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Après la guerre en Irak, une visite malheureuse de Blair à Moscou (le 29 avril) et diverses déclarations du Premier ministre britannique sur la nécessité de l'unipolarité dans les relations internationales, voici quelques réflexions sur la démarche intellectuelle britannique, sous-tendant actuellement la politique d'alignement sur les USA. L'hypothèse est qu'on voit là l'application classique d'une obsession britannique depuis la fin du XIXe siècle : la sauvegarde de l'Empire.
En fait, Blair ne ferait qu'appliquer la consigne édictée en 1877 par Sir Cecil Rhodes (et renouvelée par l'Anglo-Américain Churchill en 1941) de sauvegarder l'Empire en “manipulant” les USA dans ses propres ambitions impériales au profit de la puissance britannique. La question où l'on aboutit est de savoir qui, exactement, manipule qui.
Le parcours de Tony Blair doit être suivi avec attention. Sa fréquentation de l'hégémonie américaine, qu'il juge nécessaire et qu'il cherche à rendre historiquement juste, nous montre la mécanique de la perversion de l'esprit britannique.
On a déjà évoqué le catastrophique voyage de Tony Blair à Moscou le 29 avril. On s'intéresse par ailleurs (voir notre rubrique de defensa) à une déclaration de Tony Blair qui va nous servir dans cette analyse, prise sous un autre angle qui permet un autre éclairage. (Cette déclaration à Moscou prolonge un discours de Blair la veille, en fait exprime la pensée du PM sur la question des relations internationales.) Cette déclaration est présentée dans deux textes de The Independent, du même 30 avril :
• Premier texte : « The Prime Minister warned of the “real danger” to the international community if it did not put behind it divisions caused by the Iraq conflict. “I think that it tan be made to work but it requires goodwill and it requires a real vision and acceptance that this strategic partnership is the only alternative to a world which would break up into different poles of power, acting as rivals to one another with every single dispute in the world being played off against these different poles of power. That is a real danger for our world.” »
• Second texte : « A grim-faced Mr Blair said: “I don't think there is any point in trying to gloss over the differences there have been.” Renewing his attack on France, he warned that there was “a real danger for our world” if it broke into “different poles of power, acting as rivals”. The Prime Minister's repeated criticism of France has further soured ties between London and Paris, which is furious at Mr Blair’s suggestion that it wants to break the transatlantic alliance. »
Nous tentons d'analyser les conceptions derrière ces déclarations de Tony Blair. Nous jugeons ces déclarations très significatives, sinon très importantes, mais significatives et importantes de façon inconsciente, sans la moindre préméditation pour la dimension développée ici. La déclaration Blair est autant un prétexte qu'une base de départ de notre réflexion. Nous développons notre analyse en partie sous forme hypothétique, mais d'une hypothèse que nous croyons fortement confirmée par le débat, les péripéties, les psychologies des acteurs principaux, tout cela à Londres depuis le 11 septembre 2001.
Nous allons rapidement détailler les principaux éléments que nous conservons des citations faites plus haut.
• Tony Blair tient la puissance hégémonique américaine comme un fait inéluctable, contre lequel il est déraisonnable de s'insurger, voire même de tenter de le freiner (c'est-à-dire de résister).
• Il juge que cette puissance est la seule capable d'assurer l'ordre du monde, donc qu'il est encore plus déraisonnable d'entraver sa marche.
• Enfin, il juge que l'établissement, ou la tentative d'établissement d'un (ou de plusieurs) autre(s) pôle(s) de puissance, serait non seulement déraisonnable, mais « a real danger for our world ».
