L’automne solitaire de leurs “spin doctors”

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L’automne solitaire de leurs “spin doctors”


25 juillet 2003 — Les deux plus formidables “machines à illusion” de notre temps consacré à la seule illusion ont du plomb dans l’aile. C’est peut-être la raison qui fait dire et écrire à certains que l’évolution de notre crise générale fait penser à la proximité d’un point de rupture. Dans son superbe article sur la décadence accélérée du Royaume-Uni, William Pfaff parle à deux reprises de ce qu’il juge être la marche vers une « American national tragedy » (« If Bush remains in office beyond next year, Britain might find itself implicated in what could become an American national tragedy. »)

(En fait de “machines à illusion”, nous parlons des spin doctors qui tiennent le pouvoir anglo-saxon, — US et UK pas loin d’être réunis, depuis la “victoire” en Irak, dans un carnaval d’erreurs et de fausses manoeuvres qui a peu de précédents. Problème : comment traduire spin, qui est le mot universellement employé chez les Anglo-Saxons, et les composés spin doctor, spin machine, etc. ? “Machine à illusions”, ou bien “machine à mensonges”, etc, tout cela ferait l’affaire. En fait, dans notre jargon, ce sont de pures “machines à virtualisme”.)

Les ennuis sans nombre de Tony Blair et de GW, cela signifie :

• Des défaites personnelles et professionnelles majeures pour leurs spin doctors, respectivement Alastair Campbell et Karl Rove. Ce sont eux qui ont mis leurs “maîtres” dans cette ornière, après avoir ordonné la tactique de l’entrée en guerre, et, peut-être, inspiré la stratégie, c’est là l’hypothèse la plus instructive, —

• ... car une défaite pour Rove et pour Campbell, c’est la paralysie pour GW et pour Blair tant les deux hommes seraient “inspirés”, véritablement animés par leurs spin doctors. Pour GW, on le savait, et la faiblesse du pauvre GW ne rend pas la chose difficile à accepter ; mais pour Blair ? Dans une analyse venimeuse, le 21 juillet dans le Telegraph, Robert Harris ne laisse pas de place au doute : Blair est la créature de Campbell. Le trait est terrible.


« Why, I have repeatedly asked members of the Prime Minister's inner circle, is Tony Blair allowing him [Alastair Campbell] to do this? Doesn't he see the potential dangers? The answer is usually accompanied by a shrug: “Tony doesn't believe Alastair will ever be disloyal to him. And besides, how can he stop him?”

» “How can he stop him?” The tone of helplessness says it all. Mr Campbell exercises an extraordinary psychological dominance over the Prime Minister. It seems he can get away with anything. He has called him “a prat” in front of one witness, has told him to “get a f... move on” when he believes a meeting has gone on too long, and instructed him to drop what he is doing and concentrate on something else “because it can't f... wait”. »


• Du côté américain. Un article de la New York Review of Books du 1er mai (malheureusement indisponible en accès libre) s’intéresse au personnage, au travers des livres qui lui ont été récemment consacrés. (Celui-ci, dont le titre dit tout : Boy Genius: Karl Rove, the Brains Behind the Remarkable Political Triumph of George W. Bush, de Lou Dubose, Jan Reid et Carl M. Cannon.) Bien, là aussi le cas est net, peut-être encore plus que dans le cas Blair-Campbell : GW est la créature de Rove. Mais cette prééminence de Karl Rove est désormais battue en brèche, et cette fois sous le coup des “journaux de référence”, ces temples du journalisme indépendant qui avaient jusqu’ici suivi la consigne, le petit doigt sur la couture du pantalon. Un très récent article du Washington Post, du 23 juillet, décortique l’énorme défaite médiatique, ou même, “virtualiste”, de l’affaire des 16 mots sur l’uranium du Niger, dans le Discours sur l’état de l’Union.


« If President Bush's White House is known for anything, it is competence at delivering a disciplined message and deftness in dealing with bad news. That reputation has been badly damaged by the administration's clumsy efforts to explain how a statement based on disputed intelligence ended up in the president's State of the Union address.

