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5352Ces dernières décennies et dans le peloton de tête, tous les gouvernements belges ont confirmé leur détermination inébranlable à renforcer les capacités de défense européennes. En décembre 2016 au Conseil européen, la Belgique a mobilisé ses forces pour qu’un vaste plan visant à approfondir la coopération en matière de sécurité et de défense européenne soit approuvé. Le rythme s’est encore accéléré en juin 2017 avec la mise en place d'un Fonds européen commun de la défense chargé de financer les activités conjointes de recherche et développement des capacités militaires européennes.
Ces décisions capitales, emblématiques d’un cap politique cohérent et établi sur la durée font honneur à ce pays. La Belgique s’oblige sur le plan politique, militaire et financier à mettre en commun ses projets de dépenses en matière de défense afin de mieux recenser les lacunes, d'être plus cohérente et de bénéficier des économies d'échelle, dans le cadre d'un processus appelé "Examen annuel coordonné en matière de défense" (EACD).
La terminologie employée dans ces paragraphes est issue des textes officiels [1]. Ces chantiers ont été impulsés par la Belgique, promus d’une manière militante par ses dirigeants dans les enceintes européennes et présentés avec conviction face à une opinion publique secouée par les crises de crédibilité européenne qui se succèdent en Europe : du Royaume Uni à l’Italie, à la Hongrie, à la Pologne, à la Grèce…
Les mises en scènes médiatiques de ces nouveaux systèmes européens dotés de compétences aussi sensible que la sécurité et la défense affectent en effet radicalement posture, ambition et crédibilité du Royaume de Belgique. Pour que la dynamique soit confirmée et approfondie, ce pays vient encore de créer avec ses partenaires un cadre permanent de coopération en matière de défense entre les États membres qui le souhaitent et qui sont en mesure de développer conjointement des capacités de défense, d'investir dans des projets communs ou de mettre sur pied des formations multinationales. Des dizaines de projets sont censés être examinés par la Belgique et les autres participant à cette "Coopération structurée permanente" (CSP).
Depuis les premiers pas de l’Union européenne à Maastricht en 1992 jusqu’à ces engagements solennels récents, la Belgique a assumé avec ténacité les responsabilités acquises lorsqu’en 1957 elle a jeté avec l’Allemagne, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas les bases du projet européen. Elle s’est assurée depuis 60 ans que le cap initié à Six sera maintenu. Une bibliothèque complète des projets, des espoirs et des décisions en témoigne : le domaine de la défense en est la composante la plus concrète. Celle-ci est emblématique de l’ambition des États fondateurs. Après des décennies d’atermoiements, de convulsions stratégiques, l’Europe a négocié son tempo avec l’OTAN, sans dommage majeur pour le traité de l’Atlantique Nord, sans coup d’humeur fatal au lien avec l’allié américain. Elle a inscrit la sécurité européenne dans des actes fondateurs d’une souveraineté continentale raisonnable : rester maîtres de nos actes, résister aux rivalités entre grandes puissances, apporter l’apaisement là où la guerre toujours menace, est un acte de bon sens et de dignité.
Le Royaume-Uni nous quitte. Encore visible à l’horizon du Channel, il continuera – en pente douce désormais – à freiner ce que l’Union européenne construit sur ces dossiers depuis des décennies. Processus dont la dramaturgie s’inscrit sur le discours ambigu tenu par Londres entre dépendance américaine et entrisme européen, le BREXIT nous rappelle cruellement combien l’ambivalence est porteuse de tragédies, combien les proclamations atlantiques excessives devant une Europe qui a besoin de tous sont incapacitantes ; combien jouer sur plusieurs tableaux à la fois brise plus sûrement les liens entre alliés qu’un chantier politique sérieux et des engagements muris.
Très ancien pratiquant des affaires de sécurité européenne, je ne compte plus les confidences de ces diplomates belges entêtés mis au pilori par leurs collègues britanniques, de préférence à la dernière minute, pour bloquer toute dynamique européenne qui ne se rangerait pas sous la bannière américaine. Pas assez puissant pour bloquer tout, le Royaume-Uni n’a cessé de ralentir, d’alourdir, de réduire des progrès dans ces domaines.
Le Pentagone fait le compte des désastres stratégiques US depuis 30 ans (Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Yémen…). Dans un tel contexte et si elle n’est pas puérile (elle amuse beaucoup les industriels américains qui, gravement, s’appuient sur elle pour imposer leurs affaires), la dépendance européenne est inquiétante : les avertissements virulents de l’administration américain à l’adresse de tous les États du monde qui veulent s’équipent en matériel non-US sont édifiants. Rien n’arrêtera cette logique de l’America First « illibérale » : des alliés comme la Turquie, des partenaires stratégiques comme l’Arabie saoudite, l’Inde ou l’Égypte sont aujourd’hui menacés de lourdes sanctions s’ils ne renoncent pas à certains équipements russes ou autres.
