions de l'US Navy, à l'heure où l'avenir de ces navires semblent menacé par l'étude pour la réforme stratégique (Strategic Review) encours au Pentagone. Sans pour voir trouver matière à confirmation de quoi que ce soit, il faut garder ces réflexions à l'esprit; il faut surtout noter combien elles ne semblent nullement fantaisistes ou exagérées. Il y a là le résultat de l'extraordinaire changement de statut et de puissance des chefs militaires américains sous l'administration Clinton. C'est surtout le cas des CinCs (Commander in Chief, ou commandants en chef de théâtres extérieurs, comme le Pacifique, l'Atlantique, l'Europe, etc). La faiblesse de l'administration Clinton a permis à ces chefs régionaux de s'approprier un rôle de véritable vice-roi, s'abstenant en général de rendre compte de leurs initiatives au pouvoir civil, et parfois aussi, au pouvoir militaire central au Pentagone. (Outre l'éditorial de Meyer, également présent dans notre rubrique Nos Choix, on trouve dans cette rubrique le lien d'un article d'Edward Luttwak donnant des indications, recoupées par Meyer, sur la situation et l'action de l'amiral Blair, CinCPAC, c'est-à-dire “vice-roi” du Pacifique depuis plus d'un an. Cette situation de l'autonomie des CinCs nous a été confirmée par une source diplomatique française travaillant dans le domaine diplomatico-militaire européen: «L'autonomie des commandants en chef de théâtre a pris des proportions stupéfiantes sous Clinton. Littéralement, plus personne ne contrôle directement ces chefs.») C'est un facteur extrêmement grave de déstabilisation potentielle, dans une situation internationale de plus en plus tendue, avec une pression médiatique constante et un establishment washingtonien très prompt à demander l'utilisation de la force. L'une des tâches principales de Rumsfeld, aujourd'hui, est de restaurer le contrôle civil au Pentagone, comme il l'a expressément déclaré très récemment. Cela inclut la question des acquisitions, des nouveaux programmes, de la gestion, etc, autant que cette question encore plus délicate parce qu'extrêmement politique des pouvoirs de décision que s'arrogent les commandants de théâtre dans des affaires engageant la sécurité des États-Unis.
Le 2 mai, GW Bush annonce le lancement du systéme anti-missile (MDS), dont on sait depuis plus d'un an qu'il sera la priorité d'une éventuelle administration GW Bush. Cette priorité avait été confirmée peu après l'installation de l'administration. Le déploiement médiatique est considérable pour annoncer la nouvelle, qui n'en est pas vraiment une, qui reste dans le vague sur les modalités et les détails du projet. Il y a ainsi une certaine impression d'urgence de réaliser ce programme, y compris avec des dimensions (et des investissements) considérables, contrastant avec une impréparation et une imprécision considérables sur les modalités de développement, les systèmes constitutifs de l'ensemble, etc. Dans ces conditions, la thèse notamment développée par le Los Angeles Times est intéressante: il s'agirait, pour l'administration GW Bush, de mettre en place des éléments fondamentaux du système avant les élections de 2004, pour verrouiller ce qui deviendrait le legs de cette administration et ce qui est considéré comme le projet fondamental du parti républicain. Cette thèse ne laisse guêre de place aux alliés, qui sont pourtant concernés au premier chef dans cette affaire puisque le MDS doit être un réseau global, assurant leur protection au même titre que celle des USA. GW Bush promet beaucoup de consultations avec ses alliés dans cette perspective. Les réactions sont à la fois prudentes et retenues. Les alliés sont placés devant un fait accompli gracieusement présenté, dont ils ne savent rien puisque les auteurs eux-mêmes en ignorent à peu près tout, et qui va jouer un rôle majeur sur la scène stratégique internationale alors qu'il s'agit d'abord d'une affaire de politique intérieure, et de politique politicienne.
Intéressante page dans le supplément “Livres” du Monde du 3 mai. Un titre: «Les enfants de la guerre froide», une chronique consacrée à un Russe (Viktor Pelevine pour Homo Zapiens) et un Américain (Michael Collins pour Les Gardiens de la vérité). L'intérêt de cette chronique sur deux romans parus parallèlement, et qui expriment un état d'esprit désespéré assez semblable, est justement de les rassembler dans une appréciation politique commune. Comme l'écrit l'auteur Raphaelle rérolle, et c'est une phrase mise en exergue, «[d]ans des styles radicalement distincts, le Russe Viktor Pelevine et l'Américain Michael Collins dressent le tableau lugubre de deux empires au bord du chaos». Par rapport à l'appréciation conformiste, à l'interprétation officielle, cette remarque est bien étonnante; si l'on comprend bien, issus de la guerre froide («enfants de la guerre froide»), voici les «deux empires au bord du chaos», c'est-à-dire l'URSS et les USA; pour la première, ce n'est pas une nouvelle; pour les seconds, c'est beaucoup plus inattendu tant on est habitué à entendre louer la puissance, la prospérité, l'exceptionnalité, l'unicité sans exemple ni précédent du cas américain. Une fois notre étonnement, tout de convention, dépassé, il faut convenir que l'idée n'est pas mauvaise; que, derrière les propagandes étourdissantes, cette interprétation-là, des deux écrivains, rend le son de la vérité. L'absence de sens et l'individualisme nihiliste, la folie hystérique du gain, l'égoïsme, l'ignorance complète du monde extérieur alors qu'on s'en affirme le leader et l'inspirateur, le refus des responsabilités, tous ces traits politiques qui caractérisent les USA aujourd'hui, peuvent effectivement annoncer, voire simplement illustrer une forme de chaos qui, en perspective, et, dans tous les cas, dans ses conséquences à long terme, vaudra bien celle qui a frappé l'URSS en 1989-91. Du coup, la capacité de l'artiste à sentir, qui caractérise ces oeuvres littéraires, devient une vertu politique rare dans des temps obscurcis par la propagande. L'analyse politique devrait avoir l'esprit de s'informer plus souvent qu'elle ne fait, auprès de telles sources. Elle s'y retrouverait un peu plus.
Les USA battus à l'ONU, et encore, dans la prestigieuse Commission des droits de l'homme, celle dont la grande dame de la présidence, Eleanor Roosevelt, fut la véritable “marraine” en y étant la première représentante américaine: c'est une grave défaite de prestige et de symbole, dans une époque où ces valeurs de représentation (prestige et symbole) sont un attribut essentiel de la manifestation de la puissance. L'événement a d'ailleurs été ressenti de cette façon à Washington, personne ne s'y est trompé. Il est aussitôt interprété symboliquement, comme une marque symbolique et solennelle de la défiance et de l'irritation du reste du monde devant la politique américaine, parfois brutale, souvent irresponsable, toujours unilatérale. Il y a beaucoup d'émotions, d'exclamations, de vociférations dans les réactions américaines; on ne peut pour autant écarter ce constat, qu'on doit faire avec sang-froid pour mieux en mesurer l'importance: les USA vont devoir choisir, et, cela, très rapidement; entre assurer avec responsabilité un leadership qu'ils réclament à corps et à cri comme étant un dû évident, et poursuivre une attitude marquée par l'irresponsabilité et bientôt promise à susciter contre eux des rassemblements tels qu'ils devront sérieusement considérer le repli sur la dimension continentale.