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220513 décembre 2015 – J’ai pris l’habitude, un peu au hasard du temps perdu, de m’attarder à l’émission 28 minutes (autour de 20H10-20H40) d’Elisabeth Quinn, sur Arte. C’est la sorte d’émission un peu intello-bobo, parfois intéressante objectivement, qui donne dans tous les cas une bonne indication de la température dans la parti des salonards, à Paris et dans les capitales des mêmes latitudes. Bref, on est au cœur du bloc BAO sans y être totalement emprisonnés... Ce qui me conduit à m’attarder à cette émission du 9 décembre (voyez le DVD de la chose sur le site de l’émission). C’était une émission spéciale avec l’invité, le journaliste russe Vladimir Pozner. Il a 81 ans, Pozner, et en paraît 60, il parle excellemment le français, aussi bien que son russe. Sa vie est une aventure : son père, juif russe, a quitté l’URSS au début des années 1920, s’est arrêté à Paris où il a épousé une française catholique. La famille a quitté la France pour les USA en 1940. Quelques années plus tard, le couple divorce et le père, soupçonné d’être un agent soviétique, doit quitter les USA en catastrophe ; c’était d’ailleurs vrai, comme Vladimir le découvre dans des archives déclassifiées en 1994, son père était bien un agent du NKVD rebaptisé KGB. Depuis Vladimir, a trouvé sa voie de journaliste, d’abord soviétique pur-jus puis jouant un rôle dans le pont de la communication entre l’Est et l’Ouest, puis entre le bloc-BAO et la Russie. (Voyez sa bio sur Wikipédia, drôle d’aventure...) On pourrait dire, – je risque ce jugement avec une extrême prudence, on va voir pourquoi, – qu’il serait plutôt proche du parti des “occidentalistes” en Russie, celui que haïssent les nationalistes-mystiques à-la-Douguine, installés sur l’héritage de Soljenitsyne.
Avec Pozner, nous nous trouvâmes face à une bestiole de grand poids et, de mon point de vue, extrêmement déroutante si l’on s’en tient aux évènements courants et à l’opinion et le sentiment qu’il nous en donna. D’un côté, – et je prends le sens inverse de ses interventions parce que je veux rétablir une hiérarchie en terminant par l’essentiel après avoir écarté l’accessoire, – d’un côté Pozner prend bien garde de souligner qu’il n’est nullement un partisan de Poutine, qu’il le critique, qu’il juge qu’il n’y a pas de liberté de parole dans le métier qu’il exerce (cela essentiellement pour la TV, la presse écrite et la radio étant laissé “assez libres” sinon complètement de son point de vue). D’un autre côté, lorsqu’on l’interroge (“Où en est le Russe aujourd’hui ?” “Qu’est-ce que c’est que l’âme russe ?”), Pozner abandonne les stéréotypes et devient soudain intarissable, ardent, plein d’une conviction presque mystique. “Aujourd’hui, le Russe est fier”, dit-il comme s’il éprouvait lui-même cette fierté, “il a retrouvé sa patrie et la Nation russe”, son pays est respecté, il “tient son rang” qui est une spécificité historique et souveraine qui lui est due ; et tout cela, grâce à Poutine, poursuit Pozner, et c’est pour cela que plus de quatre-vingt pour cent des Russes le soutiennent...
(Curieux paradoxe, dirait l’esprit critique, presque une contradiction... D’un côté, – je poursuis ce balancement, – le constat de la propagande du gouvernement pour forger l’opinion du Russe comme si celle-ci avait besoin de l’être, d’un autre côté la suggestion que l’écrasante majorité des Russes est derrière Poutine, sans nécessité de TV ni de rien d’autre de cette sorte qui en appelle à la communication, d’un seul élan qui vient de l’“âme russe“, parce qu’il a, Poutine, restauré le rang du grand pays... On ajoutera, pour être juste, que ce n’est pas sans ironie, comme s’il savait bien qu’il sacrifie aux stéréotypes, que Pozner termine sa tirade sur la pression du gouvernement russe sur la TV en ajoutant “d’ailleurs, aux États-Unis c’est la même chose”. Tout le monde parmi les protagonistes de l’émission entend cela, et notamment l’équivalence ainsi établie, comme allant de soi.)
