Le grand jeu de L’ISI (Inter Services Intelligence), — Par Philippe Raggi

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Le grand jeu de L’ISI (Inter Services Intelligence)


Par Philippe RAGGI, membre de l'Académie Internationale de Géopolitique et du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

Texte arrêté au 14 novembre 2001. Paru dans “Guerre secrète contre Al Qaeda”, sous la direction d'Eric Dénécé (Ed. Ellipses), et dans “Renseignement & Opérations Spéciales” n°9 (Ed. de L'Harmattan).


« Frapper de terreur le cœur de l’ennemi n’est pas seulement un moyen, c’est aussi une fin en soi. Réussir à semer la terreur dans le cœur de l’adversaire, c’est déjà presque atteindre son but. C’est le point où la fin rejoint et se confond avec les moyens. La terreur n’est pas le moyen utilisé pour imposer notre décision à l’ennemi, c’est la décision que nous voulons imposer à l’ennemi ».

Brigadier-Général SK Malik, Le concept coranique de guerre (1) , (p.59). 1979.


Quand il est question de l’Afghanistan, il est immanquablement évoqué l’implication du Pakistan, pays frontalier (2), notamment dans la mise en place du régime des Talibans (les « étudiants chercheurs » en Théologie), et l’un des acteurs majeurs de ce nouveau « grand jeu » (3) en Asie Centrale est l’ISI, c’est à dire les services secrets interarmes du Pakistan, l’Inter-Services-Intelligence.

Comme tous les pays, le Pakistan possède un service secret, mais l'ISI dans ses prérogatives et ses actions, dépasse, et de loin, celles qui sont communément admises dans la plupart des pays. Créé en 1948 par un Officier britannique (4), cet organisme s’est fait connaître au fil des années pour ses actions entreprises contre son voisin immédiat, l’Inde. Engagée dans une lutte sans merci avec ce pays, sans avoir jusqu’à présent atteint le stade ultime du conflit nucléaire, le Pakistan a vu ses services secrets se développer, et prospérer, au point où il communément admis que l’ISI est aujourd’hui « un Etat dans l’Etat », qu’il est si « indépendant » du pouvoir politique que l’on peut se demander qui influence et qui dirige qui entre l’exécutif pakistanais et l’ISI.

La guerre de proximité pakistanaise contre son voisin « utérin » a pour enjeu principal le Jammu-Cachemire, province montagneuse située au Nord de ce pays, et force est de constater que l’ISI s’y est engagé grandement, en mettant en place depuis plusieurs années des réseaux et des mouvements islamistes radicaux pour contrer New Delhi. Ce conflit avec l’Inde a été pendant plusieurs décennies le principal axe de développement et d’actions de l’ISI ; cependant, à partir 1979, avec l’invasion soviétique en Afghanistan, les services secrets pakistanais ont réorienté leur « politique », ne voulant pas manquer la « chance » que représentait cette guerre pour influer d’une manière ou d’une autre sur leur voisin occidental, mais aussi pour être plus présent en Asie Centrale, zone fort convoitée par nombre de puissances, régionales ou non.

Aujourd’hui, après l’attentat multicible du 11 septembre 2001 et la politique entreprise par Washington, il apparaît nécessaire de se pencher sur le Pakistan – puisque ce pays est devenu la pièce clef des enjeux géopolitiques de cette région – et plus particulièrement sur l’ISI puisque ces services ont eu et continuent d’avoir un rôle « actif » et prééminent en Afghanistan.

Pour ne pas trop nous étendre, nous centrerons volontairement cette approche de l’ISI exclusivement sur cet axe Islamabad-Kaboul, sans oublier de traiter de la question de la drogue, moyen de financement de ses actions ; néanmoins, un large développement sur la structure et l’histoire succincte de ce service s’avère nécessaire non seulement pour prendre toute la mesure de la spécificité de cette unité de renseignement et d’actions, mais encore pour préciser l’importance de la structure sur l’efficacité et les capacités de l’Action.


STRUCTURE ET POUVOIR

Le rôle d’une agence de renseignement est de servir sur la première ligne de défense en fournissant au gouvernement des informations le plus rapidement possible sur les menaces portées à la sécurité nationale. Au Pakistan, si l’ISI a gagné en force et en importance c’est que, depuis l’indépendance, les dirigeants politiques et militaires pakistanais ont toujours éprouvé un fort sentiment de menace peser sur leur sécurité intérieure, notamment en ce qui concerne les problèmes que posent les provinces du Sindh ou du Pachtounistan, problèmes qui ont acquis aujourd’hui de fortes dimensions ethno-nationalistes.

On peut dire que le « père fondateur » de l’ISI, ou plutôt celui qui lui a donné sa force et sa puissance actuelle fut le Général Ghulam Jillani Khan ; ce dernier fut Directeur Général de l’ISI sous trois régimes, sous le Président Yahya Khan, le premier Ministre Ali Bhutto et le Président Zia. Sous son commandement, l’ISI est passée d’un rôle périphérique dans la République Islamique du Pakistan à une entité incontournable et redoutable à tout points de vues. L’ISI a copié sa structure sur le service secret iranien, la Savak ; et tout comme la Savak, l’ISI a été entraîné par la CIA et le SDECE.

Il y a trois agences de renseignement au Pakistan : l’ISI, le Renseignement Militaire (MI) (5) et le Bureau du Renseignement (Intelligence Bureau, IB). Chaque entité a ses responsabilités propres, mais partagent cependant le même but : assurer la sécurité nationale du pays. Généralement, l’ISI et le MI se concentrent sur les affaires touchant aux intérêts militaires immédiats, alors que l’IB est normalement plus spécialisé sur les activités politiques intérieures. L’IB surveille les politiciens, les militants politiques, les personnes « suspectées d’activités terroristes », et bien sûr les agents de renseignement étrangers ; des rapports indiquent (6) que l’IB pratiquerait communément les écoutes clandestines, interceptant et ouvrant le courrier privé. Néanmoins, le rôle de l’IB reste mineur par rapport à celui de l’ISI. Soulignons pourtant que les relations entre l’IB et l’ISI n’ont pas toujours été bonnes, et que cela n’a pas spécialement œuvré pour le bien du pays, ni pour le succès des armes du Pakistan… Le Président Ayub Khan utilisa l’ISI à des fins politiques, comme le firent d’ailleurs ses successeurs Yahya Khan et l’ancien Premier Ministre Zulfiquar Ali Bhutto. Et ainsi, sous le régime d’Ayub, début 1965, pendant la guerre entre l’Inde et le Pakistan, l’ISI était-elle incapable de localiser les Divisions blindées indiennes à cause de ses préoccupations en politique intérieure (7).

L’ISI a une organisation structurelle monolithique qui couvre à la fois les opérations de renseignement extérieures et intérieures du pays. L’ISI est une agence totalement militaire, mais elle est sous les ordres du Premier Ministre, avec néanmoins un ministère de tutelle – pour son budget – qui est celui de la défense. Quant à l’IB, elle est en grande majorité composée d’officiers de Police mais grandement sous la coupe d’officiers de l’armée (d’active et en retraite) ; elle est sous les ordres du Ministre de l’Intérieur, et émarge à ce ministère. Par ailleurs, comme beaucoup de pays, le Pakistan a eu de sérieux problèmes pour diriger et maintenir ses « services », à tel point qu’en cinquante ans, il y a eu pas moins de six interventions du Collège de Coordination des Chefs d’Etat-Major (CJCSC) pour revoir son fonctionnement.

