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4870Alastair Crooke embrasse toute la situation du monde, ou de notre-monde qui s’agite au fond de la nasse terrible et grouillante comme un nid de vipères que constitue, selon nous, la Grande Crise de l’Effondrement du Système. Il parcourt la longue ligne des certitudes de la “civilisation occidentale” (du bloc-BAO et de sa contre-civilisation, toujours selon nous) qui est proclamée comme un Mur infranchissable et promis à l’éternité postmoderniste et il en identifie les terribles fissures qui ne cessent de s’y creuser et de s’y agrandir.
...Et il s’interroge, incrédule et atterré après avoir observé que toutes ces fissures peuvent se transformer en fractures catastrophiques, – non, doivent se concrétiser dans ce qui est un « point d’inflexion » fondamental : « Pourquoi le risque inhérent à tout cela est-il si difficile à percevoir, ou à être reconnu ? » Malgré la forme, cette phrase est plus un constat qu’une question. Malgré ce que Crooke juge être, dans les diverses réactions de “résistance” dans ce qui était avant un establishment relativement stable et “maître des horloges”, comme autant de « fracture[s] psychique[s]dans une attitude cartésienne autrefois bien verrouillée », malgré touit cela rien de fondamental ne se passe. Ils ne voient rien, ils ne veulent rien voir... “Autant en emporte la catastrophe” qui gronde, et “avec moi le déluge”...
Le texte de Alastair Crooke, dont nous donnons une adaptation, a été publié dans sa forme anglaise originale dans Strategic-Culture.org le 8 avril 2019.
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Où que l'on regarde, il est évident que les élites de l'establishment de l’après-guerre sont sur la défensive. Certes, elles se tiennent dans l’attitude hautaine d’un Pangloss sûr de lui. Mais que ce soit en Grande-Bretagne, où un Premier ministre semble prêt à sacrifier l'avenir de son propre parti sur l'autel du maintien d’un lien arrangeant entre les grandes entreprises et les ambitions arrogantes de Bruxelles d’être un acteur économique mondial, rivalisant avec les États-Unis ou la Chine ; ou bien, qu'il s'agisse de l'empressement de Trump à mettre le système financier américain en péril sur les plans de la fiscalité et de la dette, afin de maintenir en état de bonne marche les rouages du complexe militaro-industriel, à un moment où les dépenses excessives du gouvernement américain menacent déjà de briser la “confiance” dont a besoin le dollar.
Ou bien encore, qu'il s'agisse de l'Europe, où le renversement brutalde politique de la BCE marque un énorme échec conceptuel...[C’est-à-dire la destruction et le transfert de richesse des épargnants de la zone euro, pour sauver les débiteurs ; et du grand public aux banques, gouvernements et grandes entreprises pour sauver leurs bilans]. Cela a contribué matériellement à faire de la zone euro un zombie économique et à radicaliser un électorat dans une extrême hostilité quasi-insurrectionnelle.
Ou bien encore, qu'il s’agisse du bafouillage manifeste de l'UE concernant le “débarquement” tonitruant de la Chine à Rome le mois dernier, annonciateur du changement des “plaques tectoniques” du commerce mondial. Peut-être les dirigeants de l'UE comprennent-ils que l'UE est déjà en cale sèche, prête à glisser vers de “nouvelles eaux” après une séparation fraternelle de l'ancienne “maison commune” de la relation transatlantique, pour une nouvelle vie dans laquelle trône le partenaire chinois. Si c'est le cas, on cherche en vain une pensée stratégique.
Ou bien encore, qu'il s'agisse de la surprise de l'establishment de politique étrangère de Washington devant l’entrée de la Chine et de de la Russie dans le “jeu”du “regime change” qui se joue au Venezuela ; ou de la même surprise devant l’insistance de la Turquie, membre de l'OTAN, à acheter les S400 russes, malgré les menaces proférées par Washington ; ou (encore plus inimaginable), qu’il s’agisse des petits Liban et Jordanie disant “non” aux États-Unis (sur le projet de Kushner de dépouiller le roi Abdallah de sa garde d'al-Qods à Jérusalem, ou dans le cas du Liban, en refusant de faire une “guerre des sanctions” contre ses concitoyens).
Le “front” ainsi passé en revue persiste mais les fissures apparaissent clairement. Ce qui est significatif, et si intéressant, c'est que la résistance s'infiltre maintenant dans les rangs de l'establishment lui-même. L'establishment n'a jamais été homogène, mais les révoltes internes dans ses rangs ont toujours été des blessures facilement cautérisées et rapidement cicatrisées. Ce n’est plus le cas maintenant, – les choses deviennent difficiles.