Il y a une logique derrière ces appréciations, qui ne peuvent être prises comme de simples parcelles d'un discours d'adaptation temporaire à une situation. Cette logique renvoie à une véritable conscience de la supériorité anglo-saxonne, idée qui affleure souvent chez Blair, appuyée par un messianisme religieux très fort chez le Premier ministre (Blair est jugé comme le Premier ministre britannique “le plus religieux” depuis Gladstone), enfin à l'idée que la poussée impérialiste anglo-saxonne (plutôt qu'américaine) actuelle est de type libéral et progressiste. Ces idées forment un pan essentiel des conceptions de Blair et de certains dirigeants ou milieux d'influence au Royaume-Uni ; cette tendance transcende les limites partisanes et se retrouve chez certains travaillistes comme chez certains conservateurs. A côté de ces conceptions anglo-saxonnes et impérialistes “éclairées”, Blair a des conceptions réellement européennes. Il considère qu'il n'y a pas d'effet destructeur entre ces deux axes de pensée, que le premier n'influe pas sur le second sinon de façon bénéfique, — c'est-à-dire que l'Europe serait d'autant plus favorisée si elle bénéficiait de l'hégémonie et de l'influence anglo-saxonne.
Le cas ne peut être enfermé dans le simplisme ou l'anathème. Blair ne peut être tenu, comme une Thatcher, comme un “néo-impérialiste“ britannique, irrémédiablement retranché dans un pro-américanisme exclusif. Le cas Blair est donc d'autant plus intéressant, et il mérite l'étude. Sa dimension européenne n'est pas feinte, et il existe des circonstances où elle pourrait devenir majoritaire dans ses conceptions (ce fut le cas in fine lors de l'épisode de Saint-Malo). Pour l'instant, il nous semble incontestable que la conception hégémonique et anglo-saxonne domine. C'est ce que nous allons tenter d'expliquer et de comprendre.
Il y a d'abord l'idée qu'on pourrait résumer selon la formule de 1’“empire par substitution”. Cela forme le fondement d'une politique britannique depuis plus d'un siècle, dans des milieux qu'on pourrait qualifier de “néo-impérialistes”, — même si les premiers “néo” apparaissent alors que l'impérialisme (l'Empire) britannique originel existe toujours. Nous avons récemment rappelé cette chronologie (Volume 18, n°13, rubrique de defensa), et nous en citons un passage pour rappeler brièvement le cas :
« En 1877, Sir Cecil Rhodes constitua une société semi-secrète d'influence formée de membres de l'élite conservatrice britannique. ...] L'un de ses buts affirmés, quasiment statutaire, était “the ultimate recovery of tire United States of America as an integral part o f British Empire”. C'est un peu ambitieux — mais l'idée resta en se transformant : manipuler les USA pour protéger la puissance de l'Empire britannique, puis du Royaume-Uni lui-même lorsque l'Empire eut disparu (tiens, — en grande partie sous l'impulsion américaine ; l’esprit tory n’y a jamais vu la moindre contradiction). Churchill fut le héraut de cette soi-disant stratégie, qu'il justifiait par la perspective d'une domination anglo-saxonne du monde. »
Non seulement cette idée persiste aujourd'hui mais elle s'est radicalisée en se transformant. L'envolée soi-disant impériale des États-Unis devient une envolée anglo-saxonne, celle-ci devient quasiment britannique. (Cela dans des milieux “paléo-conservateurs” et “néo-impérialistes” britanniques.) Voilà “l'empire par substitution”.
Sir Cecil Rhodes est-il content ? Il réclamait la “réintégration” des USA dans l'Empire, et non pas que les USA devinssent un “empire de substitution”. De “réintégration” à “substitution”, il y a une évolution considérable, jusqu'à proposer le contraire : dans un premier cas, les USA redeviennent anglais, dans le second l'empire américain est proclamé britannique sans autre argument que la fiévreuse conviction de cousins défavorisés.