Pendant les premières trente années qui ont suivi l’indépendance du Pakistan le 14 août 1947, l’ISI fut davantage concentrée sur le renseignement intérieur que sur le renseignement extérieur. A compter des années soixante-dix, l’ISI s’est alors plutôt limitée, dans ses actions, sur le problème indien ; ceci était dû au fait que le Pakistan avait entamé pas moins de trois guerres avec son voisin oriental, et qu’il était préoccupé par la menace que faisait peser l’armée indienne sur sa sécurité nationale. Par la suite, avec l’invasion soviétique en Afghanistan, l’ISI a modifié ses centres d’intérêts, et a développé grandement son orientation « externe », dépassant même le cadre afghan, et agissant sur l’ensemble des pays de l’Asie Centrale. Ainsi, pendant les années quatre-vingt, l’ISI a-t-elle été étroitement impliquée dans la guerre de guérilla menée contre l’Armée Rouge.

L’ISI, qui compte au minimum vingt-cinq mille personnels (8), a toujours été commandée par un Lieutenant-Général issu de l’Armée de Terre, appelé Directeur Général (DG-ISI). Aujourd’hui, et ce depuis le 8 octobre 2001, le DG est le Lieutenant-Général Ehsanul Haq, un Pathane (un Pachtoune du Pakistan), anciennement Commandant du Corps d’Armée des forces pakistanaises basé à Peshawar, mais aussi ancien Chef des renseignements militaires (MI, Military Intelligence); il a remplacé le très controversé Lieutenant-Général Mahmoud Ahmed (9) lequel avait entretenu des liens étroits avec l’exécutif des Talibans. Notons ici que le fait d’avoir choisi de mettre à la tête de l’ISI quelqu’un qui a été six mois à la tête du Commandement du Corps d’Armée de Peshawar, relève d’un choix judicieux ; en effet, le Commandant du Corps de Peshawar est celui qui fournit de l’aide et qui sert de base logistique aux Talibans. Ainsi, le nouveau DG-ISI est-il très au fait des pratiques talibans, connaissant leurs bases, l’état de leurs avoirs, leurs secrets (10). Néanmoins on peut se demander si changer la tête d’un service comme l’ISI peut suffire à changer les mentalités des personnels y travaillant, engagés dans l’action depuis longtemps, et qui ont « pratiqué » des réseaux et entretenu des contacts étroits dans les milieux religieux salafistes (11).

Celui qui a nommé le nouveau chef de l’ISI (DG-ISI) est le Général Pervez Musharraf ; ce dernier est arrivé au pouvoir, rappelons-le, par un coup d’Etat le 12 octobre 1999. Arrêtons-nous donc un petit peu sur ce nouvel homme fort du Pakistan, celui qui tient désormais les rênes du pouvoir – pour peut-être une dizaine d’années à l’instar du Général Zia-Ul-Haq (12), disent certains. Né le 11 août 1943 à Delhi, Pervez Musharraf est un « mohajir », un musulman ourdophone qui a fui l’Inde lors de la partition de 1947. Il a fait ses études secondaires à Karachi, et il est entré dans l’armée en 1964 ; il a servi dans un régiment d’artillerie après avoir été formé à l’Académie militaire de Kakul dans la province de la Frontière Nord-Ouest. Il a combattu l’armée indienne dans le Pendjab lors de la guerre de seize jours en 1965 ; il y fut décoré pour sa bravoure. Lors du conflit de 1971, il était dans une unité de commandos. En 1987, Musharraf était nommé par le Général Zia, chef des SSG (les Special Services Group) (13). Il a ensuite gravi les échelons, commandant des divisions blindées et des brigades d’Infanterie. En 1995, il était chef des forces armées à Mangla (Pendjab), une importante garnison proche de la frontière indienne. Le Général Musharraf est diplômé de la prestigieuse école et faculté de commandement de Quetta (dans le Balouchistan), du Collège Royal des Etudes de Défense britannique (RCDS) et de l’école de guerre du Collège National de Défense. Il avait été nommé Chef d’Etat-Major le 7 octobre 1998 – avec les recommandations du Général Nasir –, suite à la démission du général Jehangir Karamat lequel avait critiqué le Premier Ministre Nawaz Sharif. Il prit le pouvoir le 12 octobre 1999, quand Sharif décida de le remplacer par le Lieutenant-Général Khawaja Ziauddin, chef de l’ISI. Sharif et son frère, ainsi que le Général Ziauddin furent immédiatement placés en « détention afin d’être protégés », selon les dires du porte-parole de l’armée de l’époque.

On ne peut pas dire que Musharraf soit un défenseur « affiché » des islamistes radicaux ; et il apparaîtrait même à première vue comme un « laïc », pour autant que cela signifie quelque chose dans une République Islamique. Dans son premier discours à la nation, il critiquait d’ailleurs « les éléments qui exploitent la religion au bénéfice d’intérêts particuliers ». Musharraf est aussi un fervent admirateur de Mustapha Kemal, et il parle d’ailleurs le turc couramment. Mais ceci ne permet cependant pas d’avancer qu’il soit un « anti » islamiste. A ce sujet notons sa longue et grande amitié pour le Lieutenant-Général (CR) Javed Nasir, fondamentaliste déoband s’il en est, et ancien DG-ISI ; et aussi ce que dit un analyste américain éminent, Selig Harrison, comme d’autres sources (14), qui avance que le Général Musharraf aurait des liens très anciens avec les groupes fondamentalistes islamiques comme Harkat-ul-Mujahideen (HUM) et le Harkat ul Ansar. D’ailleurs, il est rapporté (15) que peu après sa nomination comme Chef d’Etat-Major, Musharraf aurait promu un certain nombre d’officiers aux liens très étroits avec les fondamentalistes. Aujourd’hui, si le Général Musharraf emboîte le pas des américains, n’oublions donc pas que les salafistes savent aussi ce que peut-être une alliance objective et ses avantages. Un Ambassadeur d’un pays asiatique musulman avançait d’ailleurs qu’il y avait au Pakistan une bombe à retardement prête à exploser : « En Indonésie ou en Turquie, vous avez une armée et des classes moyennes qui défendent les valeurs séculières, mais ici au Pakistan, l’armée ne fera aucune résistance à un mouvement islamique et aucun parti ne souhaitera se lever contre le fondamentalisme » (16).

La diffusion du fondamentalisme islamique provient de plus en plus de l’armée pakistanaise elle-même, constate Elie Krakowski, chercheur à l’IAS (17) ; beaucoup plus de jeunes officiers sortent des madrasas que des écoles et collèges nationaux, et près de 30% des officiers de l’Armée de Terre d’aujourd’hui disent être « des militants islamiques et réceptifs aux appels des partis religieux en faveur d’une révolution islamique au Pakistan » (18). L’Inter-Services-Intelligence étant un organisme militaire à 100%, n’échappe pas, bien sûr, à ce courant islamiste.

Le Directeur Général de l’ISI (DG-ISI), aujourd’hui donc le Lieutenant-Général Ehsanul Haq, est secondé par trois directeurs généraux adjoints (DDG, Deputy Directors-General), le premier responsable de la branche « politique » (DDG), le second de la branche « extérieure » (DDG-I) et le troisième responsable de la partie « administration »(DDG-II). L’ISI, dont le quartier général est situé derrière les hauts murs le long de l’avenue Khayban-e-Suharwady au cœur d’Islamabad, est structurée en huit Divisions :

• Le Bureau de coordination du renseignement (Joint Intelligence Bureau, JIB), responsable de la collecte du renseignement émanant de sources ouvertes (Open Sources Intelligence, OSINT) et du renseignement humain (HUMINT), tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Pakistan.