Dans le courant de l’émission, Pozner est rejoint par un Français, l’homme d’affaires Jean-Michel Cosnuau, un des rois de la nuit à Moscou, qui vient de publier son livre Froid devant ! où il nous conte son aventure russe. Cosnuau a notamment établi une chaîne de boîtes de nuit qui le ferait classer dans une catégorie peu ragoûtante, à la fois postmoderne et affairiste ; mais voilà qu’il précise qu’il est venu en aide aux retraités moscovites des années 1990 qui n’avaient plus rien à manger grâce au libéralisme éclairé ; voilà enfin qu’il se déclare également mystique, qu’il fait grand cas de sa conversion à l’orthodoxie, et qu’il s’est fait ainsi, au fond, pour mieux comprendre les Russes sinon pour “se reconstruire Russe”... « Mais comme disait Dostoïevski, on ne peut pas comprendre les Russes sans être orthodoxe » nous confie Cosnuau, et tout le monde, athés, journaliste russe et chroniqueurs parisiens, jusqu’à un sourire de complicité de Renaud Dély l’habituel imprécateur antipoutinien, de s’exclamer joyeusement, en pleine russophilie !
Si j’en viens à ces détails de l’émission, pour laisser le fond à d’autres envolées, c’est parce qu’il m’importe de parler de ce quelque chose d’indéfinissable sinon par un détail échappé ou l’autre, qu’on nomme “le climat”. Si je m’attache à cet objet, cette émission, c’est à cause du “climat” où je l’ai vu baignée, et qu’il s’agit d’un changement extraordinaire par rapport à ce qui sévissait en fait d’orages et d’averses déchaînées d’imprécations, il y a quelques mois, voire quelques semaines, dans cette même émission comme dans tant d’autres. Dans les salons et sur les plateaux, il était impossible de voir prononcer (j’insiste sur cette idée de “vision”) le mot “Russe”, le mot “Russie” ou le mot “Poutine” sans aussitôt ressentir comme si on la voyait déferler une vague de haine née d’une houle de mépris avec son cortège de ricanements et de regards furieux sortis d’un tableau d’un Breughel qui se serait fait peintre des odyssées maritimes de la haine. Je ne me suis jamais attardé à ces exercices de pleine mer mais je les ai ressenties avec une force incroyable, ce climat antirusse qui ressemblait à une croisade sans la moindre pitié possible, où toute nuance, toute interrogation, toute explication étaient aussitôt ressenties comme la preuve ultime de la trahison. J’insiste là-dessus il a encore trois mois, deux mois, c’était bien le cas, sans nul doute... Et puis, brusquement mais subrepticement, sans faire aucun bruit, les choses ont basculé.
Tout au long de ces 28 minutes, là où d’habitude l’on ramassait les vomissures des cœurs fragiles qui s’étaient brisées à l’évocation des monstres de Moscou et de Saint-Petersbourg, l’air est léger et libre comme l’air. L’on parle de Poutine et de Russie comme si l’on parlait du dernier film de Spielberg ou de la dernière chemise de BHL. Il s’agit d’un nouveau “climat”, en France parisienne essentiellement, dont j’ai eu l’écho par ailleurs et très récemment à la suite d’une rencontre entre ce que je nommerais “un correspondant ami“ et une délégation officielle française, dans le cadre européen. Il n’y a rien de sensationnel à annoncer, c’est-à-dire rien qu’on ne connaisse, comme une certaine coopération entre Français et Russes en Syrie, mais il y a surtout, là aussi, un “climat”. Les officiels ne se cachent plus pour dire des choses assez positives sur les Russes ; ils montrent une certaine estime, un certain respect pour les forces et l’emploi des forces que ces Russes manifestent en Syrie ; le ton est plutôt enjoué, “normal” dirait-on, et il n’y a plus cette raideur hostile et absolument fermée qu’on connaissait jusqu’ici. On continue à chuchoter comme on le fait depuis quelques semaines à propos de la possibilité d’un départ de Fabius-Talleyrand, très fatigué, épuisé même par ses considérations philosophiques, extrêmement marqué par ses incantations et ses pronostics concernant la moralité et la longévité d’Assad... (Et l’on chuchote avec entêtement le nom d’une possible remplaçante : Elisabeth Guigou, – on verra, – tout cela, salade politique habituelle.)