Il faut montrer comment cette évolution de substitution s'est faite. Il nous semble extraordinaire qu'une certaine partie de l'élite britannique en vienne à prendre comme une sorte de résurrection de l'empire britannique ce qui se passe aujourd'hui du côté américain, et que, par conséquent, — car il y a évidemment un rapport de cause à effet, —Tony Blair en vienne implicitement à applaudir, dans tous les cas à accepter le monde unipolaire que représente manifestement l'Amérique en train de soumettre le monde. Il nous paraît intéressant de suivre l'évolution de la pensée britannique à l'égard de l'empire.
II existait, au XIXe siècle, une véritable pensée qu'on qualifierait à la fois d'exclusiviste et d'isolationniste, de l'empire britannique. Le Royaume-Uni était perçu par ses propres historiens et sujets comme étant dans une situation de “splendide isolement”. L'immense empire britannique n'assurait pourtant pas au Royaume-Uni une position “impériale” (de domination) sur ce qui continuait à être le centre de la puissance du monde (l'Europe), — sans parler des États-Unis, qui se développaient de leur côté, et en parfait antagonisme avec le Royaume-Uni (guerre en 1812, opposition à diverses occasions, prise de position de Londres en faveur de la confédération en 1861, frôlant les hostilités avec le Nord). L'Empire britannique n'assurait nullement un empire sur le monde, mais plutôt un empire sur les voies de communication navale.
Le rôle des Britanniques en Europe fut, à diverses reprises au XIXe siècle, bien en deçà des responsabilités que leur prétendue puissance aurait dû leur imposer. Tocqueville rapporte avec une irritation non dissimulée, dans ses Souvenirs, pour les années 1848-49 où il fut ministre des affaires étrangères, le comportement irresponsable des Britanniques dans une crise impliquant l'Autriche-Hongrie, l'Italie et la Russie. La France avait jugé de son devoir vis-à-vis de l'équilibre collectif des puissances d'y prendre le rôle central de bons offices. Elle espérait avoir le soutien du Royaume-Uni, dans la même position de neutralité ; elle n'obtint que des protestations d'engagement moral auprès de la partie jugée “opprimée” (l'Italie) dans cette crise. Plus tard, alors que la Prusse attaquait et battait l'Autriche-Hongrie puis la France, puis ensuite, devenue empire allemand, régnait en maître en Europe, provoquant un désordre et un déséquilibre qui conduiraient à la Grande Guerre, le Royaume-Uni s'abstint de la moindre intervention alors qu'une juste appréciation et une appréciation responsable de sa puissance lui en auraient fait obligation. (Cette politique irresponsable britannique s'était conjuguée un temps à la politique aveugle de Napoléon III implicitement soutenue par la gauche française (curieuse conjonction) pour laisser faire la Prusse en 1849, en 1863 et en 1866, jusqu'à Sadowa.)
En 1914, ce fut différent. Les Britanniques durent intervenir pour éviter le développement d'un géant continental, un nouveau Napoléon Ier. On voit néanmoins la trace, même à cette époque, après des années de montée vers la situation de conflit, de la position exclusiviste et isolationniste signalée plus haut : si l'armée britannique se montra au début du conflit très mal préparée, c'est parce que tout effort d'adapter à la guerre continentale une armée presque exclusivement orientée vers les colonies se fût heurté, dans l'immédiat avant-guerre, à une opposition politique féroce.
On comprend que la philosophie et le caractère nés des conceptions exclusivistes et isolationnistes, et qui entretiennent dans un sens très particulier l'état d'esprit impérial anglais, sont une représentation plus qu'une réalité. Ils purent se développer sans mal parce qu'un équilibre existait au niveau continental, auquel d'ailleurs le Royaume-Uni participait indirectement, par sa simple existence et l'existence de sa puissance. Quand cet équilibre commença à vaciller sous les coups de la montée en puissance de l'empire allemand, à partir de 1871 et surtout à partir des années 1890 et du départ de Bismarck, le Royaume-Uni dut s'engager sur le continent. Il le fit avec son partenaire naturel à cet égard, la France, essentiellement grâce à un homme, le Prince de Galles devenu Edouard VII. L’“Entente Cordiale” de 1903 impliquait qu'on enterrât les querelles coloniales franco-britanniques qui allèrent jusqu'au risque de guerre (crise de Fachoda de 1901), au profit de l'alliance continentale, — et cela nous donne une bonne approche, jusqu'à l'extrême, de la situation générale, pas loin de la situation actuelle : en même temps et avec le même pays (la France), le Royaume-Uni est proche de la guerre s'il choisit la perspective impériale, et dans l'alliance la plus serrée, presque fraternelle, s'il choisit la dimension continentale.