• Le Bureau de coordination du contre-espionnage (Joint Counter-Intelligence Bureau, JCIB), responsable du contre-espionnage aussi bien sur le territoire pakistanais qu’à l’extérieur de celui-ci ; c’est la DST pakistanaise. Quatre Directeurs en assurent le commandement : le Directeur chargé de la surveillance de terrain, des diplomates étrangers et des non-pakistanais présents sur le territoire de la République Islamique du Pakistan ; le Directeur chargé des affaires politiques externes ; le Directeur plus spécialement en charge de l’Asie, de l’Europe et du Moyen-orient ; enfin, un Directeur attaché auprès du Secrétariat du Premier Ministre. Le JCIB recèle également une unité appelée Section de Sécurité Inter Arme (Inter Service Security Section, ISSS) dont la tâche principale est la surveillance des personnels de l’ISI. Le JCIB est présent sous forme de détachements à Lahore, Peshawar, Karachi, Kohat, Rawalpindi, Mardan, Nowshera, Attock, Hyderabad, Tulbul, Gilgit, etc.

• Le Bureau de coordination du renseignement électronique (Joint Signals Intelligence Bureau, JSIB), responsable, lui, de tout ce qui touche de près ou de loin aux communications à l’intérieur et à l’extérieur du Pakistan, ceci sous la coupe d’un Directeur technique du rang de Colonel,. Un grand nombre d’officier et d’hommes travaillant au JSIB sont issus de l’Arme des Transmissions. Le JSIB a des représentations situées à Karachi, Lahore et Peshawar, ces trois unités étant chacune dirigée par un Directeur adjoint. Trois autres Directeurs adjoints assistent le Directeur technique, le premier chargé des communications radio, le second des écoutes et le troisième de la photographie. Notons qu’un grand nombre de stations d’écoutes du JSIB sont situées le long de la frontière avec l’Inde (Bharat). C’est le JSIB qui fournit en matériels radio les agents opérant au Cachemire.

• La Coordination du renseignement Nord (Joint Intelligence North, JIN), chargée de la guerre au Jammu-Cachemire et du contrôle de l’Afghanistan par le biais des Talibans. Elle est chargée de l’« Armée de l’Islam » regroupant des organisations comme le groupe Al Quaeda (La Base) d’Oussama Ben laden, le Harkat-ul-Mujahideen (HUM) et le Jaish-e-Mohammad (JEM) de Maulana Massoud Azhar, le Laskar-e-Toiba, ainsi que le Al Badr. Le Lieutenant-Général Mohammad Aziz, Commandant de Corps d’Armée à Lahore serait (19) le Chef d’Etat-Major clandestin de cette « Armée de l’Islam ».

Notons que le HUM serait membre du Front Islamique International d’Oussama Ben Laden selon le Pattern of Global Terrorism pour l’année 2000, établi par la Division anti-terroriste du Secrétariat d’Etat américain, rendu public le 30 avril 2001. Le HUM (Harkat-ul-Mujahideen) est basé à Muzaffarabad, à Rawalpindi ainsi que dans plusieurs autres villes du Pakistan et d’Afghanistan, mais ses membres mènent des insurrections et des activités terroristes principalement au Cachemire ; ses militants étant entraînés en Afghanistan et au Pakistan. Ce mouvement reçoit des fonds de l’Arabie Saoudite et d’autres pays du Golfe, comme du Pakistan et du Cachemire.

Quant au JEM (Jaish-e-Mohammad), il est lui aussi basé au Pakistan ; il s’est développé rapidement en taille et en capacités depuis que l’ultra fondamentaliste Maulana Massoud Azhar, en a annoncé sa création en février 2001. Le JEM aspire à l’unité du Cachemire et du Pakistan, et il est politiquement aligné avec le parti radical pro Taliban, Jamiat-i Ulema-i Islam (JUI). C’est d’ailleurs le JUI qui est, avec d’autres mouvements salafistes, maître recruteur des milliers de pakistanais combattant en Afghanistan. Le secrétaire général de ce parti, le Docteur Khalid Mehmoud Soomro, déclarait sans complexe : «Soyons clairs ; les groupes Jihad ne peuvent fonctionner ni survivre sans un patronage officiel [pakistanais] . Y aurait-il d’ailleurs un seul centre d’entraînement à la Jihad en mesure d’opérer sans le consentement de l’armée pakistanaise ? D’où pensez-vous que leurs fonds proviennent ? Ils ne pourraient sûrement pas subsister des seuls dons issus d’individus. Ces groupes ont des téléphones mobiles, des land cruisers et des armes. » (20)

En ce qui concerne plus particulièrement le LET (Laskar-e-Toiba), regroupé à Murdke (près de Lahore) et à Muzaffarabad, il entraîne ses militants dans des camps mobiles de l’autre côté du Cachemire pakistanais ainsi qu’en Afghanistan (21). Le LET avance que « plus de 300 de ses martyrs ont été tués auprès des Forces Islamiques en Afghanistan, au Tadjikistan, en Bosnie, en Tchétchénie, au Liban, au Cashmire et ailleurs » (22) .

Pour en revenir au JIN (Joint Intelligence North), il serait également chargé du contrôle sur la culture de l’opium, le raffinement de l’héroïne comme de la contrebande entre le territoire pakistanais et afghan. La sous-section traitant particulièrement de l’Afghanistan est structurée en trois branches : la première s’occupant de l’entraînement et des opérations, la seconde de la distribution des armes et du support logistique, la dernière traitant du problème des réfugiés afghans et de la guerre psychologique. C’est cette dernière qui a réussi un des plus beaux « coups » en pratiquant la désinformation au détriment des afghans anti-Talibans.

Il faut relater ici cette opération car ses conséquences sont aujourd’hui encore bien vivaces. On peut vérifier que pour qualifier les opposants aux Talibans, le terme habituellement usité est celui d’ «Alliance du Nord » ; or, cette appellation n’est autre qu’un terme qui a été crée de toute pièce par le JIN afin de stigmatiser et discréditer ces forces d’opposition, et faire croire à l’opinion internationale qu’il ne s’agit que d’un groupuscule géographiquement et ethniquement circonscrit, alors que ce n’est pas le cas (23). Le seul terme propre et adéquat pour qualifier impartialement la coalition anti-Taliban est et a toujours été ''Front Uni'' ou, dans sa forme intégrale, ''Front Uni Islamique et National pour le Salut de l’Afghanistan'', le Jabha-yi Muttahid-i Islami-yi Milli bara-yi Nijat-i Afghanistan. En un premier temps le JIN a fait circuler cette fausse appellation dans les médias pakistanais, et par le principe bien connu des relais (24), elle est devenue celle de tous les médias occidentaux sans exception…

• La Coordination du renseignement divers (Joint Intelligence Miscellaneous, JIM), en charge des actions secrètes partout dans le monde et de l’acquisition du renseignement sur le nucléaire et la technique balistique (missiles). C’est le JIM qui a permis au Pakistan d’avoir « la bombe ». Le JIM est commandé par un Directeur des opérations qui est lui même secondé par deux adjoints, le premier chargé de l’Europe et des Etats-Unis, le second de l’Asie et du Moyen-Orient.

• La Coordination du renseignement X (Joint Intelligence X, JIX), responsable de l’administration et de la comptabilité des services. Il assure également une aide substantielle au profit des différentes branches de l’ISI ; c’est le JIX qui prépare les estimations du renseignement et l’évaluation des menaces. Le Directeur du JIX est secondé par cinq adjoints, lesquels ont pour tâche : l’administration, le budget, les comptes, les transports et les activités diverses.

• La Coordination du renseignement technique (Joint Intelligence Technical, JIT), qui a la charge de la collecte de tous les renseignements d’ordre technique (TECHINT) autres que ceux touchant aux communications, mais également des recherches et développements portant sur les « artifices » et autres « gadgets » propres aux services spéciaux du monde entier.

