Commentaires et réactions sur la nouvelle Nuclear Posture Review du Pentagone

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Observations commentées sur la NPR et les premières réactions très diverses et significatives qui ont suivi

La grande presse, surtout TV, c'est-à-dire le monde médiatique, a accordé une faible place, quand elle lui en a accordé une, à la NPR et aux révélations d'Arkin la concernant, dans le L.A. Times du 9 mars. Si besoin était, voilà un signe de plus de l'importance considérable de l'événement, tant nous pouvons juger de l'importance des choses dans une mesure exactement inverse de l'importance que leur accorde le monde médiatique général, la soi-disant grande presse, surtout TV. (Parlant avec tant de sévérité, de la TV notamment, nous nous devons de signaler les exceptions parmi celles qui nous sont familières : dans la région ouest-européenne, la télévision belge d'expression flamande [notamment BRT-2] développe un JT d'une exceptionnelle qualité sur ces questions, et notamment dans la cas de la NPR. Il s'agit d'un contraste radical avec les chaînes francophones, belges et françaises, qui sont d'une banalité et d'un conformisme presque amusants à force d'être observés avec tant de zèle.)

Une autre mesure de l'importance de l'événement est la diversité, jusqu'à l'opposition radicale des réactions à cet événement, que nous pouvons mettre en deux catégories. Une dernière mesure, enfin, est la retraite générale de l'administration GW dans le commentaire fait aussitôt après-coup, ce qui permet de confirmer la faiblesse politique de cette administration, à côté de son maximalisme militariste. Nous allons jeter un coup d'oeil modérément bref et commentateur sur ces trois sortes de réaction.

Une réaction extrême de condamnation et de profonde inquiétude, réaction essentiellement politique

On relève des signes, directs ceux-là, des commentaires, des appréciations, qui montrent que la NPR a produit un effet profond, et un effet politique. Nous pensons que cet effet va aller s'amplifiant et qu'il contribuera très largement à imposer des conditions complètement nouvelles à nos relations (à nous Européens, essentiellement) avec les États-Unis. D'abord, voilà confirmée une nouvelle réalité, comme l'exprime Madeleine Bouting, dans son commentaire particulièrement remarquable, dans le Guardian du 11 mars : « Six months after September 11, it is no longer Islamist terror we are afraid of but the US nuclear hitlist »

Cette analyse générale très pessimiste se fonde sur une appréciation réaliste et politique de la NPR. Celle-ci envisage des utilisations dans des situations de conflit qui sont en vérité courantes et conventionnelles, pour répondre à des situations de conflit qui sont, également, en vérité courantes et conventionnelles. (S'il est affirmé que le terrorisme est une menace extraordinaire et non-conventionnelle, ce qui est un concept et nullement une réalité, la réalité du terrorisme dit au contraire que cette activité reste purement conventionnelle. Les attentats du 11 septembre restent définitivement liés à cette affirmation : ils ont eu la puissance qu'on a vue, — qu'on a vue, re-vue et re-re-vue — parce que la cible le permettait et le suscitait [autant par le rassemblement d'être humains que par la fragilité des constructions, la puissance du symbole et la puissance de la couverture médiatique] ; ils n'ont en aucun cas eu cette puissance parce que les terroristes constituaient eux-mêmes un rassemblement de puissance significatif. La véritable puissance du terrorisme ou des groupes qui lui sont proches, on la mesure aujourd'hui en Afghanistan et elle ressort des moyens classiques de la guérilla. En même temps, paradoxe complet de l'action occidentale dans une circonstance qui montre pourtant la réalité limitée de la puissance du terrorisme, cette puissance risque fort de se “légitimer” dans ce conflit, si la situation en Afghanistan devient une guerre civile où les Américains seront, comme ils furent au Viet-nâm, des intrus venus se mettre dans un guêpier après y avoir suscité un désordre extraordinaire.)

La révolution de cette NPR se trouve dans le nouveau champ d'action désigné au nucléaire ; dire qu'il est imposé par l'adversaire n'explique ni ne justifie cette révolution puisque l'adversaire n'a pas de nucléaire identifié. Au reste, cette possibilité d'emploi du nucléaire n'est absolument pas justifié par l'éventuel nucléaire de l'autre mais par l'impossibilité de vaincre l'autre selon les moyens de combat (conventionnels, c'est-à-dire non-nucléaires) que ce dernier emploie. Il s'agit, dans l'esprit et malgré toute la rhétorique d'expert qu'on peut développer, d'une banalisation du nucléaire, arme devenue dans cette approche théorique de la NPR une arme “comme les autres”. Politiquement, il s'agit évidemment d'une révolution et l'on peut reprendre le commentaire critique d'Arkin précisément pour ce point : « But the NPR's call for development of new nuclear weapons that reduce ''collateral damage'' myopically ignores the political, moral and military implications — short-term and long — of crossing the nuclear threshold. » C'est bien d'appréciation politique qu'il s'agit ici, voire d'appréciation symbolique ; pour le nucléaire, c'est un problème qui a souvent été évoqué, puisque “le nucléaire, c'est plus que le nucléaire”, — ce qui veut dire : c'est plus qu'une arme plus puissante que les autres, c'est une arme différente, chargée du symbole extrême de la possibilité potentielle de la destruction de l'humanité.