C’est à ce tournant prévisible et permis par l’ambiguïté de quelques États engagés à reculons que la Belgique choisit de dire aux Européens : « Nos chantiers depuis 20 ans n’ont aucun intérêt. Renonçons. »
Sur le programme le plus coûteux d’équipement militaire, le plus structurant en matière technologique, le plus emblématique sur le plan politique et stratégique – le choix d’un avion de combat – un pays Fondateur renonce à son dossier international clé, abandonne les industriels européens et belges et achète un avion américain, le F-35. Au bas mot, ce sont 50 années de dépendance totale des États-Unis – technologique, militaire, tactique et opérationnelle – qui sont décidées. C’est la durée de vie moyenne d’un système de cette nature (comme le F-16 commandé en 1975).
Les mots ont peine à décrire la reculade opérée : incarnation de ce que les états-majors et les bureaux d’études désignaient alors comme le « système de systèmes », le Joint Strike Fighter (précédent nom du F-35) s’inscrit dans une chaine de commandement, de contrôle, de communication et d’intelligence (C3I) dont le cœur est américain – exclusivement. Sans feu vert US, aucun F-35 dans le monde ne décollera pour une mission opérationnelle (on peut parier que l’exception israélienne ne sera jamais confirmée). Les Émiratis ont fait les frais récemment des interdictions de vol américaines sur leurs propres F-16 Bloc 60. Leurs Mirages 2000-5 ont dû opérer seuls sur zones de guerre. On ne dit rien des petites coupures du GPS américain sur quelques théâtres d’opération européens…
« Système de système » a été sorti à dessein du vocabulaire industriel et militaire américain, comme me l’a rappelé ingénument un ingénieur de Lockheed-Martin : la désignation explicite d’un chef tous azimuts a été comprise comme contre-productive à l’expansion des marchés. On en reste à intégration, interopérabilité… qui blessent moins la dignité des clients à qui sont présenté des scénarios moins frustrants. Les professionnels savent bien de quoi il est question…
La prétention à l’indépendance opérationnelle belge est sans doute excessive au regard des rapports de force réels entre alliés. Qu’une certaine dépendance soit paralysante et extra-européenne alors que l’on navigue désormais entre sanctions américaines multiformes, embargos imposés, amendes aux entreprises, extraterritorialité des lois américaines sur le commerce devrait pourtant interdire de se lier les mains davantage ; que dire du choix fait de prolonger cette paralysie volontaire pendant 50 ans, pas un mois se passant sans que des redistributions de cartes économiques, financières et politiques ne reconfigurent la planète ?
D’autres États membres de l’Union européenne ont fait le choix du F-35. Outre le fait que certains s’en mordent cruellement les doigts (coût en croissance exponentielle, impasses technologiques, réduction en proportion du nombre d’avions en commande…), le processus qui les a conduits est imprégné de ce qui mène aujourd’hui au BREXIT. Ces pays ont de surcroît décidé il y a 15 ans (16 ans pour les Pays-Bas). La défense européenne était balbutiante. A l’image du Royaume-Uni qui confirme des options connues et hostiles au projet européen, ces pays ont investi dans le complexe industriel américain de la défense sur une foi quasi religieuse en la supériorité américaine, pas sur une analyse lucide des atouts technologiques Européens et Américains : qui se rappelle le fameux Technological Gap des années 1990, 2000 et au-delà ? Bien des champs opérationnels démontrent une efficacité opérationnelle européenne et des configurations technologiques souples et adaptée. Nombre d’entreprises européens ont démontré des capacités militaires de très haut niveau. Elles prouvent au point de le faire disparaître des écrans politiques, que le Technological Gap euro-américain était un concept commercial, pas un tableau de compétences que ne rechercheront d’ailleurs jamais à l’identique les deux rives de l’Atlantique.
A Bruxelles, la chasse au doute est lancée par ceux qui affichent une expertise sure : « Le F-35 bien sûr ne fonctionne pas, c’est une usine à gaz mais puisque ce sont les Américains, il fonctionnera bien un jour !... » C’est à croire que personne ici ne lit les auditions du Congrès, les articles de la presse aéronautique américaine et les rapports alarmants du U.S. Government Accountability Office (GAO) dans lesquels le damage control du programme F-35 n’a plus qu’un nom : vendre, vendre à toute vitesse pour éviter que les tares du système aérien ne soient fatales au programme.