• La Branche spéciale (Special Wing), qui a pour mission d’entraîner et de former au renseignement des Forces Armées au sein de l’Académie du Renseignement des Services de Défense (ISI Academy), et qui est aussi responsable des liaisons avec les services et les organismes de sécurité étrangers (Military Liaison Section, MLS). L’Académie est dirigée par un directeur adjoint, qui est assisté par un Officier chargé spécialement des questions des langues étrangères, et d’un autre Officier chargé de l’entraînement technique.

La structure particulière de l’ISI, couvrant à la fois le service extérieur et les renseignements généraux, lui confère un rôle des plus éminent et font de ce service un des plus puissants qui soit ; « c’est une source de pouvoir et une des plus viriles agences de renseignement du Tiers-Monde » (25). A cet égard, des similitudes peuvent être établies entre la structure de l’ISI et celle de l’ancien KGB. C’est en ce sens que le propos d’un ancien officiel du Secrétariat du gouvernement indien prend toute son ampleur ; « En Inde, il y a un point de vue qui circule dans certains cercles et qui avance que la seule possibilité pour l’Inde de lutter contre les activités de l’ISI à son égard est d’avoir une version indienne de l’ISI ; (…) le DIA indien (Defense Intelligence Agency) doit être modelé sur le modèle de l’ISI plutôt que sur le modèle anglais de la Defense Intelligence Staff (DIS) ou sur le modèle américain, qui ont des agences pour l’analyse et l’évaluation du renseignement militaire d’une manière holistique, avec des pouvoirs attribués au renseignement clandestin uniquement pendant les périodes de guerre ou quand elles sont déployées sur des zones de conflits » (26).

Comme le note le spécialiste de l’ISI, B. Raman (27), depuis sa création, il y eut trois moments où la Direction Générale de l’ISI fut à couteaux tirés avec le Chef d’Etat-major de l’Armée de Terre (Chief Of the Army Staff, COAS) ; trois moments qui éclairent les rapports étroits et tumultueux entre le pouvoir exécutif et les services spéciaux.

La première fois, pendant le premier mandat comme Premier Ministre de Benazir Bhutto (28), après un complot déjoué (la « nuit des chacals » du 6 octobre 1989) qui avait réuni des officiers supérieurs de l’ISI, des députés et des dissidents politiques, lesquels visaient à destituer le chef de l’exécutif. C’est pourquoi, afin de réduire les pouvoirs de l’ISI, de réorganiser la communauté du renseignement et d’accroître les pouvoirs des Officiers de Police de l’Intelligence Bureau (davantage l’équivalent de nos RG que de notre DST), Madame Benazir Bhutto a mis fin à la tradition qui voulait que le DG-ISI soit un Lieutenant-Général d’active “recommandé” par le COAS, en nommant en 1989 le Major-Général (ER) Shamsur Rahman Kallue – un homme proche de son père – en remplacement du Lieutenant-Général Hamid Gul ; elle confia au premier la tâche de mettre fin au travail de l’ISI à l’intérieur du pays, et de “civilianiser” l’ISI comme l’Intelligence Bureau. Cet acte du Premier Ministre marqua le début de ses problèmes avec le Général Mirza Aslam Beg, le COAS de l’époque ; cela se termina en août 1990 par la démission de Madame Benazir Bhutto, et rendit le Major-Général (ER) Shamsur Rahman Kallue persona non grata (29). Le Général Beg transféra la responsabilité de la guerre au Jammu-Cachemire et l’assistance aux extrémistes Sikhs du Pendjab de l’ISI à la Direction du Renseignement Militaire, travaillant sous la responsabilité du Chef d’Etat-Major Général (CGS). La mise en place à la tête de l’ISI du Major-Général (ER) Shamsur Rahman Kallue fut cependant “neutralisée” par l’action du Général Beg qui, dès qu’il eut connaissance de la nomination du nouveau DG-ISI, fit transférer les dossiers des principaux hommes politiques du quartier général de l’ISI au quartier général de l’Armée de Terre. Benazir Bhutto avait mis également en place une commission sous la responsabilité du Général de l’Armée de l’Air Zulfiquar Ali Khan, afin de revoir le fonctionnement de l’ensemble des agences de renseignement pakistanais ; toutefois le Premier Ministre devait quitter le pouvoir avant que la mise en place de ces réformes ne fût possible.

La deuxième période tendue eut lieu pendant le premier mandat de Nawaz Sharif (30), quand celui-ci nomma à la tête de l’ISI, le Lieutenant-Général Javed Nasir, un officier Cachemirei fondamentaliste, alors qu’il n’était pas “recommandé” par le COAS pour ce poste. Le COAS de l’époque, le Lieutenant-Général Asif Nawaz Janjua évinça le DG-ISI du Collège des Commandants de Corps mais retransféra néanmoins à l’ISI la responsabilité des affaires concernant le Jammu-Cachemire (J&K), comme l’assistance aux extrémistes Sikhs.

La troisième période de tensions arriva durant le second mandat de Nawaz Sharif (31), quand ce dernier nomma le Lieutenant-Général Ziauddin, un homme du Génie, à la tête de l’ISI, outrepassant les objections du Lieutenant-Général Pervez Musharraf (à l’époque Directeur Général des Opérations Militaires, et actuel chef de l’Etat pakistanais) et ouvrant ainsi le conflit entre les deux personnes. A cette occasion, le Général Musharraf non seulement muta le DG-ISI sortant (le Lieutenant-Général Mohammad Aziz) au Quartier Général comme Chef d’Etat-Major Général (CGS), mais transféra la Coordination du renseignement Nord (Join Intelligence North, JIN) sous le commandement de la Direction Générale de l’Intelligence Militaire (DGMI) supervisé par …le Général Aziz. Il est reconnu (32) que le JIN continua de fonctionner sous la coupe du DGMI même après la nomination du Lieutenant-Général Mahmoud Ahmed, donc après le renversement du Premier Ministre Nawaz Sharif le 12 octobre 1999, suite à la prise de pouvoir par le Général Pervez Musharraf.

Les services secrets pakistanais ont également servi à faire tomber des gouvernements. Il est communément admis que l’ISI aurait mis fin aux jours de l’un des deux frères de l’ancien Premier Ministre Benazir Bhutto, Shah Nawaz Bhutto, en l’empoisonnant sur la Côte d’Azur en 1985. Le but de cet assassinat n’était autre que d’intimider Benazir Bhutto elle-même, afin qu’elle ne revienne pas au Pakistan et qu’elle ne prenne pas la direction de la coalition des onze partis pour la restauration de la démocratie (le Mouvement pour la Restauration de la Démocratie, crée en 1981). Cependant Madame Bhutto revint non seulement au Pakistan en avril 1986 mais aussi au pouvoir en novembre 1988… toutefois elle se vit destituée en août 1990. Pour y arriver, l’ISI lança une opération spéciale. Le 17 juillet 1989, au cours d’une visite d’Etat au Pakistan, une conversation entre le Premier Ministre pakistanais et son homologue indien, Rajiv Gandhi, fit l’objet d’un enregistrement clandestin. La pièce où eut lieu cet entretien avait été « piégée » et truffée de micros par l’ISI ; la discussion avait notamment porté sur une possible réduction des troupes de part et d’autre de la frontière entre les deux pays, Benazir Bhutto ayant apparemment donné son accord de principe à cette proposition. Peu après, le 24 juillet, le Général Beg rencontrait le Président Ghulam Ishaq Khan, et ils décidèrent de mettre fin au mandat de Benazir Bhutto ; afin de convaincre l’opposition et obtenir son soutien dans ce renversement politique, l’enregistrement fut utilisé (33). Il fallut néanmoins attendre des émeutes à caractère politique et des actes de violences dans les rues tant à Karachi qu’à Hyderabad pour que le Président pakistanais Ghulam Isad Khan démît Benazir Bhutto.