En mettant de côté la réalité de la situation politique que fut l'existence simultanée des deux perspectives la question se pose de la possibilité du choix politique, de savoir si, effectivement, le Royaume-Uni peut choisir, c'est-à-dire nier une perspective pour se replier exclusivement sur l'autre. Le bon sens nous dit que c'est possible, mais pas dans le sens que voulurent et veulent les impérialistes et les néo-impérialistes. On peut toujours abandonner la perspective impériale selon le destin de l'empire mais il nous paraît bien utopique de vouloir abandonner la perspective continentale (ou, pour rafraîchir au goût du jour, la perspective européenne). L'utopie ne suffit pas à réduire les réalités de la proximité, qu'elle soit géographique, culturelle et économique. Blair a bien compris cela et, pour définir justement le personnage, on doit lui faire crédit de cette complexité : cohabitent en lui la perspective impériale (néo-impériale) et la perspective continentale (européenne).
Une tendance historique s'est développée ces dernières années au Royaume-Uni, sans doute à partir des années 1980, sous l'impulsion du climat politique thatchérien, très exalté et néo-impérial (la crise des Malouines, avec le succès britannique qui l'a couronnée, a joué un rôle psychologique important, — ce succès est apparu comme une resucée modernisée de la période impériale après les années de retraite et de capitulation des travaillistes).
Une école néo-impériale s'est développée. Assez paradoxalement, elle s'est développée a contrario, plus en réduisant la perspective continentale qu'en exaltant la perspective impériale. C'est la cause de son efficacité, dans la mesure où elle paraît être réaliste par rapport aux événements courants. Son enseignement est moins de tenter de faire revivre l'utopie impériale, ce qui la discréditerait, que de faire un procès historique systématique à la dimension continentale (européenne), alimentant alors l'opposition à l'entrée /l'intégration du Royaume-Uni dans l'Europe. (Il faut noter que, parallèlement, une autre école, diamétralement opposée, s'est développée, représentée notamment par John Charmley ; elle repousse la perspective néo-impériale en s'élevant contre l'alliance américaine et fait indirectement une plaidoirie pour la dimension continentale, ou européenne.) L'école néo-impériale s'est développée selon deux voies, qui portent autant sur le contenu que sur la méthode, et autour d'un événement, la Première Guerre mondiale. II doit être entendu à cet égard que la logique de cette recherche; qui est de réduire et de discréditer l'engagement continental de 1914, règle le reste : elle valorise implicitement la dimension impériale et réduit à un événement très contingent l'engagement continental de 1939, dans la mesure où elle laisse entendre des conditions complètement différentes pour la Première Guerre mondiale et, par conséquent, la mise en cause fondamentale du mécanisme menant à la Deuxième Guerre mondiale.