» How did the White House stumble so badly? There are a host of explanations, from White House officials, their allies outside the government and their opponents in the broader debate about whether the administration sought to manipulate evidence while building its case to go to war against Iraq.

» But the dominant forces appear to have been the determination by White House officials to protect the president for using 16 questionable words about Iraq's attempts to buy uranium in Africa and a fierce effort by the Central Intelligence Agency to protect its reputation through bureaucratic infighting that has forced the president's advisers to repeatedly alter their initial version of events. »


Ce n’est pas un hasard si les deux spin doctors se voient confrontés à de graves revers en même temps. Bien sûr, il y a les circonstances, l’absence des WMD en Irak, la mise en cause des bobards divers qui nous ont été servis, qui seraient restés pieusement intouchés dans d’autres circonstances, qui déclenchent la fureur démocratique dans celles que nous connaissons. Il y a eu des performances de nos penseurs-maison pour expliquer le cas, comme ce sous-titre de Jérome Joffrin dans Le Nouvel Observateur du 24 juillet : « Pour convaincre les opinions de soutenir l’opération Enduring Freedm, il fallait démontrer que l’Irak était un danger majeur pour le monde. Or, cette démonstration était impossible. Il a donc fallu mentir. Mais en démocratie, on ne ment pas impunément au peuple. » Nous dire qu’« en démocratie, on ne ment pas impunément au peuple », c’est gentillet mais un peu niais, et un peu court pour nous donner une clef. Par contre, Joffrin est plus intéressant avec son titre : « La vengeance de la vérité »

Plus que “vengeance”, nous proposerions “révolte”. Si les spin machines s’emballent, c’est parce que la charge est trop forte, les mensonges trop flagrants, l’univers construit trop proche, chronologiquement et structurellement, de l’univers réel. Il y a une différence entre dire “Il pleut à Bagdad” alors qu’un soleil éclatant y fait dépasser les 40°, mais alors qu’on se trouve à 10.000 kilomètres de Bagdad ; et dire “Il pleut à Bagdad” alors qu’on se trouve à Bagdad, « sous le soleil exactement », alors que ce soleil fait effectivement dépasser les 40°. C’est un peu la situation qu’ont atteint les spin doctors entre l’annonce qu’on partait en guerre et que Saddam était coupable, et la situation présente.

Le problème qu’on rencontre alors, c’est la débandade : tous les compères, ou les complices, n’ont pas les mêmes intérêts, les mêmes jugements, la même résistance psychologique, la même absence de convictions, ou bien ils n'ont pas les mêmes convictions fabriquées. Au plus on approche du point de contact entre le mensonge qui est dit et la réalité qu’il est censé représenter, au plus les défections augmentent. Aujourd’hui, Blair est de plus en plus isolé, avec, comme principal adversaire, celui qui ramène toutes les tentatives (ou supposées telles) de détournement de l’attention des questions les plus épineuses (les raisons d’entrer en guerre), son ancien ministre des affaires étrangères Robin Cook. GW, lui, est confronté à une dissidence pas loin d’être ouverte de la CIA.

La guerre d’Irak a montré que la réalité n’a pas cédé aux pressions colossales du virtualisme anglo-saxon. Les WMD qui devaient peupler le désert des mille-et-une-nuits n’y sont pas apparues dès que Bagdad est tombé. Les spin doctors avaient le monopole absolu des opérations et c’est pour cela qu’on n’a pas pris la précaution élémentaire, — cette inconséquence coupe le souffle et marque le commencement du déclin de la spin machine — d’aller “planter” quelques dizaines de WMD ici et là en Irak pour ensuite proclamer qu’on avait donc raison. Depuis, la spin machine court derrière une réalité qui lui échappe complètement à partir du moment où elle a cru effectivement pouvoir la changer par son action. Où peut mener une telle course-poursuite qui ressort plus de la magie contrariée que de la politique ? Il y en a donc qui songent déjà au pire, car avec les spin doctors le pire n’est plus impossible : « an American national tragedy » où le fidèle Blair serait entraîné.