Qui a ordonné ce “climat”, qui l’a mis en scène pour qu’il nous réchauffe le cœur ? Apparemment personne, mis à part quelques chuchotements du président-poire, et je croirais volontiers, cela par intuition beaucoup plus que par certitude, qu’il n’y a eu effectivement aucune consigne parfaitement énoncée et justement comprise. Simplement, le “climat” a changé, et cela constitue un mystère intéressant lorsqu’on a en mémoire, pour ceux qui s’intéresse à cet outil assez utile, le déchaînement continu d’imprécations, le déferlement d’une haine d’autant plus furieuse qu’elle est aveugle et ne comprend pas vraiment pourquoi et contre quoi elle s’exerce. Il y a donc des “courants”, comme dans un véritable “climat”, qui changent d’orientation et qui, brusquement, changent le “climat”. Je n’y vois aucune manipulation humaine, aucune démarche rationnelle, rien qui puisse être décrit et explicité selon les normes courantes. On observera, par exemple, que si le “climat” est excellent et particulièrement russophile, les mêmes montages narrativistes subsistent, à propos de la Russie et de l’Ukraine, d’Assad, etc., mais ils sont répétés en passant, comme si cela était accessoire ; ils n’ont plus le poids qu’on leur connaissait, ils ne paraissent plus avoir de réelle substance, ils sont là pour la galerie, pour la décoration. Là aussi, le “climat” est passé avec son changement, rendant ces montages extrêmement légers, presque inconsistants, comme s’ils étaient privés de leurs capacités de déclencher des réactions furieuses.
Je crois qu’il faut observer et écouter le système de la communication parce que cette chose est bien plus qu’une machine à faire circuler les informations, fût-ce de la désinformation ou de la mésinformation. Il y a, dans la constitution et le fonctionnement du système de la communication comme je le conçois pour mon compte, c’est-à-dire comme un phénomène absolument nouveau et spécifique dans notre temps, bien des choses cachées qui nous échappent. (Je veux dire, pour être précis : qui échappent aux humains d’une façon générale, même les plus roués, même les plus “complotistes”.) Les actes, les politiques, les agitations qui empruntent son canal, – qui est aujourd’hui un canal obligé parce qu’il règle la puissance, – sont soumis à des traitements mystérieux. Cette alchimie énigmatique et hypothétique rend les attitudes et les comportements humains extrêmement vulnérables, insaisissables, absolument incertains. La machine de fabrication de la propagande, extrêmement humaine celle-là et qui ne peut être confondue avec le système de la communication, peut fonctionner à plein, et continue à fonctionner à plein comme on le voit ici et là, dans les déclarations d’un porte-parole, dans les décisions absolument automatiques et pavloviennes de reconduction des sanctions antirusses, dans les déclarations d’un Obama transformé en une marionnette de ses propres méandres politiques, en mystère indéchiffrable de sa propre énigme ; pourtant et soudain, voilà que “la mayonnaise ne prend plus”, et par conséquence évidente elle n’influe plus guère sur le “climat” qu’elle croyait avoir maîtrisé et qui est parti vers un autre épisode sans qu’on n’en ait rien prévu.