• D'une part, il existe une étude sérieuse pour démontrer qu'il eût été de l'intérêt du Royaume-Uni de ne pas prendre part à la Première Guerre mondiale. C'est la thèse de Niall Ferguson, qui poursuit en avançant l'hypothèse que la France aurait été battue, que l'Allemagne aurait dominé le continent, mais sous la forme d'un benevolent empire (terme employé aujourd'hui par les néo-impérialistes anglo-saxons pour les USA, terme de plus en plus discutable on l'admet). L'hypothèse de cette “Europe allemande” laissant les mers et la perspective impériale au Royaume-Uni implique l'absence de Deuxième Guerre et, certes, l'absence de l'émergence du national-socialisme. (Cette thèse implique une appréciation très modérée de l'empire allemand de 1914 et du pangermanisme. Au contraire, des auteurs tels que Modris Ekstein avec Le sacre du printemps voient une filiation directe et implacable entre le pan-expansionnisme germanique de 1890-1914 et le nazisme de 1933 : c'est réduire à néant la thèse de Ferguson puisque, dans ce cas, ce n'est pas la défaite de 1918 qui est la génitrice fondamentale du radicalisme nazi, mais l'extrémisme implicite du pangermanisme qui, en cas de victoire allemande, se serait exprimé par un autre biais, — par exemple celui de l'exaltation de la victoire.)
• D'autre part, il existe une évolution méthodologique avec la promotion au rang d'historiens généraux, sinon de philosophes de l'histoire, des historiens militaires. Le cas de Sir John Keegan est le plus évident (aux USA, on trouve Victor Davis Hanson). (Cette promotion répond complètement à l'esprit du temps, où la puissance militaire et l'activisme militaire tiennent lieu de politique étrangère.) Le résultat de ce phénomène est que le conflit de 1914-18 s'est replié sur sa dimension militaire et sociologique. La Grande Guerre étant appréciée comme un événement absurde à cause de son caractère monstrueux de boucherie, l'essentiel à comprendre du conflit devient ses effets sur le soldat et sur 1’“art” militaire. La conséquence politique est de gommer le principal événement politique de la guerre pour le Royaume-Uni : la perspective européenne au travers de l'alliance avec la France. (Cet état d'esprit imprègne aujourd'hui la culture britannique courante. Par exemple, un documentaire de la BBC de 1996 sur la biographie du maréchal Haig, chef du corps expéditionnaire anglais de 1916 à 1918, parvient à ne faire mention des Français qu'à deux reprises, et de façon complètement accidentelle.)
Dans les deux cas, on comprend que l'enseignement dispensé par cette historiographie pour la situation politique présente est la condamnation de toute alliance continentale, — c'est-à-dire avec la France. C'est en rupture complète avec des historiens de la première moitié du siècle, des Liddell Hart ou des Duff Cooper, pour lesquels l'appréciation de la Première Guerre reposait sur le pivot essentiel de l'alliance franco-britannique.
Cette évolution de l'historiographie est-elle une tendance culturelle significative et à prendre en compte pour l'avenir ? La réponse est difficile, d'autant qu'elle ne représente pas, au départ, une tendance politique (et culturelle, justement) majoritaire dans le pays. Mais elle a été très fortement mise en évidence par un establishment médiatique très américanisé, voire américain pur et simple. Son influence en a été décuplée et s'est ajoutée à la radicalisation de l'évolution politique, surtout en corrélation avec les événements extérieurs (surtout depuis le 11 septembre 2001). La tendance pro-américaine s'en est trouvée renforcée sur son aile néo-impérialiste et en a acquis une certaine légitimité. Qu'on puisse en contester son fondement ne change rien à son existence.
Le résultat en a été une évolution des conceptions politiques, notamment illustrée par les interventions de Blair mentionnées au début de cette analyse. D'une certaine façon, 1’“habillage” a été réussie puisque le résultat est qu'il semble s'agir moins d'une prise de position ''partisane'' (choix de l'option pro-américaine contre l'option européenne) que de l'affirmation de la prise en compte d'une réalité géopolitique au nom, implicitement mais très puissamment, de la référence historique qu'on a mise en évidence.