Dans l'ensemble, les élites de l'après-guerre sont ébranlées : la réaction à l'issue de l'enquête Mueller (contre un Trump rejeté par l’establishment) et la fureur de l'UE exprimée par Michel Barnier selon lequel il y a des malfaiteurs (Nigel Farage en particulier) qui « veulent détruire l'UE de l'intérieur et les autres de l'extérieur », ne sont en réalité que deux symptômes de la fracture psychique dans une attitude cartésienne autrefois bien verrouillée. Les concepts fondamentaux sont remis en question sur de nombreux théâtre d’opération.
La vieille contestation européenne des conservateurs à l'ancienne (avec un “c” minuscule) qui suspectaient instinctivement les grands projets utopiques et valorisaient l’autonomie et les institutions identitaire, retrouve toute sa vigueur contre l'étreinte contemporaine du millénarisme.
C'est ce qui s’impose avec fureur avec le Brexit, avec l’attaque contre la vanité jupitérienne de Macron, avec la nouvelle position dédaigneuse et non-conformiste de l'Italie ; avec le mépris non déguisé pour les “valeurs” européennes émanant de Varsovie, de Budapestet d'autres capitales des pays du groupe de Visegrad. Est-il vraiment concevable pour l'UE de maintenir sa position inflexible, à mesure que les défis se multiplient ?
Pourtant, malgré cette liste sans fin, malgré toutes les preuves qui s’accumulent pour nous dire que nous nous trouvons au bord de l'un de ces points d'inflexion d’une importance capitale, nous continuons à marcher, comme d'habitude – sûrs de nous, sûrs que nous nous en sortirons d’une façon ou l’autre, et “pas mal du tout”.
Mais y arriverons-nous vraiment ? Qu’est-ce qui justifie cet optimisme aveugle ? Nous entrons peut-être dans une récession mondiale. Pourtant, ni la Fed, ni la BCE n’ont les armes pour y faire face (comme elles l’admettent sans aucune hésitation), si ce n'est le recours à l'impression de billets supplémentaires, à la suppression des taux d'intérêt et aux achats d'actifs. Quel sera le résultat, cette fois ? Les banques centrales impriment et continueront à imprimer (déjà collectivement $1 000 milliards au premier trimestre). Au cours des cycles précédents d’inflation monétaire, les importations chinoises bon marché ont contenu l’inflation occidentale. Nous pouvions “imprimer” l’argent comptant, avec apparemment pas d’effets négatifs. Et la Chine nous avait effectivement “prêté” son stimulus de croissance.
Mais la conséquence négative de cette opération était tout de même présente, simplement dissimulée. L’“impression” monétaire représentait un énorme transfert de richesse d’une composante à l’autre. Le tissu de notre politique peut-il vraiment désormais assimiler de plus grandes inégalités, sans se déchirer, sans exploser ? Les Gilets Jaunes ne sont-ils pas un signal d’alarme pressant à cet égard, qui clignote au rouge ? Apparemment pas pour eux. Les marchés continuent de s'envoler. Mais les conséquences aujourd'hui totalement inévitables de la réaction des autorités monétaires face à la stagnation seront cette fois-ci que 60% des populations s’approcheront encore plus près du “bord de la falaise” économique (alors que les 40% restant volent à bonne hauteur, en toute sécurité) – et les jeunes deviendront les nouveaux chômeurs de longue durée.
Plus fondamentalement, la question est rarement posée : l'Amérique peut-elle vraiment redevenir grande (MAGA), son armée être totalement remise à flot et modernisée, son infrastructure civile remise à neuf, quand on part d'une situation actuelle (depuis le début de l'année) où son déficit en recettes fédérales est de 30%, où sa dette est maintenant si grande que les États-Unis pourraient seulement survivre en réduisant à nouveau les taux d'intérêt à une “zombification” de presque zéro ?
Et encore une fois, est-il vraiment possible de forcer les emplois manufacturiers à revenir sur le segment de coûts élevée aux États-Unis, à partir de leur délocalisation de zones à faible coût en Asie – dans le contexte d'une Amérique qui devient progressivement “plus chère” à cause ses politiques bloquées d’inflation monétaire, – à moins de faire chuter la valeur du dollar pour rendre cette plate-forme à coûts élevés à nouveau compétitive sur la scène mondiale ? Est-ce que MAGA est réaliste ; ou est-ce que la reconquête des emplois du monde à bas prix aux États-Unis prendra fin en déclenchant justement cette récession que les banques centrales redoutent tant ?
