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1524Ce livre, publié aux États-Unis en 1989 et en France en 1991, est malheureusement épuisé en France mais disponible dans sa version originale américaine; précision indispensable parce que, pour tout lecteur cultivé et qui veut disposer des éléments principaux et originaux pour comprendre l'histoire de notre temps, le livre de Eksteins est quelque chose de complètement nécessaire. (Mais une recherche de la version française chez les bouquinistes, par les canaux d'Internet, vaut d'être faite.)
Le sacre du printemps se réfère, à la fois historiquement et symboliquement, au ballet de Stravinski du même nom; et, plus précisément, à sa première parisienne de mai 1913, donnée par les Ballets Russes de Diaghilev, avec comme danseur-étoile l'éblouissant Nijinski. « A Paris, l'incertitude règne », écrit en 1913 Jacques-Emile Blanche, cité par Eksteins. Effectivement, la capitale, comme la France elle-même, doute, s'interroge sur son déclin, réfléchit sur sa décadence, comme les Français semblent voués à le faire quasi-éternellement, — sans, pour cela, que s'éteigne effectivement leur influence, au contraire comme si cette influence en était revigorée. (La puissance française, par une sorte d'influence “en négatif”, comme le négatif d'une photo, n'a-t-elle jamais un plus grand rayonnement qu'à la lumière diffuse d'une soi-disant décadence ? Hypothèse qui serait un paradoxe bien français, qui mériterait quelque réflexion.) Pendant ce temps, l'Allemagne explose en une sorte d'orgie intérieure de modernisme, paradoxalement là aussi, au coeur d'un empire qu'on jugerait un peu vite et superficiellement comme réactionnaire et archi-conservateur.
Finalement, le Sacre de Stravinsky, avec le couple (au propre et au figuré) Diaghilev-Nijinski, est plus, dans sa signification artistique, le symbole de cette Allemagne exaltée que de la France où il est créé. (Pourtant, c'est la France qui gardera le souvenir du Sacre et Paris en reste l'écrin. D'ailleurs, c'est bien cette référence que les traducteurs d'Eksteins ont choisi pour son livre, le titre de l'oeuvre de Stravinsky n'apparaît pas dans le titre original.)
Ces quelques remarques permettent de montrer également combien l'oeuvre d'analyse et d'appréciation sensible de Eksteins est aussi, fondamentalement, envisagée en fonction de l'élément capital de la culture, qui est perçu comme un révélateur politique de première importance des grands mouvements humains.
La thèse de Eksteins est, principalement, que ce formidable, ce tragique et terrible événement de la Grande Guerre ne fut pas du tout ce qu'on en a fait. La Grande Guerre fut, pour l'Allemagne, une sorte d'accomplissement apocalyptique d'une volonté à la fois culturelle et politique de rupture fondamentale et générale, d'où aurait dû sortir une civilisation nouvelle, une rupture qui mélangeait en une terrible explosion de fer et de feu le legs du pangermanisme et du Kulturkampf de Bismarck. Cette volonté de rupture allemande s'exprime dans une attention passionnée apportée à tout ce qui est modernisme et révolutionnaire dans les arts et les moeurs de ce début du XXè siècle (les homosexuels avaient leur association et leur place dans l'Allemagne du Reich de Guillaume) ; parallèlement, les thèses prédatrices et “suprématistes” du pangermanisme, plus fondées sur la supériorité de la race allemande que sur la discrimination raciale, fournissent un terrifiant moteur de guerre et de destruction. Contre cette marée qui accueille avec une joie extraordinaire la nouvelle de la déclaration de guerre, à l'image du peuple allemand (jusqu'aux socialistes inclus) qui ne laisse de choix à l'Empereur que de s'y jeter, Eksteins place en priorité l'Angleterre, défenderesse des valeurs bourgeoises. (Eksteins n'accorde à la France, dans la Grande Guerre, qu'une place conceptuelle annexe, et ce pourrait être, selon certains points de vue, la seule faiblesse de sa thèse. Comme si la France n'avait pas fait cette guerre, elle qui y sacrifia plusieurs générations et y obscurcit son destin pour au moins un demi-siècle ; ou bien, alors, la France fait-elle une autre guerre, en faisant la Grande Guerre ? Et, dans ce cas, la thèse de Eksteins qui fait peu de place à la France est moins injustifiée qu'elle peut apparaître à certains.)