Pour bien illustrer le propos concernant le rôle important que l’ISI exerce sur le monde politique pakistanais, rapportons les mots d’un ancien Ministre des Finances pakistanais, le Docteur Mubashir Hassan : « (…) à présent, le monde politique pakistanais est le résultat de manipulations au sommet, et les gagnants sont sans défense devant les services secrets » (34) ; signalons également ce que disait le chef du Awami National Party, Ghulam Ahmad Bilour : « Monsieur Nawaz Sharif ne sait pas ce que l’ISI fait, tout comme l’ISI n’a pas tenu informé Madame Benazir Bhutto sur leurs activités » (35).


L’AFFAIRE AFGHANE

Vis à vis de l’Afghanistan, le Pakistan a joué différentes cartes pour tenter de parvenir à ses fins : mettre en place à Kaboul un Gouvernement à même d’entériner sa nouvelle politique stratégique ; une « stratégie de la profondeur », entamant en cela « l’ouverture d’un troisième cycle géopolitique » (36) de leur pays – après la première période, celle de la guerre froide où le Pakistan fut intégré dans la politique d’endiguement, et après celle qui a suivit sa séparation d’avec le Bengladesh, moment où Islamabad se tourna davantage vers les pays du Golfe et du Proche-Orient. Un seul pays – le Pakistan – estime avoir d’importantes raisons économiques pour justifier son intervention en Afghanistan, apprend-t-on à la lecture d’un rapport canadien datant de juillet 2000, sur Les Interventions extérieures en Afghanistan (37). Sa vision première de l’essor économique de la région était centrée sur la création d’axes de transport (en particulier pour l’énergie) qui traverseraient l’Asie Centrale. Comme il est indispensable qu’une région soit sûre pour y construire et y maintenir des routes et des pipelines, la possibilité qu’une faction – en l’occurrence aujourd’hui les Talibans – contrôle tout l’Afghanistan est vue d’un bon œil par Islamabad. Et ainsi que le dit très bien Olivier Roy, le soutien pakistanais aux moudjahidin afghans « devait légitimement se conclure par un quasi-protectorat sur l’Afghanistan libéré, au nom de l’Islam – mais aussi plus subtilement grâce aux filières ethniques Pachtounes de part et d’autre de la frontière » (38).

Par ailleurs avec l’invasion soviétique en Afghanistan, le Pakistan était devenu pour les Etats-Unis un Etat frontière (frontline state) avec l’URSS, et entrait donc totalement dans la dynamique de roll back engagée par Maison Blanche afin de rétrécir le champ d’action russe, de bloquer leur accès aux mers chaudes (39) et à long terme de mettre fin au pouvoir soviétique au Kremlin ; il s’ensuivit une collaboration “active” de Washington , avec un rôle important joué par la CIA auprès de l’ISI. En dehors des dons du Département d’Etat américain et de certains pays occidentaux, une poignée d’experts du SAS britannique apporta son aide, via le SSG, pour l’entraînement des moudjahidin aux techniques commandos, tout comme les bérets verts et les Navy SEALS américains. La France, ne fut pas en reste, en dispensant un enseignement sur les techniques de surveillance, de communication et de premières urgences. Quant à Israël, elle a fourni des armes, des blindés et même des pièces d’artillerie ; bien sûr ces matériels n’étaient pas de fabrication israélienne, ils avaient été récupérés sur les champs de batailles pendant les guerres de l’Etat hébreu contre les pays arabes (40).

Ainsi, durant le règne du Général Zia (entre 1977 et 1988), la CIA entraîna les services secrets pakistanais ; rappelons que le Pakistan était alors intégré à l’accord d’assistance militaire mutuelle nommée CENTO (Central Treaty Organization). Jouant le jeu de Washington, l’appareil militaire pakistanais, et bien sûr l’ISI, ont ainsi « servi de catalyseur pour la désintégration de l’URSS et l’émergence de six républiques musulmanes en Asie Centrale » (41). Néanmoins, il faut pourtant remarquer qu’en 1980 le Général Zia-Ul-Haq aurait reçu des conseils de prudence (?) de certains pays occidentaux (notamment de la France) concernant le soutien à la résistance afghane (42).

Cependant, la CIA ne s’est jamais impliquée sur le terrain, échaudée qu’elle était des guerres américaines menées au Vietnam et au Laos. Sous les vifs encouragements de la CIA et de l’ISI, qui voulaient transformer la Jihad afghane en une grande guerre menée contre l’URSS, quelque 35 000 intégristes musulmans en provenance de quarante pays islamiques se joignirent à la lutte en Afghanistan entre 1982 et 1992 (43). L’ISI organisa même en 1987 des raids à l’intérieur du Tadjikistan encore soviétique (44). L’aide des Etats-Unis fut marquée par une augmentation substantielle de la quantité d’armes fournies – une aide annuelle régulière équivalente, en 1987, à 65 000 tonnes d’armes –, de même qu’un flot incessant de spécialistes de la CIA et du Pentagone, au quartier général de l’ISI, sur la route principale, près de Rawalpindi (45). L’ISI, grâce au soutien de Langley et de l’aide militaire américaine s’est ainsi rapidement transformée en une « structure parallèle exerçant d’énormes pouvoirs sur tous les aspects de gouvernement », nous dit Dipankar Banerjee (46).

Les Pakistanais veulent bien admettre que leur personnel militaire s’est mêlé autrefois des conflits en Afghanistan. Par exemple, le Brigadier-Général Mohammad Yousaf, directeur du Bureau afghan de l’ISI au milieu des années 80, a avoué que des conseillers pakistanais, œuvrant normalement par équipes de trois hommes, étaient affectés à des unités de moudjahidin : «Les hommes que nous envoyions en Afghanistan étaient des soldats de l’armée pakistanaise relevant du Bureau afghan des services secrets» (47) [lequel regroupe près de deux cent officiers].

L’ISI déterminant concrètement la politique du Pakistan, ce service a tout d’abord joué la “carte Hekmatyar” (un ingénieur Pachtoune originaire de la région de Kunduz) pendant l’occupation soviétique et ce même après le retrait des forces de l’Armée Rouge ; le DG-ISI de l’époque, le Lieutenant-Général Hamid Gul était lui-même un militant islamiste, attaquant violemment les Etats-Unis dans ses propos. En soutenant activement le Hizb-e-Islami de Gulbudine Hekmatyar, le Pakistan défendait l’idée de ce dernier qui souhaitait diriger seul un Afghanistan uni au Pakistan sous la forme d’un “marché commun” islamique. Si l’ISI avait choisi de privilégier la “carte Hekmatyar” c’est en raison de sa faible assise tribale et de ses liens anciens avec les services pakistanais, mais c’est « en s’engageant à reconnaître la frontière que constitue la ligne Mortimer-Durand (48), contestée par tous les régimes de Kaboul jusqu’à ce jour, qu’il a obtenu la sympathie de la hiérarchie militaire » (49). Le Hizb-e-Islami d’Hekmatyar contrôlait en outre l’Afghan News Agency (dont il se servait largement à son profit) et possédait un considérable et perfectionné service de renseignement de toute la résistance, grâce à la formation prodiguée par l’ISI (50). Mais Hekmatyar avait aussi un autre atout à même d’intéresser les services pakistanais : son Hizb-e-Islami était très connu parmi les groupes de moudjahidin pour ses liens dans la filière de l’héroïne (51). Très rigide idéologiquement, le Hizb-e-Islami est proche des Frères Musulmans arabes. Pendant le mandat de Madame Bhutto, la “carte Hekmatyar” ne semblait déjà plus donner toutes les satisfactions ; ainsi, le Premier Ministre confia-t-elle à son Ministre de l’Intérieur de l’époque, le Major-Général Naseerullah Babar, le soin de réfléchir à d’autres possibilités.