Et alors que les élites de l'après-guerre en Amérique et en Europe cherchent de plus en plus désespérément à maintenir l’illusion d'être l’avant-garde de la civilisation mondiale, comment vont-elles faire face à l’apparition d’une nouvelle puissance à vocation “civilisationnelle” à part entière, c'est-à-dire la Chine ? Comment l'UE réagira-t-elle face à un Pentagone obsédé par la Chine, la Chine, la Chine, alors que cette Chine est en train de prolonger jusqu’à l’Europe sa nouvelle “Route de la Soie” ? Va-t-elle – comme l'Amérique – opter pour le protectionnisme et promouvoir les fusions et les méga-entités pour concurrencer les grandes entreprises américaines et chinoises ? L'Europe est-elle même capable de contenir les États-Unis, alors que ces derniers mettent en place un endiguement militaire de la Chine, et attendent de l'Europe qu’elle suive cette voie ?
En Europe, le rage du plus grand nombre contre un “système” des élites françaises retranchées au profit d'un petit nombre menace de bouleverser la cohésion politique de la France. Au Royaume-Uni, le Brexit menace de détruire le système des partis politiques britanniques. Les divergences internes concernant les relations du Royaume-Uni avec l'UE n'ont jamais été aussi profondes, aussi marquées et aussi solidement ancrées qu'aujourd’hui. Les différences entre l'élite urbaine cosmopolite de Londres et le reste du pays n'ont jamais été aussi marquées. La question de savoir si, et dans quelle mesure, la Grande-Bretagne doit appartenir à une Europe qui est (selon Der Spiegel) « une domination... une puissance centrale exerçant un contrôle sur de nombreux peuples différents... et un Reich allemand dans le domaine économique », est devenue un clivage fondamental.
L’effet du Brexit dépasse le “Brexit” lui-même. Les anciennes allégeances partisanes ne fonctionnent plus et sont dépassées. Les deux grands partis sont divisés. Des militants autrefois loyaux qualifient les dirigeants de leur parti de traîtres – ou pire encore. Le signe d’appartenance à un parti n'est plus la classe ou l’origine familiale historique : il est “Êtes-vous ‘Leave’ ou ‘Remain’ ?”.
De tels changements tectoniques sont rares. Mais lorsqu’ils se produisent, ils laissent apparaître la possibilité d'un changement et d'un réalignement profonds. De nombreux Britanniques changent leur loyauté et les préférences dans lesquelles ils avaient vécu. De nouveaux partis et de nouveaux concurrents apparaissent. Les partis existants se fracturent — ou tentent de se réinventer – alors que le mépris populaire pour les partis et leurs dirigeants atteint des proportions astronomiques. Tout ce qui semblait solide est en train de fondre comme neige au soleil, avec des conséquences profondes pour l'avenir politique et même pour le système de gouvernance – alors que le parlement britannique est devenu une institution-“voyou” parce qu’il a fait comme s’il avait décidé d'usurper les prérogatives du gouvernement.
D’une façon courante désormais, les membres aux manières aimables des partis britanniques disent, après ce qui s'est passé au Parlement la semaine dernière, que seule une “révolution politique” peut restaurer la gouvernance légitime au Royaume-Uni. Incroyable. Lisez donc ceci :
« Nous sommes attristés par les machinations politiques quotidiennes, en fait heure après heure, du premier ministre, du Parlement et de l'establishment. Nous avons assisté à une réécriture de précédents constitutionnels, à un mépris flagrant des engagements pris dans les manifestes, à la modification des règles et à des mensonges à l'échelle industrielle.
» Tout cela pour garder un Royaume-Uni prisonnier du système de l'UE, vache à lait pour l'Allemagne et la bureaucratie de Bruxelles. Aucune hérésie n'est autorisée par la nouvelle inquisition. Ce qui est étonnant, c'est que nos classes supérieures continuent de croire que les “gens ordinaires” ne regardent pas et ne comprennent rien à ce qui se passe. »
D'un radical, peut-être ? Non, il s'agit d'une citation de l'ancien directeur général des chambres de commerce britanniques, avec 30 ans d'expérience au sein des gouvernements britannique et européen. L’establishment personnifié. Quand la résistance part de l'intérieur de l’élite, l’histoire suggère qu'il faut s’attendre à l’arrivée d’un long et très brutal conflit.
Il pourrait être rassurant de penser qu'il s'agit d'une réaction britannique et insulaire au Brexit, sans grande importance. Ce serait une erreur. Nous sommes à l'aube d'une inflexion. N'en est-il pas de même aux États-Unis, où les “Deplorables” (comme les “Confédérés” d’un autre temps) font face aux libéraux urbains du Nord, tout comme lors de la guerre civile américaine?
L'impasse au sein de l'UE n'est-elle pas en quelque sorte une répétition des luttes (essentiellement protestantes) des États-nations qui s'opposaient précisément à l'idée d'un empire européen voulant imposer sa “Lex Europa” rigide aux peuples divers, par une autorité centralisée et distante?
Cela se produit à un moment où les économies américaine et européenne sont si fragiles. Pourquoi le risque inhérent à tout cela est-il si difficile à percevoir ou à être reconnu?
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