25 ans après le début du programme d’études, 18 ans après son lancement, le F-35 est devenu à coup de rajouts budgétaires le programme industriel le plus cher de tous les temps : estimé à plus d’un trillion et demi de dollars, il inonde aujourd’hui les bases américaines de prototype …fabriqués en série : une méthode imparable (la fameuse technique du « Concurrency ») choisie quand l’affaire a commencé à mal tourner et pour que le programme ne puisse jamais être arrêté. Le Vice Adm. Mat Winter, patron du programme JSF/F-35 a reconnu en septembre 2017 (qui a vu cela en Europe ?) que tous les appareils produits recevront tant de modifications et des modifications tellement coûteuses avant d’être certifiés définitivement qu’il pourrait être plus économique de les remplacer par des neufs… Empilez les générations successives de technologies, on verra bien (« un jour ! ») comment les faire fonctionner ensemble ! (Les F-35 ne peuvent toujours pas communiquer avec les F-22 américains chargés de leur protection aérienne ; embêtant – car cela les Européens ne le disent (savent) jamais : le F-35 est un avion d’appui tactique au sol. Pas un chasseur aérien ou un système omnirole).
Le F-16 fut une œuvre d’art et de maîtrise des enjeux politiques. Vainqueur à l’origine d’un programme d’étude de faisabilité pour un démonstrateur aérien léger (Light Weight Fighter), lancé sous l’impulsion d’un ancien pilote d’essai (John Boyd) et d’un ingénieur système français (Pierre Sprey) début 1971, il n’avait à l’origine aucune vocation à équiper l’aviation américaine. Fin 1973 le YF-16 de General Dynamics fut de toute urgence basculé vers un véritable programme d’avion de combat et rebaptisé pour la cause en ACF (Air Combat Fighter) : les industriels américains s’étaient avisés que plusieurs pays européens cherchaient à renouveler les tristement célèbres F-104 Starfighter. Le premier YF-16 sortit d'usine à la fin de l'année. Il fit son vol inaugural le 2 février 1974. Un an plus tard soit à la mi-1975 (on en est 18 ans pour le F-35), l’avion sortait en série des usines de General Dynamics et en 1979 l’USAF recevait ses premiers appareils certifiés.
Le F-16 fut l’exact inverse du F-35 : mise au point en un temps record, léger, simple, de coût d’acquisition et d’exploitation abordable et fabriqué sur le continent pour ses clients européens. Les autorités belges se sont laissé convaincre par les experts (ceux qui ont un peu de « bouteille » connaissent bien comment fonctionne un expert) que l’Europe aura 30% des composants du F-35 sur le continent. Outre que cela se saurait (l’avion vole), on ne peut qu’être interdit devant la méconnaissance complète de la genèse du F-35 à ce niveau de responsabilité politique. La Belgique ne construira pas une miette du F-35 et ne recevra pas une miette de compensation du programme en dehors de quelques engagements de principe : les autres participants au programme bataillent déjà trop pour avoir leur part promise (et totalement « contrôlée » en techno) du processus industriel ou de maintenance. La Belgique en prime voit s’échapper toute opportunité de participation directe et entière à la modernisation des Rafales, Eurofighters ou autres Gripens, là où les bénéfices industriels eussent été considérables.
Coût immédiat du BELXIT : l’ambitieux programme franco-allemand SCAF d’avion de combat européen se fera sans Belges. Le paradoxe est que quelle que soit l’indignation belge à l’égard de ce panneau d’interdiction levé par une ambassadrice lucide, le tabou viendra beaucoup moins sûrement de Paris ou de Berlin que des ingénieurs américains de chez Lockheed-Martin ou du Pentagone pour qui l’entrée dans le « club fermé » du F-35 ne saurait être compatible avec des passerelles technologiques vers les concurrents européens !
Le Royaume-Uni en a fait l’amère expérience deux fois dans son désir de travailler avec Dassault Aviation : deux bureaux d’études conjoints en dix ans, deux équipes triées sur le volet et enthousiastes, finalement paralysées par les tabous américains qui empêchaient toute participation des ingénieurs britanniques à des concepts s’approchant des technologies américaines dans lesquelles les britanniques étaient un tant soit peu engagés (furtivité sur les avions de chasse et sur le drone FR-UK Telemos, etc.) Deux essais pour rien des deux plus grandes puissances militaires européennes – interdites de fiançailles par le protecteur d’outre atlantique.