Finalement, Gulbudine Hekmatyar échoua à prendre Kaboul malgré l’aide importante de l’ISI et le déluge de roquettes et la destruction de la capitale. Après l’implication d’Hekmatyar dans l’attentat du World Trade Center en 1993, l’ISI lâcha son “protégé” et joua désormais une autre carte avec l’aval des Etats-Unis (52) : les Talibans.

Cette “carte Taliban”, n’est pourtant pas le seul fait de l’ISI ; l’opération fut conçue, nous dit Olivier Roy (53) par la CIA, le chef des services saoudiens (le Prince Turki ben Faysal) et avec bien sûr l’ISI, seul ce dernier étant prêt à “se mouiller”. Ce “travail” fut confié aux Frères Musulmans arabes et au parti islamiste pakistanais Jamaat-i-Islami, d’où sont issus de nombreux conseillers (54) du Général Zia. Soutenus par l’ISI lui-même contrôlé par la CIA, l’Etat islamique taliban a grandement servi les intérêts géopolitiques de Washington en ex-URSS. Le commerce de la drogue dans le Croissant fertile a également servi à financer et équiper l’Armée musulmane bosniaque, dès le début des années 90, et l’Armée de libération du Kosovo (l’UCK). Mais la CIA avait un autre intérêt : utiliser les Talibans dans ses opérations contre l’Iran et pour faciliter la construction de pipelines par Unocal reliant le Turkménistan au Pakistan.

Avec la guerre continuelle sur le sol afghan, de nombreuses personnes ont traversé la frontière pakistanaise et ont grandi dans des camps de réfugiés en un premier temps autour de la ville de Peshawar (la ville la plus proche de la fameuse Khyber Pass, la Passe de Khyber). Peshawar à titre d’exemple, dès le milieu des années quatre-vingt, devint le centre des organisations de Jihad internationale, nous rappelle le Docteur Subhash Kapilla de l’IPCS (55). Le premier bureau fut ouvert par le Docteur Ayman-al-Zawahiri en 1984 ; ce dernier étant devenu depuis l’assistant privilégié d’Oussama Ben Laden. Certains de ces réfugiés – les futurs Talibans – ont fréquenté les écoles religieuses (les madrasas) le long de la frontière ; ils ont développé d’excellentes relations et contacts avec toutes sortes de gens (56), et ils ont pu ainsi pénétrer dans les différents réseaux : des madrasas, du parti déoband (i.e. d’influence wahhabite, saoudienne), le JUI – le parti Jamiat-ul Ulama-i Islam –, du transport et de la contrebande. Ceci leur a donné un très gros avantage au départ parce qu’ils ont pu convaincre le gouvernement de Benazir Bhutto de leur apporter son soutien. Mais Madame Bhutto avait ses propres raisons pour soutenir les Talibans : une société dans laquelle son mari – Asif Zardari – était lié, avait un contrat exclusif pour l’importation de coton turkmène à destination de l’industrie textile pakistanaise, et les Talibans étaient en mesure de protéger les convois de coton des attaques de moudjahidin.

Les liens entre le Pakistan et l’Afghanistan apparaissent à ce moment sous trois angles : « idéologique (fondamentalisme sunnite conservateur), stratégique (protectorat sur l’Afghanistan) et ethnique (les principales madrasas qui recrutent des volontaires sont en zones pakistanaises) (57). Pour autant il serait hasardeux d’affirmer, nous dit Stéphane Allix (58), qu’Islamabad a créé le mouvement Taliban ; il est néanmoins évident, poursuit-il, que « certaines personnalités influentes » s’y sont très vite intéressées. Il n’y aurait donc pas vraiment planification ni contrôle effectif et concret, des Talibans par l’ISI, mais ils y a des « liens » ; par exemple, « le Général Hamid Gul, ancien chef de l’ISI pendant les années 80, est maintenant le chef de file des réseaux islamistes au Pakistan », nous dit Olivier Roy dans une interview à la radio afghane Azadi en novembre 2000. Les Talibans sont un phénomène de grande ampleur qui dépasse largement une manipulation des services secrets pakistanais (ISI). Pour la première fois, peut-être, les Pakistanais ont joué la bonne carte et se sont trouvés en phase avec un mouvement authentiquement populaire, précise Gilles Dorronsoro (59).

Si l’ISI a coordonné l’aide militaire internationale à la résistance afghane en un premier temps, puis apporté son soutien personnel aux Talibans dans un second, elle l’a toujours fait à l’aune de ses intérêts propres et de ceux du Pakistan ; l’ISI on le voit bien, comme tout bon service secret, suscite plus qu’elle ne crée directement, soutient plus qu’elle ne défend en première ligne, bref fait son travail en suivant des méthodes éprouvées.

Avec la guerre du Golfe, il y eut un glissement observable des islamistes révolutionnaires vers un néo-fondamentalisme conservateur ; l’ISI, et donc le Pakistan, développa ouvertement sa “carte Taliban”. En 1995, on trouvait un officier des services pakistanais, le Colonel Imad, conseiller des Talibans. Ahmed Rashid signale (60) que vers le milieu de cette même année 95, des officiers de l’ISI avaient aidé les Talibans à mettre sur pied une nouvelle structure de commandement pour leurs forces armées.

Une autre preuve tangible de la forte présence des services pakistanais en Afghanistan fut donnée par la protestation officielle pakistanaise lors du bombardement américain par missiles de croisières contre les camps dirigés par Ben Laden en août 1998, bombardement qui tua cinq officiers de l’ISI (61). Toujours en 1998, pendant l’été, après un fort soutien logistique pakistanais aux Talibans (quatre cent camionnettes Pic Up neuves sur lesquelles sont mis en affût soit des canons sans recul soit des FM, des mitrailleuses), des officiers de l’ISI se rendaient fréquemment à Kandahar pour aider à la préparation d’une offensive contre les forces du Commandant Massoud ; ce dernier fut d’ailleurs surpris par la fulgurance de l’attaque. Jane’s Defense Weekly confirme à cet égard que « la moitié des hommes et de l’équipement des Talibans provient de l’ISI » (62).

Aujourd’hui encore, des membres de l’ISI stationnent sur le sol afghan. Il est ainsi rapporté (63) que le premier Bataillon du SSG (le Special Service Group dont le QG est situé à Cherat au Pakistan) a ses quartiers dans la ville de Nangarhar, dans l’immeuble appartenant à l’artillerie afghane, précisément là où se trouvait ultérieurement la 110ème Division.

Ce qu’il faut néanmoins reconnaître, c’est que depuis le coup d’état du Général Musharraf de 1999, le Pakistan pratique un certain attentisme vis à vis de l’Afghanistan, tout en continuant de soutenir les Talibans. Cette évolution peut s’expliquer par les pressions exercées par la communauté internationale, notamment par les Etats-Unis, et par la crainte que le conflit afghan ne gagne le Pakistan. Ainsi, après octobre 1999, le Pakistan, s’il continuait à envoyer des munitions en Afghanistan, retirait dans le même temps un certains nombres d’officiers de l’ISI, conseillers militaires des Talibans (64). Et si Islamabad continue néanmoins de soutenir les Talibans c’est parce que le Pakistan craint qu’une éventuelle défaite des “chercheurs en théologie” n’ait des répercussions négatives pour leur sécurité interne. Le gouvernement pakistanais veut éviter l’éclatement de l’Afghanistan, ce qui risquerait de raviver les exigences en vue de la création d’un Etat pachtoune (le Pachtounistan) lequel inclurait une bande substantielle du territoire pakistanais.