De même, la défaite de 1918, avec ses ambiguïtés si bien relevées dès 1919 par Keynes (Les Conséquences économiques de la paix) et 1920 par Bainville (Les conséquences politiques de la paix), — cette défaite ne fut-elle pas pour l'Allemagne un motif supplémentaire d'exaltation, d'affirmation passionnée de la différence allemande, de sa puissance nullement réduite ? Dans les attitudes, les jugements, les écrits passionnément nationalistes de ses intellectuels de cette période (dont Thomas Mann, qui changea bien ensuite), on sent bien que l'Allemand juge que le combat n'est pas fini. (Hitler écrit Mein Kampf en 1923, cela ne doit vraiment rien au hasard.) Cette atmosphère de 1918 à 1923-24 a été analysée avec attention par Henri Massis, dans son Défense de l'Occident (1926), où il constate l'esprit enfièvré et l'ivresse des sentiments de l'Allemagne vaincue, son refus d'être plus longtemps partie de l'Europe, sa volonté de se tourner vers l'irrationalité orientale, sa volonté de rupture plus forte que jamais.
Brièvement, enfin, parce qu'on ne peut trop s'attarder à ce livre qui mériterait des pages et des pages de réflexion, — quels sont les grands apports d'Eksteins ?
• Il a su, encore mieux que les historiens classiques qui avaient déjà distingué comme facteur essentiel la filiation entre les deux Guerres mondiales, établir d'un point de vue culturel et psychologique fondamental ce fait : la Deuxième Guerre mondiale est enfantée directement par la Grande Guerre, elle en est sa progéniture par la culture et la vision du monde ; et alors, la Grande Guerre est l'expression tragique et sublimée d'une nouvelle vision du monde, révolutionnaire, chaotique, elle-même tragique, et cette vision du monde accomplie dans le radicalisme confinant à l'extase ou à la folie d'une Allemagne surgie d'un XIXe siècle où tout se met en place pour ce destin terrible. Pour Eksteins, Hitler n'est pas un accident ou le simple produit des crises allemandes des années 1920 et 1930 mais l'aboutissement d'un processus né dans la deuxième partie du XIXe siècle.
• Pour revenir à la remarque déjà faite, Eksteins a, peut-être plus indirectement et inconsciemment que de façon argumentée et logique, mis à sa place réelle la France, dans le concert européen de ces décennies, où la symphonie devient la cacophonie des nouvelles mesures du modernisme. L'apparent déclin/décadence française face à l'Allemagne emportée dans ses folles exaltations et à l'Angleterre représentant la résistance du monde bourgeois, n'est-il pas l'inévitable abstention de la mesure et de l'équilibre dans cette période de démesure et de déséquilibre ? Cinquante ans plus tard, avec la France gaullienne indépendante et souveraine, face au Royaume-Uni et à l'Allemagne soumis au système américaniste, l'idée vaut d'être retenue. Ainsi, malgré l'horrible défaite de 1940 et Vichy, la France aurait été le pays qui, au long d'un siècle de folie, et parce qu'elle envisagea la Grande Guerre comme une bataille de défense de sa culture et de ses traditions plus que comme une bataille idéologique, aurait le mieux tiré son épingle du jeu.
• L'historien Eksteins dégage d'une façon magistrale le poids de la culture, et de l'art lui-même, dans ces périodes de rupture, dans la politique et la conception nationale, dans l'organisation et l'évolution de la société, dans l'évolution des psychologies. A la lumière de son travail, le XXè siècle, dans tous les cas sa partie jusqu'en 1945, a une allure bien différente que la vision conformiste qui nous en est généralement offerte.
• Eksteins donne une vision saisissante de la Grande Guerre, où l'absurdité et la monstruosité de la boucherie des tranchées prennent des couleurs nouvelles, transcendées par l'ivresse et l'emportement initiaux, puis transformées par l'évolution incroyable des mentalités et des psychologies. Ce n'est pas un monde ou une civilisation qui disparaissent ; ce monde et cette civilisation sont littéralement hachés, broyés, pulvérisés, ils disparaissent et se volatilisent corps et bien sans qu'on sache s'ils ont mérité ce destin. Ainsi la Grande Guerre est-elle le conflit d'une rupture absolument sans exemple, qui va introduire le désordre et l'instabilité, et dont, finalement, nous sommes encore comptables. Ainsi l'historien assigne-t-il de facto sa place à l'événement : la Grande Guerre est l'événement fondamental de la rupture de l'ère moderne, l'événement fondamental du XXe siècle.
Le Sacre du printemps, 494 pages, Plon, Paris 1991. En version américaine originale: The Great War and the Birth of the modern Age, Highton Mifflin Co, Boston, USA, 1989.
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