A cette lumière historique, ce que nous dit Blair lorsque nous nous attachons à l'aspect purement britannique de son discours, est qu'il existe à nouveau une réalité unipolaire et qu'il importe que le Royaume-Uni en saisisse l'opportunité. On se doute que nous écrivons à dessein “à nouveau”. L'interprétation historique qu'on a vue, en combattant et réduisant de façon fondamentale l'option continentale, donc en minimisant l'importance de la puissance continentale, induit implicitement l'idée que l'empire britannique fut l'essentiel de son époque, c'est-à-dire qu'il fut également un moment historique unipolaire. L'idée est elle-même accréditée, grossièrement mais massivement, par les références anglo-saxonnes (britanniques et américaines) qui sont faites aujourd'hui pour mesurer les ambitions impériales américaines ; deux références seulement sont avancées, qui sont l'empire romain et l'empire britannique, ce qui fait bénéficier l'ensemble de la référence la plus haute, qui est évidemment la référence romaine, qui est évidemment unipolaire, — et tous trois le sont alors également, Rome, Londres et Washington.
Dans cette représentation complètement excentrée de l'histoire des XIXe-XXe siècles (excentrée au profit du Royaume-Uni, des voies de communication maritime, de l'Empire, et aux dépens du véritable centre de puissance, l'Europe), Blair peut “raisonnablement” laisser penser à ceux qui interprètent sa pensée qu'il ressuscite effectivement l'Empire selon la formule de l’“empire par substitution”, tout comme il laisse à penser qu'il pense à l'Europe puisque c'est à elle qu'il lance un appel en lui conseillant fiévreusement de se soumettre à cette réalité unipolaire de notre temps historique. Ainsi Blair (Européen se raccommoderait-il avec Blair l'atlantiste en réussissant son fameux “grand écart” ; et, au lieu d'un Royaume-Uni menacé d'absorption par l'Europe, nous aurions une Europe absorbée par le Royaume-Uni.
Tout cela n'est pas sérieux, dira-t-on ? Mais Blair a dit ce qu'il a dit et il ne nous a jamais dit qu'il répudiait l'Europe, et nous savons bien par ailleurs qu'il a une vision néo-impérialiste du monde, ce qui, pour un Britannique, ne signifie qu'une chose, une référence à l'Empire. Il y a effectivement dans cette vision d'une structure unipolaire du monde, outre l'analyse alarmiste et défensive que nous évoquons dans notre rubrique de defensa, l'hypothèse volontariste et néo-impérialiste qui rend grâce à l'exceptionnelle capacité d'adaptation de l'esprit britannique, voire à sa capacité de rêverie utopiste tout simplement, — c'est bien ce qu'il faut pour évoquer implicitement une renaissance de l'Empire par empire américain interposé.
Le reste va de soi, — le reste, c'est-à-dire ce fait qu'implicitement ces étranges “rêveries impériales” ont servi d'arrière-plan fort inspirateur du côté exalté de la politique britannique depuis le 11 septembre 2001. Cela va de soi lorsqu'on a à l'esprit la façon dont le cabinet britannique fonctionne depuis que cette crise s'est installée. La ministre démissionnaire Clara Short (le 11 mai) nous a décrit de façon précise la façon dont la politique de crise du Royaume-Uni était menée par le cabinet de Tony Blair, sans aucune consultation ni information des ministres concernés. Cette situation a été largement confirmée par un article d'un autre ministre démissionnaire, Robin Cook, qui a révélé qu'il existait un rapport circonstancié sur cette situation, encore plus sévère quoique moins spectaculaire que les éclats de Clara Short. Cette dernière nous a encore assuré que l'obsession “politique” de Tony Blair n'était rien moins que de « s'assurer une place dans lhistoire », ce qui est aujourd'hui l'obsession courante de politiciens réduits à la fonction d'habiles tacticiens et au rôle de pantins de leurs services de communication, et qui éprouvent, évidemment, la nostalgie de l'acte créateur de la grande politique.
Tout cela est conforme à leur doctrine du virtualisme. Nous partageons l'avis de Blair selon lequel il existe aujourd'hui « a real danger for our world », sauf que ce n'est pas le même danger, que c'est peut-être même l'inverse. Mais parlons-nous du même monde ?