On le voit, la politique de l’ISI change peu à peu, utilisant les forces gagnantes ou montantes du moment afin de poursuivre dans les meilleures conditions son « grand jeu » ; par ailleurs, l’Afghanistan est l’un des terrains d’affrontement des forces politiques du Pakistan. Il se pourrait donc que bientôt, l’ISI trouve un autre allié en Afghanistan, et “lâche” donc les Talibans et le Mollah Mohammad Omar Akhounzada.


LA DROGUE AU SERVICE D’UNE POLITIQUE

Toute guerre pose inévitablement la question de son financement, surtout si elle dure ; et cette réalité peut mener certains Etats et services secrets à s’écarter d’une « conduite morale », et ainsi entamer une realpolitik où la drogue devient une arme privilégiée puisque incomparablement efficace. Aucun produit au monde n’apportant une plus value importante comme la drogue (ici l’héroïne), il est ainsi aisé de voir des organisations se commettre dans cette voie, certaines mêmes allant jusqu’à légitimer a posteriori cette activité en avançant des motifs soit idéologiques, religieux, stratégiques, économiques ou géopolitiques.

Lieu d’application par excellence de la géopolitique des drogues, nous dit le rapport 1997 de l’Observatoire Géopolitique des Drogues (65), l’Afghanistan a vu sa production d’opium passer de 200 à 300 tonnes par an en 1979 – date de l’invasion soviétique – à dix fois plus à la fin des années 90. Cette augmentation de la production est due moins au fait de nécessités économiques des moudjahidin que de l’absence d’un Etat capable de contrôler le territoire. L’ISI, poursuit le rapport, a trouvé là « un moyen d’alimenter des caisses noires lui servant à financer des opérations de déstabilisation de l’Inde à travers les rébellions sikhs du Pendjab et musulmanes du Jammu-Cachemire ». Au printemps 1994, l’UNDCP (66) fait effectuer la première enquête de terrain exhaustive dans toute les provinces suspectes pour évaluer la production, d’où il ressort que les cultures de pavot s’étendent sur 80 000 hectares, permettant de récolter 3 200 à 3 300 tonnes d’opium. Cette production place le pays devant la Birmanie, qui produit quant à elle entre 2 600 et 2 800 tonnes d’opium en 1993-1994. Cette nouvelle estimation permet de rappeler que jusqu’en 1993, les seules statistiques concernant le volume des productions d’opium émanaient du département d’Etat américain avec des chiffres bien inférieurs (690 tonnes par an) ; c’est pourquoi, « une délégation des Etats-Unis à Vienne, conduite par des agents de la CIA, s’opposait à la publication des chiffres produits par l’UNDCP » (67). Mais aujourd’hui, les chiffres de l’UNDCP sont reconnus par les Etats-Unis. Par ailleurs, la nomination de Wendy Chamberlin comme Ambassadrice des Etats-Unis au Pakistan ne fut pas fortuite. Cette femme a été par le passé agent de la CIA au Laos, et expert reconnu en narco-terrorisme. Elle aurait été nommée, selon B. Raman (68), pour « coordonner les efforts en vue de surveiller les activités de Ben Laden, des Talibans et des divers groupes narco-terroristes opérant à partir de la région ». Mais surveiller n’est pas punir, ni éradiquer, mais surveiller c’est avant tout…contrôler.

Chronologiquement, c’est avec le déclenchement de la guerre contre les Soviétiques que s’est mis en place à partir de 1980 – sous le règne du Général Zia – l’ “industrie de la drogue”. Et ce qui aurait incité les Américains à soutenir et protéger cette production « comme arme de guerre », ce serait une intervention d’Alexandre de Marenches à la fin de l’année 1980 auprès de Bill Casey, directeur de la CIA de l’époque. Le Comte de Marenches aurait suggéré à son homologue américain qu’il serait judicieux pour les services occidentaux, d’aider les moudjahidin à produire l’héroïne afin d’intoxiquer les soldats de l’Armée Rouge. Bill Casey aurait très apprécié cette idée, et aurait conduit le chef du SDECE auprès de Ronald Reagan ; ce dernier, enthousiasmé, aurait donné son aval. Cependant, des réticences émanant de certaines sections de la CIA auraient fait abandonner le projet.

Néanmoins, la production s’est d’autant plus développée qu’à partir de janvier 1992 (mais annoncé à l’automne 1991), les Etats-Unis comme la Russie se sont engagées à ne plus financer –directement, cela va sans dire – leurs anciens protégés. L’opium est ainsi devenu un véritable nerf de la guerre pour un certains nombre de chefs de guerre afghans privés de l’appui de leurs puissants protecteurs. Mais le Pakistan, avec des dépenses militaires qui représentent 40% du budget national, a trouvé lui aussi, par la drogue, le moyen idéal pour financer ses activités. Les services secrets occidentaux se disent d’ailleurs persuadés (69) qu’une partie de l’équipement de l’armée pakistanaise est payée par des caisses noires alimentées par l’argent de l’héroïne.

L’ISI a donc profité de la situation de guerre civile en Afghanistan pour prendre en main le trafic d’héroïne ; le Pakistan étant un pays représentant une identité islamique, « il était de son devoir de faire prédominer l’Islam dans la région, peu importe les moyens utilisés »  (70). Ces trafics ont commencé avec l’implication des militaires de l’ISI ayant « des liens familiaux avec des grands barons de l’héroïne des zones tribales et du Pendjab » (71). Dans les années 80, le Brigadier-Général Imtiaz, qui travaillait sous les ordres du DG-ISI de l'époque, le Lieutenant-génarl Hamid Gul, aurait dirigé une cellule afin d’utiliser l’héroïne pour les actions clandestines, avec l’aval de la CIA (72). C’est ainsi que les camions scellés qui emportaient des armes dans les régions libérées revenaient chargés d’opium ; cet opium était ensuite livré aux laboratoires des zones tribales (sur le territoire pakistanais). Des centaines de laboratoires ont été mis sur pied à la frontière pakistano-afghane dans le Balouchistan (provinces du Nimruz, du Helmand et de Kandahar) par des leaders afghans et des groupes d’affaires locaux, sous la protection de l’ISI. Une grande partie de ce trafic avait pour but « l’enrichissement personnel de certains militaires et constituait une prise en main par l’Etat pakistanais des ressources fournies par la drogue » (73). Même la CIA, dans un rapport secret de 1993 sur le trafic de drogue au Pakistan (des extraits de ce rapport sont parus dans un quotidien pakistanais The Frontier Post), relatait comment l’ISI était profondément impliquée, tout comme le gouvernement, avec les narco-mafia. Pour prouver s’il le fallait les liens existants entre les services d’Islamabad et les barons de la drogue pakistanais, citons Haji Sahib, un des plus gros investisseurs sur le marché des changes, mais aussi « un des principaux blanchisseurs d’argent provenant du trafic de drogue et du trafic d’armes pour le compte de l’ISI » (74). Mais la drogue se retrouve à tous les niveaux de la société pakistanaise, comme dans le financement des partis politiques (75) ; citons le Islami Jamhouri Ittihad (IJI), opposé à Benazir Bhutto lors des élections de 1993-1994 et qui a été soupçonné d’avoir reçu des fonds issu du trafic de drogue par l’ISI.

