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6475En octobre 2004, nous avions aussitôt noté avec le plus grand intérêt une révélation faite par le journaliste et auteur Ron Suskind, dans le New York Times du 17 octobre 2004. Nous en reprenions un extrait significatif, – essentiel pour nous, – dans un texte sur dedefensa.org du 23 octobre 2014. (Nous n’avons jamais, depuis, manqué de rappeler cet extrait, si significatif pour nous. Le cas le plus récent remonte au 12 juin 2014, d’ailleurs en suggérant que le mot “acteur” devrait être remplacé par “créateur” : “We’re history’s creators.”) Voici l’extrait de l’article de Suskind repris le 24 octobre 2004 :
«In the summer of 2002, after I had written an article in Esquire that the White House didn't like about Bush's former communications director, Karen Hughes, I had a meeting with a senior adviser to Bush. He expressed the White House's displeasure, and then he told me something that at the time I didn't fully comprehend – but which I now believe gets to the very heart of the Bush presidency.
»The aide said that guys like me were “in what we call the reality-based community,” which he defined as people who “believe that solutions emerge from your judicious study of discernible reality.” I nodded and murmured something about enlightenment principles and empiricism. He cut me off. “That's not the way the world really works anymore,” he continued. “We're an empire now, and when we act, we create our own reality. And while you're studying that reality – judiciously, as you will – we'll act again, creating other new realities, which you can study too, and that's how things will sort out. We're history's actors . . . and you, all of you, will be left to just study what we do.”»
Jusqu’alors, nous étions restés dans l’ignorance de l’identité de ce “senior adviser to Bush”, qui avait parlé dans ces termes à Suskind, jugeant d’ailleurs la chose assez secondaire par rapport à la déclaration. Un très récent, et d’ailleurs excellent comme d’habitude, article de Tom Engelhardt, le 20 juin 2014, qui reprend cette citation communiquée par Suskind en octobre 2004, nous indique en passant l’identité de la source : Karl Rove,
– «At the time, journalist Ron Suskind had a meeting with “a senior advisor” to President George W. Bush (later identified as Karl Rove)». Engelhardt cite la source initiale de l’identification de Karl Rove, Mark Dannier, le 10 mai 2007 : «...These words from “Bush’s Brain” – for the unnamed official speaking to Suskind seems to have been none other than the selfsame architect of the aircraft-carrier moment, Karl Rove...» (Notre ignorance était bien due à un ratage de notre part, in illo tempore.)
Depuis, nous avons vu évoluer la notion de virtualisme, jugeant qu’elle s’était largement dissolue et fragmentée dans un ensemble de narrative, du fait des revers constants de la politique américaniste, et de l’aggravation également constante de la situation américaniste, l’ensemble formant la crise de l’américanisme si l’on veut, qui se place dans le cadre de la crise d’effondrement du Système. Le Glossaire.dde du 27 octobre 2010 consacré au virtualisme et à la narrative nous explique ce point de vue, en même temps, bien sûr, qu’il donne une définition large et générale du virtualisme.
Pourquoi l’identification de Karl Rove, – bien tardive pour nous, qui ratâmes sa révélation, d’ailleurs faite bien discrètement, – nous paraît-elle importante, historiquement certes mais aujourd’hui encore ? Pour au moins trois raisons :
1) d’abord parce que ce fut un des personnages les plus importants de l’administration GW Bush, très proche du président, ayant formé le candidat GW Bush pour qu’il gagne la course à la présidence. Les déclarations retranscrites par Suskind n’étaient donc pas, comme nous l’avions pensé, l’interprétation juste mais un peu “allumées” d’un haut fonctionnaire certes, mais sans liens directs avec les “têtes pensantes” de la direction GW Bush. Elles exprimaient, directement et explicitement, la pensée dominante de cette direction ;
2) ensuite, parce que Rove était (et reste) un personnage particulièrement dur, cynique, un manipulateur de relations publiques, créateurs d’images selon un plan réaliste et, pouvions-nous penser, dépourvu de sentimentalisme et d’utopisme américanistes. L’on voit que ce n’est pas le cas : en plus d’être la crapule-Système qu’il est, Rove est aussi un “allumé”, utopique, un “croyant” dans le destin des USA, c’est-à-dire dans son exceptionnalisme... ;
3) le dernier mot ci-dessus introduit la troisième et dernière remarque : le lien psychologique évident et très ferme entre la direction Bush, GW en tête certes, et la direction Obama, BHO en tête re-certes. L’on sait que l’exceptionnalisme est largement à l’ordre du jour, surtout depuis le début de l’automne 2013 (voir le 2 octobre 2013) et encore plus récemment, où on en est quasiment venu à le mettre en avant pour définir une “doctrine” pour un système washingtonien paniquant devant l’effondrement de la puissance US. Pour nous, l’exceptionnalisme utilisé ouvertement quasiment comme une “doctrine” est un acte officiel pur de virtualisme, ou encore une narrative officielle déclinée, dans l’esprit où elle l’est, dans une position complète de déni de la vérité de la situation.
