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2219Lisons les Fleurs de Baudelaire moins bêtement qu’à l’école. Et cela donne :
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel)…
On est dans les années 1850, au début du remplacement haussmannien de Paris. Baudelaire comprend ici l’essence du pouvoir proto-fasciste bonapartiste si bien décrit par son contemporain Maurice Joly ou par Karl Marx dans le dix-huit brumaire. Et cette société expérimentale s’est étendue à la terre entière. C’est la société du spectacle de Guy Debord, celle ou l’Etat profond et les oligarques se mêlent de tout, en particulier de notre « environnement ». C’est ce que je nomme la conspiration géographique.
La conspiration géographique est la plus grave de toutes. On n’y pense pas assez, mais elle est terrifiante. Je l’ai évoqué dans mon roman les territoires protocolaires. Elle a accompagné la sous-culture télévisuelle moderne et elle a créé dans l’ordre :
• Les banlieues modernes et les villes nouvelles pour isoler les pauvres.
• Les ghettos ethniques pour isoler les immigrés.
• La prolifération cancéreuse de supermarchés puis des centres commerciaux. En France les responsabilités du gaullisme sont immenses.
• La hideur extensive des banlieues recouvertes d’immondices commerciaux ou « grands ensembles » conçus mathématiquement.
• La tyrannie américaine et nazie de la bagnole pour tous ; le monde des interstates copiés des autobahns nazies qui liquident et recouvrent l’espace millénaire et paysan du monde.
• La séparation spatiale, qui met fin au trend révolutionnaire ou rebelle des hommes modernes depuis 1789.
• La décrépitude et l’extermination de vieilles cités (voyez Auxerre) au profit des zones péri-urbaines, toujours plus monstrueuses.
• La crétinisation du public et sa déformation physique (le docteur Plantey dans ses conférences parle d’un basculement morphologique) : ce néo-planton est en voiture la moitié de son temps à écouter la radio.
• La fin de la conversation : Daniel Boorstyn explique dans les Américains que la circulation devient le sujet de conversation numéro un à Los Angeles dans les années cinquante.
Dans Slate.fr, un inspiré, Franck Gintrand, dénonce l’horreur de l’aménagement urbain en France. Et il attaque courageusement la notion creuse et arnaqueuse de smart city, la destruction des centres villes et même des villes moyennes, les responsabilités criminelles de notre administration. Cela donne dans un de ses derniers textes (la France devient moche) :
« En France, cela fait longtemps que la survie du commerce de proximité ne pèse pas lourd aux yeux du puissant ministère de l’Economie. Il faut dire qu’après avoir inventé les hypermarchés, notre pays est devenu champion d’Europe des centres commerciaux. Et des centres commerciaux, ça a quand même beaucoup plus de gueule que des petits boutiquiers… Le concept nous vient des États-Unis, le pays des «malls», ces gigantesques espaces dédiés au shopping et implantés en banlieue, hermétiquement clos et climatisé. »
Il poursuit sur l’historique de cet univers totalitaire (pensez à Blade runner, aux décors de THX 1138) qui est alors reflété dans des films dystopiques prétendant décrire dans le futur ce qui se passait dans le présent.
La France fut ainsi recouverte de ces hangars et autres déchetteries architecturales. Godard disait que la télé aussi recouvrait le monde. Gintrand poursuit à propos des années soixante :
« Pas de centres commerciaux et multiples zones de périphérie dans «La France défigurée», célèbre émission des années 70. Et pour cause: notre pays ne connaissait à cette époque que le développement des hypermarchés (le premier Carrefour ouvre en 1963). On pouvait regretter l’absence totale d’esthétique de ces hangars de l’alimentaire. »
Le mouvement est alors ouest-européen, lié à la domination des trusts US, à la soumission des administrations européennes, à la fascination pour une fausse croissance basée sur des leurres (bagnole/inflation immobilière/pseudo-vacances) et encensée par des sociologues crétins comme Fourastié (les Trente Glorieuses). Dans les années cinquante, le grand écrivain communiste Italo Calvino publie un premier roman nommé la Spéculation immobilière. Ici aussi la liquidation de l’Italie est en marche, avec l’exploitation touristique que dénonce peu après Pasolini, dans ses si clairvoyants écrits corsaires.
En 1967, marqué par la lecture de Boorstyn et Mumford, Guy Debord écrit, dans le plus efficace chapitre de sa Société du Spectacle :
« Le moment présent est déjà celui de l’autodestruction du milieu urbain.L’éclatement des villes sur les campagnes recouvertes de « masses informes de résidus urbains » (Lewis Mumford) est, d’une façon immédiate, présidé par les impératifs de la consommation. La dictature de l’automobile, produit-pilote de la première phase de l’abondance marchande, s’est inscrite dans le terrain avec la domination de l’autoroute, qui disloque les centres anciens et commande une dispersion toujours plus poussée ».
Kunstler a très bien parlé de cette géographie du nulle part, et de cette liquidation physique des américains rendu obèses et inertes par ce style de vie mortifère et mécanique. Les films américains récents (ceux du discret Alexander Payne notamment) donnent la sensation qu’il n’y a plus d’espace libre aux Etats-Unis. Tout a été recouvert de banlieues, de sprawlings, de centres commerciaux, de parkings (c’est la maladie de parking-son !), d’aéroports, de grands ensembles, de brico machins, de centrales thermiques, de parcs thématiques, de bitume et de bitume encore. Voyez Fast Food nation du très bon Richard Linklater.
Je poursuis sur Debord car en parlant de fastfood :
« Mais l’organisation technique de la consommation n’est qu’au premier plan de la dissolution générale qui a conduit ainsi la ville à se consommer elle-même. »
On parle d’empire chez les antisystèmes, et on a raison. Ne dit-on pas empirer ?
Je rappelle ceci dans mon livre noir de la décadence romaine.
« Pétrone voit déjà les dégâts de cette mondialisation à l’antique qui a tout homogénéisé au premier siècle de notre ère de la Syrie à la Bretagne :
« Vois, partout le luxe nourri par le pillage, la fortune s’acharnant à sa perte. C’est avec de l’or qu’ils bâtissent et ils élèvent leurs demeures jusqu’aux cieux. Ici les amas de pierre chassent les eaux, là naît la mer au milieu des champs. En changeant l’état normal des choses, ils se révoltent contre la nature. »
Plus loin j’ajoute :
Sur le tourisme de masse et les croisières, Sénèque remarque :
« On entreprend des voyages sans but; on parcourt les rivages; un jour sur mer, le lendemain, partout on manifeste la même instabilité, le même dégoût du présent. »
Extraordinaire, cette allusion au délire immobilier (déjà vu chez Suétone ou Pétrone) qui a détruit le monde et son épargne :
« Nous entreprendrons alors de construire des maisons, d’en démolir d’autres, de reculer les rives de la mer, d’amener l’eau malgré les difficultés du terrain… »
Je laisse Mumford conclure.
« Le grand historien Mumford, parlant de ces grands rois de l’antiquité, parle d’une « paranoïa constructrice, émanant d’un pouvoir qui veut se montrer à la fois démon et dieu, destructeur et bâtisseur ».
Bibliographie
Bonnal – Les territoires protocolaires ; le livre noir de la décadence romaine ; les maîtres carrés
Debord – La société du spectacle
Kunstler – The long emergency
Mumford – La cité dans l’histoire (à découvrir absolument)