Ainsi Rumsfeld avait-il raison...

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Ainsi Rumsfeld avait-il raison...

Nous revenons à une nouvelle du 14 août 2015, Sur le Lexington Institute et du fait de l’honorable Daniel Gouré, Ph.D. On connaît Gouré : solide guerrier très bien rétribué de la communication favorable au complexe militaro-industriel, un de ces experts “de luxe” du Système, dont le Système n’a qu’à se louer. (Voir notamment le 1er septembre 2014, où nous citons Gouré et donnons quelques précisions à son propos ... Ce qui nécessite un “à-propos” : jusqu’ici, nous orthographions son nom à l’anglo-saxonne [“Goure”], alors qu’il s’avère que son nom est orné, fait rarissime, d’un accent, et donc bien Gouré.) Gouré est donc une source au-dessous de tout soupçon, – nous voulons dire par là : inutile de le soupçonner puisque la culpabilité est avérée... Il faut donc d’autant plus l’écouter quand il vous dévoile ou vous commente des nouvelles du Pentagone dans le sens de l’abracadabrantesques. Aucun risque qu’il l’ait fait par une sorte de fureur antagoniste du Système.

... Or, cette nouvelle du 14 août vaut le déplacement. Nous parlons du caractère technique de la chose, mais surtout de sa dimension symbolique, à cause de ce qu’elle implique de la situation bureaucratico-technologique, c’est-à-dire de ce qu’elle nous dit de la situation de notre civilisation. Il s’agit donc d’un programme de l’USAF pour la mise au point d’un “supercomputer”, qu’elle demande pour 2018, passant pour ce faire (point important) par le processus général du système d’acquisition du Pentagone ... “Point important”, certes, puisque le but de ce programme est de donner à l’USAF un “outil” pour “attaquer”... le système d’acquisition du Pentagone. Il s’agit de pénétrer ce système et tenter de comprendre comment il fonctionne en analysant les milliards et milliards de données auxquelles le “supercomputer” aurait théoriquement accès ; tenter de comprendre, par exemple, pourquoi et comment lorsqu’on veut au départ (en 1993-1995) un chasseur qui doit être vendu entre $27 millions et $41 millions l’unité selon les versions, avec les capacités d’opérer du sol, d’un porte-avions ou en décollage vertical pour effectuer un certain nombre de missions selon les versions, et tout cela (“vraiment”) opérationnel entre 2008 et 2012 selon les versions, le programme d’acquisition vous répond avec un entrain roboratif “OK, c’est une affaire qui roule” ; et qu’on obtient, – et encore n’est-on pas au bout de notre peine, – un monstre dont le prix doit être quelque part entre $200 et $300 millions, incapable d’effectuer plus de 5% à 10% des missions envisagées, déclaré “opérationnel” en juillet 2015 pour une version d’une façon que tout le monde sait parfaitement faussaire, dont on juge qu’il parviendrait à un stade vraiment opérationnel, – s’il y parvient jamais, ce qui est la prédiction le plus courante, – entre 2022 et 2025 ... (On a reconnu le JSF).

Pour faire ce travail extraordinaire d’exploration d’un système bureaucratique à la mise en place et au développement duquel elle a fortement participé, l’USAF veut pour 2018 une super-machine intelligente, capable de penser par elle-même pour prendre les initiatives qui importent, etc. Gouré, particulièrement en verve, observe : “Est-ce qu’on saisit bien l’ironie du fait que l’Air Force demande au système d’acquisition” qu’elle sait absolument catastrophique jusqu’à une pathologie technologique peut-être incurable, “de développer un super-ordinateur pour se déplacer à l’intérieur de ce même système d’acquisition”, pour y comprendre quelque chose et tenter de remédier à ses vices innombrables ? “Qui oserait prédire dans quelle mesure la machine en question sera terminée à temps et selon les coûts attendus, ou si elle fonctionnera comme il est annoncé”, alors qu’elle est produite par le système même dont on sait qu’il est absolument faussée et pathologiquement impuissant à tenir ses engagements ? Gouré juge que l’USAF devrait plutôt suivre la formule de Arnold Punaro, ancien président du Defense Business Board du Pentagone. Punaro avait dit que si le Pentagone veut un système d’acquisition qui livre les produit promis à temps et à peu près dans les coûts annoncés, il devrait choisir la solution de rassembler les dizaines et les dizaines de milliers de pages de régulations établies par le système d’acquisition pendant des décennies, de prendre une allumette et d’y mettre le feu... Bref, en verve le Gouré.

