...qu’il était beau le temps de Piaf et de Cocteau

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...qu’il était beau le temps de Piaf et de Cocteau


12 octobre 2003 — Selon Philip Delves Broughton, dans le Daily Telegraph du 11 octobre, Piaf et Cocteau (il y a deux expositions marquant, à Paris, le 50e anniversaire de leur mort) entretiennent la mélancolie des intellectuels français (« Piaf and Cocteau inspire France's melancholy mood »). Nous ajouterions, et dirions même, de préférence, que Piaf et Cocteau alimentent la mélancolie de Philip Delves Broughton pour un Paris et une France qui ne sont plus.


« It is typical of France's state of mind that, when presented with two wonderful exhibitions about two great French artists, the critics can only wallow in melancholy.

» Forty years ago today, Jean Cocteau and Edith Piaf died, he the intellectual and artistic dandy, she the voice of working-class France, both symbols of France's vibrant mid-century culture.

» He was 74 and the recipient of France's highest cultural honours; she was 48, killed by a liver condition that began during her destitute youth.

» At the Pompidou Centre, for Cocteau, and the Paris town hall, for Piaf, their lives have been turned into fascinating shows, featuring films, music, paintings and dozens of black and white photographs.

(...)

» What is immediately obvious from the two shows is that Piaf and Cocteau were originals. That may be why La Vie en Rose is the second most lucrative piece of French music in history, after Ravel's Bolero. Cocteau grew up in early 20th century Paris, imbibing all the artistic movements of his day, from Dadaism and surrealism to the birth of cinema, mixing them up in his bizarre imagination. »


Faut-il parler de l’actuel “déclinisme” français ? Delves Broughton est allé enquêter, par exemple, auprès de Frédéric Beigbeder (on imagine une rencontre de cocktail pour ce cas). C’est dire que ce texte ne nous apporte pas grand’chose sur cette question-là. Il nous en apporte par contre beaucoup sur le sentiment des non-Français, notamment des Anglo-Saxons. Ce texte de Delves Broughton est en effet un acte d’accusation contre les intellectuels français, accusés implicitement de disperser le legs de la grande culture française, contre l’évolution de la France. (« The exhibitions also show the Paris of Piaf and Cocteau as a grand cultural capital. Artists flocked there; fashions and artistic movements were born there. Can that be said of contemporary Paris? ») Tout cela est plein d’ironie pour ceux des Français qui se montrent sensibles aux accusations anglo-saxonnes dès que la France fait parler d’elle, en la ridiculisant, en lui déniant nombre des vertus que Delves Broughton reproche à ces intellectuels de disperser. Nous pourrions avancer l’hypothèse que la paradoxale mélancolie de Delves Broughton pour les vertus perdues de la France doit elle-même dissimuler un grand désarroi, dont la situation française est pour lui une illustration frappante.

Tout cela est plein d’ironie (suite), pour ceux qui ont un peu de mémoire. Lorsque Delves Broughton regrette tout haut ce temps béni, l’époque de Piaf et de Cocteau, et qu’il nous parle de la « France's vibrant mid-century culture », il serait intéressant pour lui (et pour Le Monde, qu’il cite en l’occurrence) qu’il aille également consulter ce qu’on disait de la culture française alors. Les Américains cultivés se plaignaient de voir la France se perdre définitivement dans une “américanisation” sordide (article d’Esquire, en juillet 1958, au moment où Piaf chantait et où Cocteau écrivait). Marcel Aymé observait : « Nous sommes l’Algérie de l’Amérique à cette exception près que nous ne nous révoltons même pas. »

Au reste, l’on disait cela de la France dans les années vingt (lire Paul Valéry ou bien Arnaud Dandieu et Robert Aron avec leur Décadence de la nation française, de 1931). On disait la même chose à la fin du XIXe siècle (Jule Lemaître en 1897 : «Voilà vingt-sept ans qu’il n’y a plus guère de plaisir à être français »). On disait aussi bien, c’est-à-dire pire, sous le Second Empire : un coup d’oeil au Journal des frères Goncourt vous renseigne illico presto là-dessus, et avec quel talent. Et ainsi de suite... Le “déclinisme” de la nation française est, depuis des siècles, l’une des valeurs sûres du patrimoine culturel mondial.

Donc, rien de nouveau sous le soleil, — quant à l’état d’esprit, certes. Pour le reste, c’est-à-dire la situation elle-même, il n’est pas faux d’avancer que la France, Paris essentiellement, ses intellectuels particulièrement, témoignent d’une vacuité, d’un nihilisme, d’un conformisme, d’un cynisme, d’une vulgarité et d’une inculture qui vous coupent le souffle. Donc, Delves Broughton n’a pas tort ? Pas complètement, sauf qu’en exprimant le “déclinisme” français, Paris exprime une situation française intérieure qui n’est rien d’autre qu’un miroir de toute la civilisation occidentale, — ce qui est bien dans la tradition de Paris. C’est cela, leur “américanisation”, notre “américanisation” à tous d’ailleurs (rien à voir avec les querelles polémiques sur l’antiaméricanisme qui font vibrer nos professeurs de vertus morales).

Hier soir, dans l’émission Forum d’Arte, à 19H00, Nicolas Baverez, l’inspirateur (involontaire ?) de ce grand courant décliniste avec son livre La France qui tombe, débattait avec un journaliste allemand. Ce dernier, en fin d’émission, adopta un rôle assez analogue à celui que joue Delves Broughton dans son article, en se révoltant contre ce pessimisme, et disant à Baverez, en substance : mais enfin, si la France va si mal, quel modèle doit-elle suivre ? Quel pays en Europe peut lui servir de modèle ? Baverez évite la question, pour la raison simple qu’il n’y a pas de réponse. Il répond à côté en parlant d’un État qui, en France, n’assume plus sa tâche, d’hommes politiques qui n’ont plus le sens de l’État, d’une société qui démissionne, d’une fierté d’être Français qui n’existe plus, etc. Il n’a pas tort bien sûr, et on peut aller plus loin : en disant cela pour argumenter en faveur d’une soi-disant modernisation de la France, il fait l’apologie des vertus de la France du passé ; et, en dénonçant le déclin français, il ne fait que parler d’une situation qui est le miroir de la décadence accélérée et extraordinaire d’intensité de toute la civilisation occidentale, de l’échec explosif du progrès et du modernisme.