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27 janvier 2004 — Un des rares domaines spécialisés de l’aviation militaire où les Américains gardaient le monopole était celui des ravitailleurs en vol. Cela n’est plus vrai du tout. Les ambitions de BAE, l’énorme consortium britannique, étaient d’établir la première grande société de technologies militaires et d’aviation transatlantique. Elles sont aujourd’hui ridiculisées, alors que BAE ne parvient même plus à décrocher ses marchés “nationaux”. (La parole de Geoffrey Hoon, il y a un an, était prémonitoire : « BAE is no longer British ».
Ce qui justifie ces considérations introductrices, c’est l’énorme marché de £13 milliards que vient de remporter EADS-Airbus, pour le rééquipement de la flotte de ravitailleurs en vol de la Royal Air Force. (EADS a avec lui, dans sa proposition “Air tanker” qui émane évidemment du consortium Airbus, l’anglais Rolls-Royce et le français Thalés.) Le vaincu, c’est BAE, qui faisait équipe avec Boeing.
• C’est la fin du monopole absolu qu’exerçait Boeing sur le domaine, depuis les KB-29 et KB-50 de la fin des années 1940, puis avec les commandes KC-135, version ravitailleur du Boeing 707 développée à partir de 1954. (Le KC-10, autre avion ravitailleur important et version ravitailleur du McDonnell Douglas DC-10, a également abouti à Boeing avec le rachat de McDonnell Douglas en 1997.)
• C’est aussi l’entrée de l’Europe dans un domaine stratégique par excellence, où elle était jusqu’alors dépendante des USA. (Sauf les Britanniques qui avaient développé une version ravitailleur du Vickers VC-10, tous les Européens achetaient des ravitailleurs chez Boeing, — c’est-à-dire principalement les Français, qui en eurent besoin d’abord pour leurs Mirage IV.) Ce n’est pas à proprement parler une prouesse technique, la technologie du ravitaillement en vol étant aisément maîtrisable, mais c’est un événement stratégique. Normalement, d’autres Européens devraient suivre les Britanniques, principalement les Français, de façon à renforcer cette production stratégique fondamentale qui contribue fortement à faire entrer Airbus dans le domaine militaire (en plus du A400M).
• C’est évidemment un échec considérable pour le “camp” anglo-saxon, puisque les Britanniques de BAE ont voulu effectivement constituer un tel “camp”, en privilégiant les alliances transatlantiques. BAE va connaître des difficultés encore grandissantes avec cet échec, tandis que Boeing se trouve un peu plus en difficultés et sur la défensive.
Les conditions imposées par le Ministry of Defense (MoD) britannique
sont par ailleurs draconiennes, pour tenter de limiter les coûts. Ce ne sera certainement pas un marché facile à exécuter, ce qui est à l’image des temps. L’interprétation à privilégier est également politique, comme font certains commentateurs, notamment le Guardian : « [The décision] also underlines a pro-European tilt by Tony Blair after his rows with France and Germany over Iraq. The prime minister also played a crucial role in the earlier decision to arm the controversial Eurofighter jets with a pan-European missile, Meteor, rather than an American rival from Raytheon. » (On appréciera, dans ce commentaire, la reconnaissance implicite qu’un accord avec BAE aurait constitué le contraire d’une décision pro-européenne, c’est-à-dire, dans ce cas, une décision pro-américaine. C’est là le cas qui est fait aujourd’hui de BAE dans les commentaires britanniques.)
On sera par contre plus réservé sur les commentaires qui font de cette victoire de EADS un pas décisif vers le marché américain («RAF contract winners target US», selon le Guardian). Certes, Boeing se trouve aujourd’hui, aux USA, en grandes difficultés pour le marché du renouvellement des KC-135, avec un marché de leasing de 100 Boeing 767 ravitailleurs qui est une “horreur budgétaire” destiné, sans la moindre vergogne, à renflouer les caisses de Boeing. EADS/Airbus pense qu’il y a une chance sérieuse de convaincre l’USAF de rouvrir le marché et de considérer l’offre européenne.
Il n’est pas sûr que la victoire britannique de EADS/Airbus renforce cette perspective. Elle fragilise Boeing et, dans le contexte présent, il peut naître au Congrès un sentiment très fort de la nécessité de protéger Boeing, ou ce qu’il reste de Boeing. Autant le Congrès et l’USAF ont été et restent encore agacés de dépendre du monopole de Boeing, jusqu’alors omniprésent ; autant ils peuvent décider qu’il est encore moins question de favoriser une évolution qui pourrait conduire à un monopole de EADS/Airbus.
D’une façon plus générale, cet événement symbolise l’extraordinaire dissolution du mythe de la supériorité du modèle anglo-saxon, basé sur le poids, sur la privatisation à outrance, sur la compétition sans souci de l’intérêt ou de la préférence nationals, sur l’internationalisation et sur l’axe transatlantique. La situation de BAE, responsable majeur par ailleurs de l’énorme “trou” du budget britannique de la défense (
£3 milliards de livres pour 2003) est au centre de ce constat ; mais le MoD l’est à peine moins, lui qui a introduit, depuis 1995-97, des méthodes de privatisation et de compétition basées sur les seules lois du marché, présentées partout comme d’audacieuses réformes permettant des réductions importantes dans les dépenses de défense.