«The Air Force wants a new supercomputer. Not as part of the Defense Innovation Initiative which seeks to more rapidly develop revolutionary military capabilities. Nor to process the data from ISR platforms operating against ISIS in Syria and Iraq. Nor to counter the massive, sustained and relatively successful attacks on Pentagon networks by Russia and other adversaries. Not even to figure out ways of penetrating China’s anti-access defenses and defeating its area denial capabilities. No, the Air Force has an even more impenetrable adversary in mind.

»Apparently, the Air Force finds defense acquisition so challenging that it is starting a program to develop a supercomputer to take on the task of dealing with the system’s impenetrable regulations, endless reporting requirements and overly-complex and cumbersome contracting processes. According to Military Times, the Air Force doesn’t want just any old computer but “a cognitive thinking machine, that can analyze vast quantities of data, track cost and benefits, and easily navigate the library of U.S. government codes and regulations.” The Air Force recently awarded a contract to develop this supercomputer with a target delivery date of 2018. [...]

»That the acquisition system has become increasingly complex, cumbersome and costly is not news to those who have to deal with it. Recent efforts at acquisition reform, which included directives to do away with unnecessary and counterproductive regulations and processes, have had no demonstrable impact on cost, schedule or performance... [...] The Air Force’s idea of using a supercomputer to attack the acquisition system reminds me of a suggestion made a few years ago by Arnold Punaro, the then-chairman of the Pentagon’s own Defense Business Board. As reported in Breaking Defense, Punaro declaimed that if the Pentagon wanted a system that delivered on time and doesn’t cost too much, then it should take decades of regulations, totaling thousands of pages, and “put a match to it.” Personally, I think Punaro’s solution would be more effective than that proposed by the Air Force.

»Does anyone else appreciate the irony that the Air Force is attempting to go through the existing acquisition system to develop a supercomputer to figure out how to navigate the acquisition system? Care to bet whether or not the new thinking machine will be delivered on time and on cost? Or that it will work as advertised? I hope the Air Force is collaborating closely with DOT&E to develop the appropriate test plan for its miracle machine.

»The supercomputer program has an inherent flaw. Its goal is to build a “natural language query system … to provide users insights into defense contracting statutes, regulations, practices, and policies.” This assumes that the acquisition system was built on the basis of rational thought which can be boiled down to a set of rules that can, in turn, be imbedded in search algorithms. In truth, the acquisition system defies the rules of logic, common sense and good business practices. Sometimes it even attempts to defy the laws of physics...»

Effectivement, disions-nous dans le texte, “Ainsi Rumsfeld avait-il raison”. Nous nous référions au Rumsfeld du 10 septembre 2001, le Rumsfeld du “jour d’avant”. Rappelez-vous, c’était le 10 septembre 2001 et nous en avions parlé longuement au matin du 11 septembre 2001, alors que les tours ed Manhattan étaient encore debout...

Donc, en attendant 9/11, nous écrivions ... «C'est assez rare pour être souligné : voilà un discours officiel qui mérite d'être lu et relu tant il a de significations profondes. Il s'agit du discours de Donald Rumsfeld, le 10 septembre 2001 au Pentagone. Un tel discours pourrait avoir été prononcé par Mao à la veille de la révolution culturelle, ou par Gorbatchev sur le point de lancer sa “glasnost”. Les références à la Guerre froide ne manquent d'ailleurs pas dans le discours de Rumsfeld: la bureaucratie monstrueuse du Pentagone est une sorte de dinosaure rescapé de la guerre froide, et une structure aussi archaïque et paralysante que la bureaucratie de l'Union Soviétique à la veille de la chute de l'empire soviétique.

»L'intervention de Rumsfeld implique qu'hors des pressions politiques, des pesanteurs qu'il représente, des choix qu'il a faits, l'homme est capable de porter un regard lucide sur la réalité qu'il doit affronter. Le discours tranche avec les habituelles mélopées politically correct, entendues quotidiennement sur les conseils des conseillers en communication. Nous serions tentés, dans un premier mouvement, de lui accorder une importance similaire à celle du fameux discours du 16 janvier 1961 du président Eisenhower, sur le complexe militaro-industriel. Rumsfeld juge, et c'est une image assez audacieuse pour être soulignée, que le monstre bureaucratique du Pentagone est une menace aujourd'hui aussi grave pour les USA que l'était hier l'Union Soviétique (les trois premiers paragraphes du discours sont à cet égard dignes de la mémoire, tant pour décrire la bureaucratie que pour décrire son emprise sur les États-Unis autant que sur le reste du monde).»