La CIA contrôlait néanmoins indirectement le commerce de l’héroïne, malgré la réticence supposée du début des années 80. En 1995, le directeur des opérations de la CIA en Afghanistan, Charles Cogan, avait admis que la CIA avait sacrifié la guerre contre la drogue pour se consacrer à la Guerre froide. « Notre mission principale était d’infliger le plus de dommage possible aux Soviétiques. Nous n’avions pas vraiment les ressources et le temps requis pour enquêter sur le commerce de la drogue. […] Je ne crois pas que nous ayons à nous excuser de cela. Toute situation à ses inconvénients. […] Il y a eu un inconvénient au niveau du narco-trafic, oui. Mais l’objectif principal a été atteint. Les Soviétiques ont quitté l’Afghanistan  » (76). Par ailleurs, il a pu être établi que les missiles Sol-Air Stinger, qui ont fait perdre en 1987 aux soviétiques et aux gouvernementaux afghans la maîtrise du ciel, avaient été livrés en priorité dans les zones où se trouvaient les plus importantes productions de pavot (77).

Reconnaissant les « bons et loyaux services » du Général Musharraf pendant la guerre d’Afghanistan, la CIA se voit pourtant contredite par le Bureau de contrôle des narcotiques américains qui émet des réserves sur Musharraf, à propos des relations que ce dernier aurait avec les trafiquants, notamment avec ceux présents dans la province pakistanaise du Nord-Ouest et les zones tribales (Provincially Administrated Tribal Areas et Federally Administrated Tribal Areas). Dans ces provinces, l’apport économique issu du trafic de drogue provoqua un véritable boom économique dont les bénéficiaires n’étaient autres que les narco-barons, pour la plupart de familles Pachtounes. La lecture des différents rapports de l’OGD, des sources provenant des services secrets occidentaux permettent de considérer, nous dit Saïma Ashraf, comme fort probable l’implication du Général Zia, de manière directe ou indirecte dans le trafic de stupéfiants au Pakistan. Il ajoute même que deux anciens chefs des services anti-drogue pakistanais déclarent être convaincus de « la part active de Zia dans la mise en place des réseaux du trafic d’héroïne ». Alain Labrousse, spécialiste français du trafic de drogue, en arrive lui aussi aux mêmes conclusions.

Cette drogue présente en grande quantité sur le sol pakistanais a fait augmenter considérablement le nombre de toxicomanes dans ce pays (78), mais l’essentiel du produit est destiné à l’extérieur. Ainsi, chaque année, rapporte Interpol (79), cent tonnes d’héroïne, après avoir traversé le Pakistan du Nord au Sud, sont acheminées en Europe par les voies maritimes, aériennes et surtout empruntent les routes des Balkans via l’Iran et la Turquie.

La drogue entre dans une logique géopolitique mais aussi religieuse, eschatologique ; les Talibans, qui contrôlent 97% des zones de production d’héroïne, ont mis sur pied un discours simpliste, à usage interne, pour justifier leur attitude vis à vis de la drogue : tout d’abord rien n’interdit dans le Coran la production d’opium, et enfin, les clients de ces psychotropes sont d’abord et avant tout des infidèles. Le pays des Taliban, ces laudateurs du rigorisme, « fournit aujourd’hui 80% de l’héroïne qui s’écoule dans les rues d’Europe » (80), et l’ISI n’y est pas pour rien. Certes, Kaboul s’est engagée très tôt à enrayer le trafic de haschich, et force est de constater que l’action engagée fut efficace dans ce domaine ; mais la production d’opium quant à elle ne fut jamais touchée, mis à part des opérations factices à destination des médias occidentaux. Les Talibans touchent de l’argent sur les productions d’opium, et ne rechignent pas devant un apport constant et important d’argent généré par la zakat (taxe religieuse traditionnelle de 10%, normalement reversées aux pauvres). Au prix de vente de l’opium fermier, environ 60 dollars le kilogramme, cela représente pour les 1 500 tonnes des seules régions du Sud, neuf millions de dollars qui entrent dans les caisses des Talibans.

Si les Américains ont commencé en 1997 à changer d’attitude et à réorienter leur politique vis à vis de l’Afghanistan, c’est tout d’abord à cause du traitement que les Talibans et leurs milices infligent aux femmes. Néanmoins, c’est en 1998-1999 que ce renversement d’attitude s’est vraiment accentué. A cela, quatre facteurs essentiels : le soutien de Kaboul à Oussama Ben laden, la suspension en décembre 1998 par la société Unocal de ses activités dans le cadre du projet de pipeline transafghan, une hausse vertigineuse de la production de stupéfiants en Afghanistan, et un léger réchauffement des relations entre les Etats-Unis et l’Iran.

Malheureusement, la production d’opium à grande échelle étant lancée, les réseaux développés, les circuits de blanchiment organisés, rien ne semble pouvoir mettre fin à cette culture de mort dans la région, surtout quand des services secrets importants, telle l’ISI, en sont un des acteurs principaux.


CONCLUSION

Si l’on peut concevoir qu’un service secret utilise des voies dépassant le cadre de la loi, rien ne peut justifier la politique d’apprenti sorcier pratiquée par certains d’entre eux. S’engager dans une action secrète demande à ce que l’on tienne la chose entièrement, à ce que l’on maîtrise totalement la situation, en aval surtout. A jouer les voyous, à fréquenter cette engeance, à agir comme tel, vient un moment où l’on ne distingue plus qui est qui. Au nom de quoi, un service secret peut-il justifier de son rôle actif conjointement dans le terrorisme international, l’assassinat politique, le trafic de drogue ? Comment accepter de telles pratiques ? Une fin juste justifie des moyens justes, et certes peut-être pas “moraux” si l’on n’est pas naïf, mais en tout état de cause, la fin doit être juste, justifiable, morale.

L’ISI est aujourd’hui un service tentaculaire, omnipotent, non contrôlé, à contrario des services spéciaux de certains pays européens. Ce service bénéficie par ailleurs de la complaisance de puissances étrangères, de l’impunité la plus totale, et ce malgré les rapports, témoignages et autres informations sur ses méfaits. Il devient urgent tant pour le bénéfice des pays qui pourraient un jour être amenés à en pâtir (à la façon d’un 11 septembre) que pour le Pakistan lui-même – en tout cas des forces morales de ce pays, car elles existent encore – de revoir et repenser ce que peut être un service secret, ce que peuvent être ses méthodes, ses prérogatives, son champ d’action, sa structure et surtout sa doctrine (81).

Un chef afghan du XIXème siècle, Emir Abdur Rahman, décrivait son pays – à l’époque, enjeu de la Russie et de la Grande-Bretagne – comme une chèvre entre deux lions ; espérons que la chèvre actuelle trouve un berger afghan, et que les lions d’aujourd’hui (Pakistan, Iran, Etats-Unis, etc.) soient plus éduqués et respectueux du Droit international. Le Pakistan qui semble voué à tenir à court terme le rôle qui fut celui de l’Iran mais cette fois dans le monde sunnite – courant le plus important du monde musulman – ne présage pas un avenir serein, et pas uniquement pour la région de l’Asie du Sud. C’est pourquoi il est fort à parier que lorsque les idées salafistes seront officiellement au pouvoir à Islamabad et qu’elles agiront en conséquence, une nouvelle recomposition des alliances s’opèrera de par le monde, l’Inde, l’Iran comme la Chine devenant alors vraisemblablement les nouveaux alliés courtisés des nations occidentales.


Pour les notes indiquées dans ce texte, se reporter au texte Notes du texte « Le grand jeu de L’ISI (Inter Services Intelligence) », de Philippe Raggi, dans la même rubrique “Analyse”.