Londres est resté otage de cette logique, absent sur le drone franco-italo-allemand MALE (Airbus Defence and Space, Dassault Aviation, Leonardo-Finmeccanica) ; idem pour le NeuRon européen (France, Grèce, Suède, Espagne, Italie) piloté par Dassault. Il est des coopérations qui ne sont même pas envisagées… La file d’attente pour participer au programme d’avion de combat futur britannique Tempest Concept (MBDA, Leonardo Finmeccanica…) ne saurait tarder à faire l’objet de l’attention soutenue des conservateurs américains plus vigilants que jamais sur les quelques secrets technologiques partagés avec sa Gracieuse Majesté.
La Belgique a-t-elle compris le BREXIT ? Vouée à remplacer le Royaume-Uni autour de la table du Conseil européen lorsqu’il faudra verser les contributions au Plan d’action Défense [2], elle perd définitivement son statut de pays fondateur et la légitimité qui en découle. Regardée avec ironie par ses voisins néerlandais (plus francs atlantistes depuis le début) ou luxembourgeois (plus riches), elle verra arriver ses premiers « prototypes » de F-35 au moment où l’Europe de la défense aura cédé sous les coups de ses inventeurs les plus déterminés. A moins que, la situation mondiale l’imposant, les vrais Européens marquent le coup, investissent et réussissent à maintenir et développer en commun des capacités industrielles. Mais cela se fera sans le Royaume de Belgique.
Économies d’échelle, développement industriel européen dans le domaine de la défense, etc. a signé encore récemment le gouvernement fédéral – sans rire. Les Américains ne partagent jamais une technologie sensible avec leurs partenaires. Allemands, Français… y sont en Europe aujourd’hui obligés et en font publiquement acte politique et de crédibilité. Cécité belge.
Les Anglais avaient à composer flegmatiquement avec le « No » US. Ils s’en vont. Il restera bien une crédibilité belge au Conseil européen pour répliquer à la pluie d’offensives politico-commerciales américaines contre l’Europe. Taxer les F-35 à l’importation par exemple…
BREXIT Soft et BELXIT Hard ? Monnet, Schuman, Paul-Henri Spaak et nos industriels croient rêver.
(Ancien fonctionnaire européen)
(1) On ne résiste pas aux textes officiels. Un exemple suffit pour décrire le renoncement aux engagement solennels. Un extrait des Conclusions du Conseil européen sur la sécurité et la défense de juin 2017 apparaît en fin d’article.
(2) Le plan d’action a déjà pour mission trois programmes : la mise en place un Fonds européen de la défense, les investissements dans le secteur de la défense ; le renforcement du marché unique de la défense. L’objectif est de renforcer l'efficacité au regard des coûts des dépenses militaires, d’améliorer la coopération dans le domaine de la défense et de consolider la base industrielle.
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Conclusions du Conseil européen sur la sécurité et la défense, 22/06/2017 (extrait) :
7. Le développement conjoint de projets capacitaires décidés d'un commun accord par les États membres en vue de remédier aux lacunes majeures qui existent et de mettre au point les technologies de demain est primordial si l'on veut atteindre le niveau d'ambition de l'UE approuvé par le Conseil européen en décembre 2016. Le Conseil européen accueille avec satisfaction la communication de la Commission relative à un Fonds européen de la défense, qui comporte un volet "recherche" et un volet "capacités", et attend avec intérêt sa concrétisation rapide. Il appelle à la conclusion rapide d'un accord sur la proposition relative à un programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense afin que celui-ci soit mis en œuvre sans tarder, avant que des programmes de plus grande envergure puissent être envisagés à moyen terme. Le Conseil européen appelle les États membres à recenser des projets capacitaires appropriés pour le Fonds européen de la défense et pour le programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense. Le Conseil européen invite les États membres à continuer de travailler sur des options concernant la passation conjointe de marchés portant sur des capacités dans le cadre du Fonds européen de la défense, sur la base de mécanismes de financement solides. L'objectif est de fournir des capacités, de doter l'industrie de défense européenne d'une base compétitive, innovante et équilibrée à l'échelle de l'UE, y compris par une coopération transnationale et une participation des PME, et de contribuer au renforcement de la coopération européenne en matière de défense, en exploitant les synergies et en mobilisant un soutien de l'UE venant s'ajouter au financement assuré par les États membres. Le développement industriel européen dans le domaine de la défense nécessitera également que l'UE soutienne les investissements des PME et les investissements intermédiaires (sociétés à moyenne capitalisation) dans le domaine de la sécurité et de la défense. À cet égard, le Conseil européen invite une nouvelle fois la Banque européenne d'investissement à examiner des mesures en vue de soutenir les investissements dans les activités de recherche et développement en matière de défense. (…)
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