On dirait évidemment, pour objecter dans le cas qui nous occupe, que l’intervention russe en Syrie est pour beaucoup dans ce changement de “climat” ; et puis 11/13 à Paris, derrière cela. C’est vrai parce que cette intervention est un événement de grande importance, tandis que les attentats de Paris ont été interprétés dans le sens qu’on a vu, et donc tout cela a sa place dans le “climat” et son changement. Il reste qu’il y a trois mois, six mois, neuf mois, la réaction aurait pu être, non aurait été totalement différente, c’est-à-dire exactement inverse, avec autant d’arguments qui seraient essentiellement autant de montages qui furent pris au sérieux, comme le fait comprendre et nous rappeler la propagande qui se poursuit, mais qui tourne plutôt à vide désormais par contraste avec ce qui se passait en 2014 et dans huit-neuf premiers mois de 2015. Cela signifie que le “climat“ nouveau force une réaction nouvelle, différente jusqu'à être l'inverse, beaucoup plus inconsciente qu’on ne penserait, qui se trouve dans le comportement, la tonalité d’une voix, la détente de la réunion succédant à la tension d’il y a quelques temps. De quelque façon qu’on tourne le problème, on se heurte au même mystère, à la même énigme de cette insaisissabilité du système de la communication dont on sait combien l’on chérit, sur ce site, son caractère de Janus qui fait qu’il peut servir absolument le déchaînement du Système un jour et, du jour au lendemain, devenir un fantastique outil antiSystème. Ma conviction est que nous ne savons ni pourquoi, ni comment se déclenche et se déroule cet événement, d’autant plus que l’accélération de l’Histoire et la contraction du temps qui l’accompagnent mettent, par la vitesse même, l’ensemble de ce système hors de portée de quelque maîtrise humaine assurée que ce soit. Tantôt on croit le saisir ou même on le saisit, aussitôt il vous échappe alors que vous croyez pouvoir en user sur l’instant.
Je crois que c’est l’une des très grandes énigmes et un des très grands mystères de notre temps, de cette mystérieuse et énigmatique époque de désordre où les êtres humains, les sapiens, se perdent comme dans un dédale de connaissances assurées qui ne cessent de voler en éclat au rythme de la communication. Nous savons, nous croyons savoir, et notre connaissance de notre savoir s’est déjà envolée.
... C’est dire qu’il ne faudrait certes pas prendre un instant cette chronique pour le constat triomphant d’un changement de politique qui enchanterait certains esprits antiSystème. Ce n’est pas le cas. Il s’agit, de façon bien différente, du constat que notre monde nous échappe de plus en plus, que notre époque s’éloigne de plus en plus de nous. Non seulement il n’y a plus de réalité (voir “vérités-de-situation & Vérité”), mais encore il n’y a plus de perception qui puisse nous laisser espérer que nous puissions retrouver cette réalité perdue, – bien sûr, dans les conditions présentes, existantes, répertoriées et cataloguées, et sans préjuger de conditions nouvelles qui pourraient survenir et renverser complètement cette situation. Mon sentiment est que le monde où nous vivons s’éloigne de nous pour mieux changer sans que nous nous en apercevions, ou du moins pas encore pour la plupart d’entre nous. Le système de la communication est l’outil de cette dissimulation d’une transmutation qui nous échappe. Il nous balade d’un “climat” l’autre sans que nous puissions évaluer et comprendre ces changements, simplement placés devant leurs effets. Par contre, j’entretiens une certitude, moi, qui est celle d’être absolument assuré que celui qui a toutes ses plumes à perdre dans cette aventure jusqu’à nous apparaître comme “le roi est nu”, c’est le Système, car c’est bien lui qui est la véritable cible de ce bouleversement gigantesque et indéterminé, parce que c’est bien lui qui est le “roi de notre monde” en cours de dissolution, lui le créateur de la monstruosité immonde que cette chose est devenue ; “maître de notre monde”, c’est-à-dire “maître de l’im-monde”, aujourd’hui confronté à l’incertitude terrible de l’action de forces qui échappent à ses propres capacités.
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