On trouve ainsi une unité psychologique et une unité de croyance dans toutes ces directions issues du “parti unique”, républicains et démocrates confondus, qui alimentent et développent par ailleurs la paralysie de Washington D.C. au gré de leurs querelles intestines. C’est une indication (et pour une bonne part, une confirmation) d’une spécificité très intéressante concernant la psychologie américaniste, et la psychologie-Système d’une façon plus générale, – et d’une spécificité irréformable puisqu’elle subsiste en complète contradiction avec les événements et leurs enseignements évidents. On est en effet souvent incliné à juger les dirigeants-Système, US particulièrement, comme des cyniques, des manipulateurs, etc. Ce petit développement nous montre qu’il n’en est rien ; même si leur croyance peut être jugée irrémédiablement faussaire, comme nous le faisons, “ils” n’en sont pas moins des croyants, c’est-à-dire avec une sincérité certaine dans leurs jugements et leur comportement, même si cette sincérité sert à exprimer des considérations également faussaires. Même un Obama, dont on pourrait croire que le détachement et la nonchalance impliquent une réelle distance des mots d’ordre enivrés du Système et des USA, est lui aussi un “croyant” (disons, un croyant détaché et nonchalant).
Cet aspect de la psychologie américaniste et de la psychologie-Système est un des meilleurs garants de l’issue de la bataille, et une explication fondamentale de la succession de revers et de défaites qu’ont connus les USA ces dernières années (depuis 9/11). En effet, leur “croyance”, même si elle prétend avoir des racines spirituelles (pseudo-spirituelles, sans le moindre doute), s’applique essentiellement sur des matières terrestres, – comme le montre le développement qu’on a vu se faire ces derniers mois, sans prendre garde au ridicule de la démarche, à propos d’une “doctrine de l’exceptionnalité” opérationnelle pour les USA. C’est-à-dire que l’exceptionnalité n’est plus simplement une référence symbolique des actes politiques et stratégiques, mais un élément constitutif de la politique et de la stratégie. C’est ce qui forme ce qu’on a connu comme le virtualisme dans sa phase la plus active et la plus influente, avec un Karl Rove affirmant qu’il était un des “créateurs de l’histoire”, et qui s’est perpétué et transmuté sous la forme d’un ensemble, ou système, de diverses narrative dont la structure éclatée et cloisonnée permet de recycler l’exceptionnalisme et d’affirmer, de défaite en défaite, l’inéluctabilité des victoires à venir, et du Système lui-même au bout du compte. (Cette situation renvoie également à la représentation proposée par Paul Craig Roberts en référence au film The Matrix [voir le 21 juin 2014].)
On trouve là l’argument principal pour substantiver le jugement, le plus souvent présent dans toutes nos analyses (voir le 21 juin 2014), selon lequel il n’y a à attendre aucun arrangement durable, aucun compromis avec les USA et avec la politique-Système. La certitude de l’inéluctabilité de la victoire (caractère de l’indéfectibilité de la psychologie américaniste) et de la pérennité absolue de la vertu (caractère de l’inculpabilité de la psychologie américaniste) garantissent effectivement cette rectitude de la conception et, partant, de la politique et de la stratégie. L’événement de l’attaque 9/11, qu’il ait été plus ou moins arrangé (car il le fut d’une manière ou d’une autre) a été inconsciemment utilisé, y compris par ceux qui ont participé à sa manipulation, pour renforcer ce trait de caractère effectivement tout à fait exceptionnel. Lorsqu’il disait à l’ambassadeur de France en partance, en novembre 2002, «Vous autres, Européens, vous n'imaginez pas l'ampleur de l'effet qu'a produit sur nous l'attaque du 11 septembre», le vice-président Cheney voulait signifier que l’exceptionnalisme américaniste, producteur de virtualisme puis du système des narrative, avait été définitivement inscrit dans tous les actes et pensées concevables du système de l’américanisme ; et lui-même, manipulateur de 9/11 d'une façon ou l'autre, prenait néanmoins cet événement comme un symbole et un événement d'une pureté totale pour caractériser l'évolution brutale de sa propre psychologie (l'évolution revenant en fait à l'exacerbation des caractères de la psychologie américaniste). La continuité entre GW Bush et BHO est, à cet égard, complète. Une telle unité et une telle continuité sont garantes du triomphe dans le meilleur des cas, quand tout “marche bien”, et de la chute d’effondrement brutale, quand plus rien ne “marche bien”. On en déduira ce qui importe pour la situation présente et son orientation.
Mis en ligne le 23 juin 2014 05H21