Enfin, le dernier point sur cette sorte de réactions négatives est encore plus politique, et il a déjà été évoqué dans notre analyse initiale, déjà indiquée, sur cette question : il s'agit de ce que la NPR nous dit de l'état d'esprit de la bureaucratie washingtonienne, autant que de l'équipe au pouvoir. Cet aspect du propos recoupe le dernier point de cette analyse, sur les réactions de l'administration.

La réaction type-expert : après tout, ce n'est rien d'autre que business as usual

Au contraire du premier type de réaction considéré, il y a eu un second type, réaction extrêmement caractéristique des milieux des experts en planification nucléaire et apparentés. Ces réactions ont surtout mis en évidence le côté routinier de la NPR, comme si celui-ci assurait que les résultats de cette même NPR constituerait également de la routine. Le Washington Post du 11 mars a fait une rapide présentation de certaines réactions officielles, où les réactions alliées (européennes) sont caractérisées notamment par ce paragraphe :

« The British Foreign Office and the Italian defense minister characterized the report as ordinary military strategizing. ''Military forces from time to time evaluate their long-term programs even when it is hypothetical,'' Antonio Martino, the Italian minister, told the ANSA news agency. »

Il s'agit d'une réaction typique d'experts en planification nucléaire. (On notera tout de même qu'elle vient des deux pays européens les plus hawks et les plus proches des USA dans la crise, — les hawks tactiques et soi-disant habiles, à la Blair, et les hawks dissimulés, prétendant exister par maximalisme pro-US parce qu'anti-européens, à la Berlusconi.) La démarche est courante : apprécier une planification en tant que telle, sans se référer à son contexte. Ainsi fait-on un commentaire qui ressemble à ceux qu'on faisait du temps de la Guerre froide, lorsque effectivement de telles évaluations et planifications avaient lieu. Du temps de la Guerre froide, ces exercices n'effrayaient pas trop. (Dommage ou tant mieux ? Depuis qu'on commence à retrouver la réalité de l'histoire de la Guerre froide, on peut s'interroger sur les réalités des plans des uns et des autres, et des effets pervers que leurs perceptions erronées déclenchèrent.) L'absence de frayeur tenait au fait qu'un état d'esprit s'était créé, justifié par une situation politique où la puissance jugée équivalente des deux adversaires et le caractère absolument destructeur de l'arme nucléaire impliquaient que son usage serait réservé à la réaction de survivance. Quels que fussent les scénarios envisagés, la planification nucléaire était jugée techniquement rationnelle et politiquement irréelle quant à ses emplois possibles.

Aujourd'hui, ce caractère de rationalité technique et d'irréalité pour l'emploi persiste dans les commentaires des experts qui font dans le style business as usual. Cette NPR prévoit des emplois de type quasiment de guerre conventionnelle, hors de toute restriction type-Guerre froide, et pourtant la planification est jugée rationnelle, comme du temps de la Guerre froide où toute planification était calfeutrée dans le manteau de rationalité de l'époque tissé à l'évidence de la quasi-certitude du non-emploi. Cela permet de laisser entendre quelque chose comme ceci : puisque la planification est rationnelle, la situation qui oblige à une telle planification est appréciée avec la même rationalité que celle qui caractérisa la Guerre froide et, donc, rien à craindre puisque cette rationalité type-Guerre froide impliquait le non-emploi (l'irréalité politique). Dans cette démarche, automatique plus qu'intellectuelle, aucune référence n'est faite à l'état d'esprit politique actuel, à tout ce qui s'est déjà passé, au concept de “guerre éternelle”, au comportement américain, aux plans de guerres multiples, au déploiement accéléré dans un nombre stupéfiant de pays, aux projets d'attaque contre l'Irak, aux mesures juridiques aux USA, à ce gouvernement qui siège dans un bunker, qui prépare des agences de désinformation, qui applique un traitement spécial aux prisonniers, qui détient au secret plus de 2.000 personnes et ainsi de suite. Aucune référence au fait que l'état d'esprit a si radicalement changé que l'irréalité politique concernant l'emploi éventuel du nucléaire a presque complètement disparu.

Les experts sont repliés dans leur rationalité. C'est, finalement, par des chemins extrêmement tortueux et pentus (eh ! Comment arriver tout de même à ne pas critiquer les USA ?), et quoiqu'ils en veulent, un acte politique qui en dit long sur leur psychologie.