Ce discours du 10 septembre 2001 (qui était encore en ligne il y a deux ans sur le site du bureau du secrétaire à la défense au Pentagone, et qui ne l’est plus aujourd’hui, comme on le constate), commençait effectivement par ces remarques, englobant les trois paragraphes signalés dans la citation ci-dessus :

« The topic today is an adversary that poses a threat, a serious threat, to the security of the United States of America. This adversary is one of the world's last bastions of central planning. It governs by dictating five-year plans. From a single capital, it attempts to impose its demands across time zones, continents, oceans and beyond. With brutal consistency, it stifles free thought and crushes new ideas. It disrupts the defense of the United States and places the lives of men and women in uniform at risk.

» Perhaps this adversary sounds like the former Soviet Union, but that enemy is gone: our foes are more subtle and implacable today. You may think I'm describing one of the last decrepit dictators of the world. But their day, too, is almost past, and they cannot match the strength and size of this adversary.

» The adversary's closer to home. It's the Pentagon bureaucracy. Not the people, but the processes. Not the civilians, but the systems. Not the men and women in uniform, but the uniformity of thought and action that we too often impose on them. In this building, despite this era of scarce resources taxed by mounting threats, money disappears into duplicative duties and bloated bureaucracy—not because of greed, but gridlock. Innovation is stifled—not by ill intent but by institutional inertia. »

... Ainsi donc, le 10 septembre 2001, Rumsfeld nous avertissait que la véritable “existential threat” pour les USA, c’était la bureaucratie et les technologies dont elle use et dont elle est la productrice, – et non pas l’Iran, Daesh, et encore moins la Russie. Ainsi peut-on mieux mesurer le progrès accompli en quatorze années, particulièrement sous les auspices de l’étrange métaphysique de 9/11 qui conduit à l’enchaînement des esprits au déterminisme-narrativiste, tandis que le technologisme, opérationnalisé par la bureaucratie, poursuit sa course vers l’abîme. L’aventure du “supercomputer” que veut l’USAF pour enquêter sur ceux qui développent les “supercomputer” pour enquêter sur ceux qui développent le “supercomputer pour enquêter sur ceux qui développent le “supercomputer” pour enquêter... est aussi bien le sujet d’un immense et gargantuesque éclat de rire que d’un immense et kafkaïesque cri d’effroi devant le labyrinthe construit à partir d’une impasse de l’esprit appuyé sur un blocage de la raison qu’est devenue ce qu’on doit baptiser en ricanant avec désespoir une des pointes avancées de notre civilisation, – c’est-à-dire, n’est-ce pas, notre civilisation elle-même.

Il faut bien voir que la blague de Punaro telle que la rapporte Gouré n’est qu’une version plaisante et à peine caricaturée de ce que les “réformateurs” les plus sérieux ont réellement envisagé pour “réformer” le Pentagone. Ainsi Winslow Wheeler estimait-il le 13 octobre 2008 qu’un effort sérieux de réforme nécessiterait un “gel” sur un temps donné de tous les nouveaux programmes et projets, un audit extérieur venu d’organismes irréprochables (s’il y en a), en collaboration avec le GAO, c’est-à-dire en fait un effort menant à l'arrêt et à un véritable “démontage” du processus d’acquisition, qui serait ainsi mis à plat ou remis à zéro c'est cela, avant d’envisager de construire une nouvelle structure. Cela était évoqué en 2008, alors qu’on espérait encore vaguement que le candidat Obama qui allait vers son élection amènerait un véritable esprit de changement (“Yes, we can”). Depuis, on a vu ce qu’il est advenu du changement promis par Obama, Wheeler est parti à la retraite, l’USAF lance la fabrication de la machine-miracle qui pense à votre place et le JSF évolue, triomphant, dans le ciel éternellement bleu de la Californie de plus en plus gagnée par la tentation de s'installer comme un désert où règneraient en maîtresses la sécheresse et la canicule éternelle, sous “le soleil de Satan” de la crise climatique...

 

Mis en ligne le 28 août 2015 à 12H26