Les réactions du gouvernement américain : apaisement maximal, signe de l'inexistence politique face au pouvoir du complexe militaro-industriel

Diverses interventions ont montré que l'administration est à fond sur une position défensive. Comme dans le cas de l'OSI, l'administration a aussitôt joué l'apaisement. Contrairement au cas de l'OSI, elle ne reviendra pas sur le NPR, mais cela importe peu (d'autant que l'OSI a sans doute trouvé un successeur qu'on essaiera de mieux camoufler). Dans les deux cas, l'attitude intellectuelle est semblable, enfermée dans des bornes fort étroites, consistant à dire : ce bureau fait pour désinformer n'amènera pas à désinformer (cas de l'OSI), ces plans fait pour préparer l'emploi du nucléaire n'amèneront pas à l'emploi du nucléaire. La garantie est pour le moins ténue, et l'on comprend évidemment que tout dépend de la politique qui conduit la philosophie militaire. L'attitude politique, ici, est effectivement le point qui nous intéresse.

Il n'y a pas erreur sur la tendance : la NPR, comme l'OSI et le reste, reflète l'état d'esprit de l'administration : un déchaînement militariste, le refus (ou l'incapacité) d'envisager autre chose qu'une approche militaire des problèmes. La situation tragique au Moyen-Orient, le soutien donnée au nihilisme militariste de Sharon, a contrario le désarroi sans grandeur de Colin Powell, sont autant de signes de ce constat. On peut alors conclure que l'attitude de l'administration vis-à-vis des effets constatés et des effets possibles de la NPR au niveau de la communication est purement tactique.

Mais il faut aller plus loin. Comme dans le cas de l'OSI, cet incident montre la rapidité avec laquelle cette administration se met en position défensive et comment elle retraite vite fait. Il ne s'agit que de tactique. Elle ne cède rien sur le fond (ce pourquoi nous pensons qu'OSI est remplacée par autre chose), simplement parce que le fond ne dépend pas d'elle : autant l'OSI que la NPR sont des créations de la bureaucratie militariste du complexe militaro-industriel, avec les inspirateurs habituels (l'extrême-droite militariste, de Perle à Wolfowitz). L'incident démontre que l'administration GW est d'une fantastique inexistence politique, qu'elle ne détient aucun réel pouvoir, qu'elle est simplement le masque constitutionnel du système bureaucratique qui contrôle la puissance américaine aujourd'hui. Et, bien entendu, c'est parce que cette administration est d'une fantastique inexistence politique que le système bureaucratique est laissé sans le moindre contrôle et qu'il fait ce qu'il veut.

Rapide conclusion sur les perspectives

Les perspectives ? Du côté US, il n'y en a pas. L'administration fonce, sans savoir où elle va, poussée par son monstre bureaucratique. Situation classique, qui est exceptionnelle et effrayante seulement par le poids du phénomène et la puissance formidable qu'il détient. La seule chose possible, à attendre (à espérer), est une réaction intérieure, soit du monde politique, soit du public. Pour l'instant, on attend.

Du côté non-US, c'est-à-dire essentiellement européen, et mis à part les experts et opportunistes soi-disant pro-américains qui font leur petit travail de rationalisation de l'irrationalité américaine, on distinguera deux sortes de perspectives :

• Une radicalisation de la vision de l'Amérique, avec l'extension d'un sentiment très profond d'appréciation critique, une critique complètement fondamentale, et certainement pas seulement chez les anti-américains notoires et habituels. Lisez le magnifique texte du professeur Karel Van Wolferen, — et dites-vous que Van Wolferen, universitaire et auteur renommés, est Néerlandais et qu'il est (qu'il fut ?) un atlantiste néerlandais du plus pur style. Cela permet de mesurer le chemin parcouru par l'image de l'Amérique.

— Une recherche désormais de plus en plus active d'une alternative au schéma hégémonique, mobilisateur et nihiliste imposé par l'Amérique. Une idée qui va faire son chemin est de tenter de susciter un système multilatéraliste comprenant les puissances du reste du monde, face à l'unilatéralisme US. Seule l'Europe peut susciter une telle orientation. Des réflexions commencent à se développer dans ce sens. Même dans les institutions européennes, il y a des possibilités pour cette orientation : un homme comme Chris Patten a montré, au-delà de sa critique immédiate et sérieuse des Américains, qu'il avait des idées également sérieuses à ce propos. Qu'il soit Britannique et conservateur ne fait qu'ajouter un peu de sel à l'affaire.

Ces observations vont être élargies et largement développées dans le prochain numéro de notre Lettre d'Analyse de defensa, Volume 17 n°13 du 25 mars 2002, dans la rubrique centrale dite ''de defensa''.